Survie

« Seule la justice 
me rendra ma dignité »

rédigé le 4 avril 2022 (mis en ligne le 30 juin 2022) - Laurence Dawidowicz

Vingt-huit ans après le génocide perpétré contre les Tutsis, la plupart de ceux qui l’ont commis ont été jugés au Rwanda ou ailleurs. Cependant, certains d’entre eux échappent encore à la justice et vivent sur le sol français, en bénéficiant de l’indulgence des autorités.

Depuis la fermeture tant des gacaca (justice transitionnelle mise en place dans tout le Rwanda pour juger les auteurs du génocide) que du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, seules les juridictions nationales des Etats signataires de la Convention pour la compétence universelle poursuivent l’œuvre de justice. La loi du 22 mai 1996 ayant attribué compétence universelle au juge français pour connaître des crimes les plus graves commis pendant le génocide des Tutsi au Rwanda, on peut juger en France un étranger résidant en France pour des crimes commis à l’étranger sur des étrangers.
La France se targue de ne pas être un refuge pour les auteurs de crimes contre l’humanité, néanmoins entre 1995 et 2012, la justice française ne s’est jamais saisie d’elle-même de dossiers de suspects de génocide. À une exception près, le parquet n’a en effet jamais été à l’initiative d’une information judiciaire : il a attendu que des associations rassemblent elles-mêmes des informations sur la présence en France de suspects sans s’appuyer sur les dossiers pourtant très documentés de l’OFPRA (Office Français pour la Protection des Réfugiés et des Apatrides) qui refusait l’asile pour suspicion de participation au génocide.

L’indigence de la justice française : un choix politique

Les juges en charge des dossiers avant l’existence d’un Pôle spécialisé en 2012 se sont plaints à leur hiérarchie et devant les médias de ne pas avoir les moyens d’instruire dignement ces dossiers. La France a aussi été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2004 pour non-respect d’un temps raisonnable pour juger (voir le communiqué de presse de Survie, aux côtés d’autres associations, le 10 juin 2004). Ces délais insupportables concernent aussi d’autres dossiers.
Ainsi, des rescapées qui ont porté plainte en 2004 pour viol contre des soldats français de l’opération Turquoise voient cette procédure s’enliser, notamment car le juge se heurte au silence de l’armée rendant impossible l’identification des suspects. Le film « Le silence des mots » de Gaël Faye et Michaël Sztanke qui sera projeté sur Arte le 23 avril 2022 à 18h35 leur donne enfin la parole. Le titre du présent article est une phrase extraite de ce film.

Protection des génocidaires

Hélas, le manque de moyens de la justice française n’est pas la seule explication de la lenteur des poursuites contre les génocidaires vivant sur notre sol.
Le cas d’Augustin Ngirabatware, ancien ministre du plan du gouvernement intérimaire rwandais de 1994, est exemplaire à cet égard. Installé au Gabon, il obtient en 1998 du service des immunités et privilèges du Quai d’Orsay - quand Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères, ne voyait pas comment on pouvait dire que la France avait favorisé les génocidaires (LCI, 04/05/98) - une carte spéciale servant de titre de séjour en France. Le TPIR lance un mandat d’arrêt contre lui en août 1999. Mais le jour prévu pour son arrestation à Paris, M. Ngirabatware a quitté son domicile pour Libreville... Sollicitées par le TPIR, les autorités gabonaises le laissent disparaître. Il n’est arrêté qu’en 2007, à Francfort, avant d’être transféré au TPIR à Arusha (Tanzanie), où son procès a eu lieu. Il a été jugé coupable de génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide et viol en tant que crime contre l’humanité et condamné à trente ans de prison. Selon André Guichaoua, le soutien dont a bénéficié le suspect s’explique par la crainte que ne soient révélés ses liens avec des personnalités étrangères, « non pas les liens professionnels, mais les liens explicitement politiques et, pour certains d’entre eux, d’affaires » (Le Monde Diplomatique, 09/2010).

Extrader ou juger

Depuis la création du Pôle crimes de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité seuls quatre Rwandais ont été jugés en France et condamnés à ce jour (parmi eux, Claude Muhayimana, dont la condamnation n’est pas définitive puisqu’il a fait appel) alors que le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda a déposé trente-quatre plaintes. La Cour de cassation française refuse d’extrader les accusés vers le Rwanda comme l’ont fait pourtant le TPIR et les justices canadienne, danoise, suédoise. Ce refus d’extrader est d’autant plus scandaleux que la justice française n’a ni les moyens ni, peut-être, le soutien politique nécessaire – malgré les déclarations du président Macron à Kigali en mai 2021 – pour juger dans des délais raisonnables ces dizaines de présumés génocidaires. C’est donc au compte-gouttes que de nouveaux procès ont lieu.

Laurent Bucyibaruta 
devant les Assises

Le prochain accusé à être jugé est Laurent Bucyibaruta, poursuivi pour complicité de génocide et de crime contre l’humanité. Il était préfet de Gikongoro où se trouvaient des troupes de l’opération militaro-humanitaire Turquoise. Son procès ne pourra manquer d’aborder leur rôle. D’autant que les militaires de Turquoise avaient reçu comme instruction de l’Etat-Major français d’inciter les « autorités locales rwandaises, civiles et militaires » à « rétablir leur autorité » (Ordre d’opérations de Tuquoise, 22 juin 1994).
La plainte contre Laurent Bucyibaruta a été déposé par la FIDH et Survie le 5 janvier 2000. Le TPIR s’est saisi de cette plainte mais avant sa fermeture l’a renvoyé en 2007 devant la juridiction française. La procédure a repris surtout grâce à la création du Pôle spécialisé dans la lutte contre les crimes contre l’humanité en janvier 2012 au sein du Tribunal de Grande Instance de Paris.
Après la clôture de l’instruction en 2017, l’accusé a été renvoyé devant la Cour d’assises de Paris, où se déroulera son procès du 9 mai au 12 juillet 2022.
Laurence Dawidowicz

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