Survie

« C’est Hubert Védrine 
qui devrait être devant un tribunal »

rédigé le 30 avril 2022 (mis en ligne le 28 juin 2022) - Laurène Lepeytre

Le 18 février 2022, le tribunal correctionnel de Paris a accueilli un petit événement : une confrontation directe entre l’ancien secrétaire général de l’Élysée au moment du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, Hubert Védrine, et un ex-officier de l’Armée de terre française ayant participé à l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994), Guillaume Ancel.

Hubert Védrine, au cœur de la politique de l’Élysée de 1991 à 1995, poursuit Guillaume Ancel pour « diffamation publique envers un fonctionnaire public », « diffamation publique envers un particulier » et « injure publique envers un particulier ». En cause : 24 tweets et phrases tirées d’articles publiés par Guillaume Ancel entre le 26 mars et le 3 juin 2021. En matière de diffamation, il y a deux manières d’obtenir une relaxe. Soit l’on opte pour l’« exception de vérité », qui consiste à démontrer point par point que les propos poursuivis sont avérés. Soit l’on plaide la bonne foi, arguant que les propos poursuivis font partie du débat, qu’ils ne sont pas l’objet d’une animosité personnelle, que le but poursuivi est bien le débat d’opinions et non la diffamation. C’est cette seconde option de défense qu’a choisie Guillaume Ancel.

Un officier français
 aux « portes de l’enfer »

Dans ses prises de position sur son compte twitter ainsi que sur son blog « Ne pas subir », Guillaume Ancel met en cause Hubert Védrine : il lui reproche le déni de ses responsabilités personnelles et de celles de l’État français dans le soutien aux génocidaires pendant la perpétration du génocide, ainsi que le soutien aux génocidaires en fuite, tant juste après le génocide que plus tard, en n’agissant pas pour les traduire en justice.
Après le rappel des faits et la synthèse des éléments par le tribunal, le prévenu Guillaume Ancel est appelé à la barre. Il revient sur son expérience au Rwanda en 1994 où il avait été envoyé dans le cadre de l’opération Turquoise, notamment comme officier de guidage des frappes. Il explique avoir été le témoin, entre autres, d’une livraison d’armes à l’armée rwandaise en fuite, malgré l’embargo : « Il est impossible de livrer des armes sans l’autorisation de l’Élysée. Qui, à l’Élysée, a donné cette autorisation ? À mon sens, le secrétaire général de l’Élysée a donné son avis, a vu passer la note. Les choses les plus compliquées se passent toujours à l’oral, mais Hubert Védrine était l’interface. » Ancel rappelle que le rapport Duclert conclut à des « responsabilités lourdes et accablantes » de la France, et qu’il est donc légitime de se demander qui peut avoir pris ces responsabilités. Aujourd’hui, Guillaume Ancel est directeur de la communication de l’Agirc-Arrco. « J’ai une vie agréable mais je n’ai jamais pu accepter qu’on taise aux Français ce qui s’est passé. Je suis fier de cette démocratie dans laquelle je vis. Je trouve normal que ce débat puisse avoir lieu. » À la question de l’avocat de Védrine, Me Mennucci, de savoir s’il considère que le ministre Hubert Védrine a utilisé ses fonctions entre 1997 et 2002 pour étouffer ses responsabilités, Ancel répond sans hésiter : « Je pense que ça fait 27 ans ! »

Les témoins : accusation confuse, défense rigoureuse

Côté partie civile, Hubert Védrine produit d’abord des témoignages écrits : celui du constitutionnaliste et politologue belge Filip Reyntjens, connu pour ses positions minimisant le rôle de la France et proposant une réécriture de l’histoire du génocide des Tutsis ; celui du journaliste Stephen Smith, régulièrement étrillé par les spécialistes du génocide et plus généralement de la Françafrique ; celui du photographe Patrick Robert, connu pour nier la responsabilité de la France et contester les conclusions du rapport Duclert, et pour finir, celui de la journaliste Marie-Roger Biloa, négationniste patentée.
Après une courte suspension d’audience, c’est au tour du seul témoin de Védrine présent d’être appelé à la barre. Catherine Lamour est productrice de télévision et ex-membre du Conseil d’administration des Rencontres photographiques d’Arles dont Hubert Védrine est président non-exécutif (en retrait depuis juillet dernier). Son témoignage est hésitant, décousu, la plupart du temps dépourvu d’argumentation et pétri de généralités essentialisantes sur l’Afrique. On en retiendra qu’elle est juste « choquée » qu’on s’en prenne à Hubert Védrine parce que c’est Hubert Védrine et « choquée » qu’on ne s’en prenne qu’à un seul homme, qui n’est « sans doute pas responsable ». Ultime détail, elle justifie la préparation du génocide par la peur du retour des Tutsis en exil et présente la France comme la réconciliatrice et l’architecte des accords d’Arusha. Les juges et la procureure n’ont pas de questions. Me Élise Le Gall, l’avocate d’Ancel, pose deux questions. Les réponses évasives de Catherine Lamour achèvent de démontrer sa légèreté et son manque de connaissance du sujet.
Le premier témoin du prévenu est François Graner, chercheur en physique, membre de Survie, auteur de Le sabre et la machette (Tribord, 2014), puis co-auteur avec Raphaël Doridant de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020). Il affirme que, s’il n’y a jamais eu de volonté génocidaire de la part de la France, des alertes existaient pourtant sur les intentions génocidaires du pouvoir que la France soutenait. S’appuyant sur ses recherches déjà publiées ainsi que sur les archives ouvertes après la publication du rapport Duclert en avril 2021, il ne laisse aucun doute sur le niveau de connaissance des faits et de leur gravité au moment où ils se produisaient, insistant sur les remontées d’informations régulières et précises faites en particulier par les services secrets français : « D’après les archives que j’ai pu consulter, Hubert Védrine était une personne pivot dans la politique française au Rwanda. […] Mais il n’a cessé de se défendre. Il justifie le soutien aux Hutus car, étant plus nombreux, il était juste, selon lui, qu’ils gouvernent le Rwanda. Ensuite, le secrétaire général de l’Élysée reconnaît la livraison d’armes françaises, visant à bloquer le FPR. Il précise que cela n’a rien à voir avec le génocide des Tutsis. » Le chercheur poursuit en expliquant que les livraisons d’armes ont permis au gouvernement intérimaire de se maintenir au pouvoir pendant trois mois, que plus de 20% des morts du génocide ont péri par les armes à feu notamment de l’armée et de la garde présidentielle rwandaises. Il mentionne aussi l’aide apportée par Hubert Védrine à Augustin Ngirabatware, qui ensuite a été condamné à trente ans de prison par la justice internationale (cf. Billets 316, avril 2022). Il termine son témoignage en attaquant la fiabilité de l’un des témoins de Védrine, le journaliste Stephen Smith, qui officiait alors comme responsable du service Afrique de Libération, rappelant qu’après avoir été très critique du rôle de la France avant le génocide, il a ensuite été le porte-voix du pouvoir.
Le dernier témoin à s’exprimer pendant l’audience est l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Selon lui, Guillaume Ancel est un lanceur d’alerte qui constate les ambiguïtés de la politique française. Le rapport Duclert est venu corroborer ce qu’il n’a de cesse de dénoncer depuis des années, notamment le fait qu’un petit groupe de décideurs a préempté la politique française au Rwanda pour soutenir un gouvernement génocidaire. L’historien cite Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères en 1994, et le général Sartre pour appuyer son propos. Ensuite, sans accuser directement Védrine de négationnisme, il fait mention, citations à l’appui, du livre de Judi Rever Rwanda. L’éloge du sang [sorti en 2020 et reprenant, entre autres positions négationnistes, les thèses du double génocide et de l’attentat du 6 avril commis par le FPR, ndlr], pour souligner que Védrine en a fait l’éloge et la promotion à plusieurs reprises. Il conclut son témoignage sans équivoque : « C’est Hubert Védrine qui devrait être dans un tribunal » sur le banc des prévenus. Me Mennucci demande à Stéphane Audoin-Rouzeau de quels chefs d’accusation son client devrait répondre. Réponse cinglante du témoin devenu procureur : « Complicité de crime de génocide et complicité de crime contre l’humanité. »

Hubert Védrine, 
l’ignorant bien renseigné

Hubert Védrine se lève et rejoint la barre. Il s’excuse d’avoir une voix enrouée. « J’endure depuis 27 ans des accusations. […] Trop, c’est trop. Je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas répondre. Je n’ai joué aucun rôle dans l’affaire et j’ai d’ailleurs eu l’occasion de rencontrer Kagame ensuite, en 2001, 2002, on a parlé de la situation au Congo. Si les accusations étaient vraies, il ne m’aurait jamais reçu. » Hubert Védrine tente sans grand succès de se départir de l’attitude méprisante qu’il montre d’habitude lorsqu’il est interrogé publiquement. Il parle sans notes, sur un ton nonchalant. Il n’y met ni forme ni efforts, sûr de sa bonne foi. Il répète que, selon lui, l’intervention de la France n’a pas conduit au génocide mais aux accords d’Arusha. Concernant sa responsabilité, il minimise son rôle : « De [19]91 à [19]95, j’avais mille choses à traiter. Je ne me suis jamais occupé spécialement de l’affaire. » Quelques instants plus tard, Védrine se contredit : « J’en parlais tous les jours avec Juppé. Moi je pensais qu’on ne pouvait pas revenir comme ça [au Rwanda, ndlr]. Il nous fallait la logistique américaine. » Citant le général Sartre, engagé au Rwanda en 1994, Me Le Gall rappelle que le secrétaire général de l’Élysée coordonnait la politique décidée par Mitterrand. Védrine reprend alors sa litanie : « Je n’ai jamais rien géré, je n’ai jamais été coordonnateur », « Je n’ai rien coordonné. »
Pour finir, son avocat, Me Mennucci, salue le fait que « le temps d’une après-midi au moins, il y aura eu un débat contradictoire sur le rôle de la France dans le génocide rwandais, ce qui n’est pas le cas sur les réseaux sociaux. » Étrange satisfecit, puisque depuis la parution du rapport Duclert, la responsabilité de la France est établie. Me Mennucci poursuit son argumentaire douteux : « Le juge doit-il, au nom d’un impératif de vérité, renoncer à protéger l’honneur de la personne visée ? […] Je ne crois pas que la controverse historique autorise tout cela. » ll ne tente pas de prouver une éventuelle mauvaise foi de Guillaume Ancel et se borne à appeler au respect de la présomption d’innocence. Il demande un euro symbolique de dommages et intérêts et le retrait des publications.
La procureure de la République rappelle alors au tribunal ce qu’il va être tenu de juger. Elle élimine cinq citations incriminées qui, selon elles, ne relèvent manifestement pas de la diffamation publique envers un fonctionnaire.
Au terme de presque sept heures d’audience, la dernière prise de parole revient à l’avocate du prévenu : « Une nation se grandit toujours d’éclairer les zones d’ombre de son histoire. Tous ont reconnu le rôle de la France, même [Bernard] Kouchner. Mais une position est apparue isolée, celle de Védrine. Alors oui, Guillaume Ancel a cherché légitimement à interpeller Hubert Védrine pour obtenir des explications. Pour Hubert Védrine, la liberté d’expression s’arrête là où commence une vérité qui dérange. »
Le jugement sera rendu le 16 mai 2022. La désinvolture manifeste avec laquelle ce procès a été abordé par Hubert Védrine et son avocat a surpris dans les rangs des soutiens de Guillaume Ancel. Ce procès aura été l’occasion de confirmer qu’Hubert Védrine fait toujours preuve d’une légèreté indécente face aux enjeux de cette affaire. Il demeure la gardien du temple mitterrandien et le porte-parole de tous ceux qui continuent à nier les responsabilités françaises dans le génocide des Tutsis.
Laurène Lepeytre et Paul Cazard

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