Survie

Désarticulation de Barkhane dans un Sahel meurtri

rédigé le 10 juillet 2022 (mis en ligne le 10 septembre 2022) - Raphaël Granvaud

Un an après les annonces de Macron sur la « transformation profonde de notre présence militaire au Sahel », cette dernière a effectivement été enclenchée, mais pas pour les raisons ni selon les modalités imaginées par l’exécutif français. Par ailleurs, la réponse exclusivement sécuritaire au djihadisme n’a rien réglé et le drame vécu par les populations sahéliennes ne cesse de s’aggraver.

C’est la rupture des relations avec la junte militaire au Mali qui a contraint la France à retirer son armée du pays et à précipiter la réorganisation de son dispositif militaire dans la région. Après environ 10 ans de « lutte contre le terrorisme » au Sahel, le constat d’échec est patent et l’opération Barkhane est aussi de plus en plus contestée par les populations des pays dans lesquels elle se déploie. Pour faire oublier l’humiliation d’un retrait contraint, les autorités françaises ont préféré parler de « réarticulation de notre effort et de notre combat contre le terrorisme » (Le Drian, LCI, 18/02/22). Des éléments de langage répétés en boucle par les diplomates et les militaires (AfricaIntelligence.fr, 24/06/22). Mais c’est plutôt la désarticulation de tout le dispositif lié à l’opération Barkhane à laquelle on assiste aujourd’hui.

Château de cartes

En mai, le Mali s’est retiré du G5-Sahel (dont la Force conjointe est tenue à bout de bras par la France mais n’a jamais vraiment réussi à prendre son envol) au motif que le Niger refusait de le laisser accéder à la présidence tournante tant que sa situation politique intérieure ne serait pas normalisée. « Le G5 Sahel est mort », a alors constaté le président nigérien Mohamed Bazoum (Entretien à La Croix et L’Obs, 18/05/22), et les tentatives de médiation du Tchad se sont soldées par un échec. Par ailleurs, le mandat de la Mission de l’Onu au Mali, la Minusma, vient d’être reconduit pour un an, mais certains des pays contributeurs s’interrogent sur leur participation en l’absence du soutien militaire français. De plus, l’activité de la mission sur le terrain et sa liberté de circulation sont remises en cause par les autorités maliennes qui refusent de laisser les agent.e.s de l’ONU enquêter sur les effroyables massacres commis par ses forces armées épaulées par les mercenaires russes de Wagner. La mission européenne de formation des soldats maliens (EUTM-Mali) a également fermé boutique après avoir tenté de maintenir une présence et une activité réduite sur place. La France poussait en ce sens, tandis que certains autres pays européens auraient souhaité maintenir une présence minimale pour ne ne pas céder toute la place aux Russes. Enfin la force Takuba, regroupement de forces spéciales de quelques pays à l’initiative de la France (indûment qualifiée de « force européenne »), a également été la victime collatérale de l’affrontement franco-malien. Le renvoi des militaires danois, à peine débarqués en janvier dernier, avait déjà refroidi les quelques autres pays participants que la France avait peiné à convaincre. Après avoir tenté de replier le dispositif sur le Niger voisin, la France a finalement signé son acte de décès le 1er juillet dernier.

Des leçons à tirer ?

Il est néanmoins interdit de parler d’échec en Macronie. À en croire Le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, la présence française aurait évité l’établissement d’« une forme de califat islamique » et aurait permis d’« endiguer les menaces de ces groupes qui se réclament et d’Al-Qaïda et de Daech » tout en rendant possible que « les forces africaines soient à même, elles-mêmes, d’assurer leur propre sécurité ». « Ces trois objectifs, ils ont été atteints », assurait-il en février dernier dans l’entretien déjà cité. Un constat optimiste, pour ne pas dire fallacieux. Macron s’obstine quant à lui à mettre en avant la comptabilité du nombre de chefs djihadistes « neutralisés » pour récuser le fiasco (JeuneAfrique.com, 17/02/22), quand bien même ses officiers nous expliquent régulièrement que ce n’est pas le critère du succès. À la rigueur, le chef d’état-major des armées, le général Burkhard, concède devant les parlementaires que « la situation actuelle [il parle du retrait du Mali] est probablement due à un engagement trop direct de la France. Nous avons une part de responsabilité là-dedans – il faut dire que nous sommes plutôt des gens qui essaient de régler les problèmes, ce qui peut parfois être un défaut. » (Audition à huis clos devant la Commission de la défense nationale et des forces armées du Sénat, 16/02/22) Un vilain défaut même, lorsque la manière de « régler les problèmes » contribue visiblement à les aggraver et à complexifier leur résolution...

La France n’entend nullement abandonner la « lutte contre le terrorisme », qui reste une « priorité » (déclaration du chef des armées françaises, AFP, 08/02/22). Mais elle prétend désormais la mener selon des modalités renouvelées, reposant sur un « modèle de partenariat, respectueux, équilibré » pour tenir compte des « attentes de nos partenaires » et de « la sensibilité des opinions publiques des pays de la région » (Conférence de presse du président Macron, 17/02/22). Il s’agit de réduire l’empreinte et la visibilité des militaires français et de ne plus agir seuls ou en première ligne, tout en proposant à davantage de pays ouest-africains menacés par les attaques ou les tentatives d’implantation de groupes djihadistes (Bénin, Togo, Côte d’Ivoire, Ghana…) de bénéficier d’une coopération renforcée avec la France. « Après le retrait du Mali, il devrait rester environ 2.500 soldats français au Sahel à la fin de l’été », explique l’actuel commandant de l’opération Barkhane (entretien à l’AFP et RFI, 05/07/22). À ce moment-là, le dispositif militaire français changera de nom, mais pour l’instant son contour reste flou, car « cela dépendra avant tout des souhaits des États africains », poursuit le général Michon. « Des échanges sont en cours entre les capitales africaines, Paris et les capitales européennes. Nous et les Européens allons vers davantage d’opérations de coopération, conditionnées de façon plus stricte aux demandes des pays africains, et qui viendront "en soutien de" et non pas "à la place de". » La France voudrait faire oublier que l’opération Barkhane n’avait de compte à rendre à personne et se comportait comme si elle était en terrain conquis...

Repli sur le Niger

En réalité, ce qui s’est joué au Niger ces derniers mois, donne la juste mesure des bonnes résolutions françaises et de la manière dont Paris se met à la disposition des « souhaits des États africains » dans le cadre d’un « modèle de partenariat, respectueux, équilibré ». Alors que trois pays du G5-Sahel ont connu des coups d’État et tandis que la crise diplomatique entre les autorités françaises et maliennes s’envenimaient, le Niger faisait figure à la fois de meilleur allié de la France et de vitrine démocratique dans la région (en dépit de la répression qui s’abat régulièrement sur la société civile). En janvier, lorsque des solutions de repli pour les militaires français.e.s et européen.ne.s présent.e.s au Mali ont commencé à être évoquées, le président Bazoum, soucieux de ménager son opinion publique, a manifesté des réticences à voir son pays servir de point de chute, notamment pour la force Takuba. Mais quelques semaines plus tard, le président nigérien s’était visiblement laissé tordre le bras et justifiait son revirement par la nécessité de sécuriser sa frontière avec le Mali (LeMonde.fr, 18/02/22), tandis que l’opposition nigérienne s’étonnait d’avoir appris cette décision de la bouche du président français (RFI, 07/03/22). Le président nigérien subordonnait toutefois la création de nouvelles bases et le déploiement des militaires à l’approbation des parlementaires de son pays. (Les député.e.s français.e.s ont dû se contenter d’un débat... postérieur à la prise de décision de l’exécutif.) Quelques jours avant le vote nigérien, Rémi Rioux, directeur de l’Agence française de développement (AFD) se rendait précipitamment au Niger pour promettre une augmentation de l’aide publique française « de 100 millions d’euros à 130 millions, voire 150 millions en 2022 », dont la majeure partie sous forme de dons (JeuneAfrique.com, 20/04/22). Le 22 avril, les députés nigériens approuvaient très largement le redéploiement de la force Takuba et d’une partie des militaires de Barkhane, sans être pour autant autorisés à prendre connaissance des nouveaux accords militaires signés entre la France et le Niger à cette occasion. « On nous a demandé de donner un blanc-seing au gouvernement », commentait Soumana Sanda, du parti d’opposition Moden Lumana (RFI.fr, 23/04/02).

Pas de changement sur l’essentiel

« Niamey ne sera pas un nouveau Gao », promet le commandant en chef adjoint de Barkhane. Pas de grosse base militaire française, mais des postes militaires de reconnaissance renforcés (PMR) franco-nigériens le long de la frontière. « On ne fait rien tout seuls, nous intervenons sous commandement nigérien », assurent également des officiers, qui parlent même d’« une inversion partenariale » et d’une approche « plus naturelle, efficace et vertueuse » au regard de ce qui prévalait antérieurement (LeMonde.fr, 02/07/22). Les bombardements aériens sur les regroupements de présumés djihadistes se poursuivent pourtant selon les mêmes modalités. On peine également à comprendre comment la volonté d’explorer la voie du dialogue avec certains groupes djihadistes, désormais clairement affichée par les présidents africains, deviendra compatible avec la « nouvelle » présence française. Enfin, un point fondamental demeure inchangé : alors que l’insécurité ne cesse de progresser dans toute la région, la protection des civil.e.s demeure la grande oubliée des opérations militaires.

Dans les zones rurales, les populations restent prises en étau : elles subissent la violence des groupes djihadistes si elles refusent de se rallier, la brutalité des forces armées qui les suspectent de collaboration avec l’ennemi ou le déchaînement des milices dites d’« auto-défense » communautaire qui se sont multipliées. Ces derniers mois, les groupes affiliés à l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS), que les militaires français prétendaient avoir quasiment éradiqué du Mali (JeuneAfrique.com, 18/02/22), ont infligé de sérieuses défaites aux groupes armés touaregs du nord du mali (MSA et GATIA) et ont tué des centaines de civil.e.s. Les groupes membres du GSIM, affiliés à Al-Qaïda, qui s’étaient jusque-là montrés soucieux d’apparaître plus protecteurs et un peu moins brutaux que ceux de l’EIGS, se sont également livrés à des massacres en représailles contre des villages jugés indociles. La situation sécuritaire se dégrade également au Niger comme au Burkina, où le nombre de personnes déplacées continue de grossir (6 % de la population au Burkina en juin 2022 !). « Des références plus systématiques à l’objectif de protection des civils sont à noter dans les communications de l’ensemble des acteurs présents au Sahel mais, dans la pratique, peu de progrès ont été réalisés dans son intégration effective au cœur des stratégies sécuritaires », constate un nouveau rapport de la Coalition citoyenne pour le Sahel (« Sahel, ce qui a changé », juin 2022). Protéger les populations et répondre à leurs attentes en termes de justice sont pourtant considérés comme des préalables pour espérer faire refluer le recrutement au sein des différents groupes armés, et trouver un début de solution à une crise de plus en plus complexe.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 319 - été 2022
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