Survie

Quatrième condamnation en France pour génocide

rédigé le 15 août 2022 (mis en ligne le 1er février 2023) - Laurence Dawidowicz, Marie Bazin

Du 9 mai au 12 juillet 2022 le procès de l’ancien préfet rwandais Laurent Bucyibaruta a eu lieu dans l’enceinte de la Cour d’assises de Paris. Celle-ci a entendu et vu une centaine de témoins cités par le parquet, la défense ou les parties civiles avant de délivrer son verdict : 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de crime de génocide à l’encontre des Tutsis et de crime contre l’Humanité en 1994.

A l’origine de la plainte, des témoignages de rescapé-es avaient été recueillis au Rwanda dès 1997 par un étudiant en droit rwandais. Retourné pour une seconde fois au Rwanda en 1999, il contactait l’association Survie qui le mettait en contact avec la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH). Celle-ci déposait plainte contre Laurent Bucyibaruta le 05/01/2000. Et depuis ? Réclamé par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, il est arrêté en France en 2007 puis relâché, mais une instruction en droit français est ouverte, qui aboutit enfin à un procès 15 ans plus tard.

Qui est Laurent 
Bucyibaruta ?

C’est la première fois qu’était jugée en France une personne aussi haut placée dans l’administration rwandaise. Laurent Bucyibaruta est l’un des 11 préfets en poste au Rwanda en 1994 lorsque débute le génocide des Tutsis. A ce moment-là, le Rwanda est organisé selon un maillage territorial étroit basé sur les préfectures, subdivisées en sous-préfectures, communes, secteurs et enfin cellules. Le préfet est donc à la tête de ce maillage, il occupe un rôle pivot, considéré comme l’homme le plus puissant dans sa province, après le président de la République. Il est notamment responsable de la sécurité de ses administrés.
Laurent Bucyibaruta a été décrit lors des réquisitions des avocates générales comme un « administrateur zélé », « efficace », en 1994 il a déjà une longue carrière derrière lui à divers postes de l’administration rwandaise. Il est préfet de Gikongoro depuis 1992 et c’est pour des faits commis dans cette préfecture qu’il était jugé à Paris. Il est mis en accusation pour son rôle présumé dans 4 massacres de très grande ampleur : le massacre dans l’église de Kibeho du 11 au 15 avril au cours duquel environ 25 000 Tutsis ont été tués, le massacre à l’école technique de Murambi le 21 avril où 45 000 Tutsis ont été assassinés en une nuit, et quelques heures plus tard le même jour les massacres des paroisses de Cyanika et Kaduha où environ 15 000 Tutsis sont tués dans chaque lieu (une partie d’entre eux sont des personnes qui ont réussi à s’échapper de Murambi et qui ont pensé trouver refuge dans les paroisses à proximité). Le rôle du préfet est également pointé dans le massacre de 90 élèves à l’école Marie-Merci de Kibeho au début du mois de mai, de même que pour les meurtres de prisonniers à la prison de Gikongoro, et pour l’ensemble des massacres commis sur les barrières et lors des rondes pendant tout le génocide.
Si le génocide est particulièrement meurtrier dans la préfecture de Gikongoro, et dans les préfectures voisines de Butare et de Kibuye, c’est parce que les Tutsis y vivent plus nombreux que dans d’autres parties du Rwanda. C’est aussi dans la préfecture de Gikongoro, voisine du Zaïre, qu’est déployée l’opération Turquoise menée par la France.

Ce que le procès 
a permis d’entendre

Pour juger un homme, il faut avant tout éclairer le contexte du crime commis. Ainsi juger le crime de génocide permet de dire et de faire entendre devant une cour française l’existence du génocide des Tutsis au Rwanda, son caractère planifié, organisé, systématique.
A travers les exposés des témoins de contexte (chercheur.ses entendu.es afin d‘expliquer ce que fut le génocide des Tutsis aux jurés), les auditions des dizaines de témoins de faits reprochés à l’accusé, puis les plaidoiries des avocat.e.s des parties civiles et les réquisitions des avocates générales, ce sont à la fois le caractère implacable de la logique génocidaire et la tragédie vécue par les Tutsis de la préfecture de Gikongoro qui sont décrits très précisément à la cour et aux juré.e.s. A Murambi, à Kaduha comme à Cyanika, les attaques sont réalisées dans une coordination et une continuité absolue au cours d’une même journée selon des modes opératoires identiques : les Tutsis y ont préalablement été réunis, ils ont été gardés de force dans ces lieux pendant plusieurs jours, désarmés et privés d’eau et de nourriture afin de les affaiblir. Des responsables administratifs ou militaires ont ensuite donné leur feu vert aux grands massacres, et les forces de gendarmerie ou les militaires se sont joints aux miliciens, exterminant indistinctement les femmes, hommes et enfants tutsis, avec une grande cruauté. En outre, tous les voisins ont été sollicités pour les renforcer pour empêcher les survivants de s’enfuir et pour les achever. A Kaduha, des Tutsis ont été forcés de creuser leurs propres fosses communes avant le début des massacres. A Murambi et Cyanika, les autorités civiles ont organisé l’enfouissement des corps, des prisonniers sont réquisitionnés et le ministère des travaux publics prête des bulldozers.
La feuille de motivations de la cour, publiée à l’issue du verdict, établit ainsi que « Un tel degré d’efficacité dans l’exécution des massacres de Tutsis permet d’affirmer que ce résultat inouï n’a pu être atteint qu’en raison d’une organisation collective reposant nécessairement sur un plan concerté tendant à exterminer le groupe ethnique tutsi. ».
Le procès a également donné lieu à une analyse précise de la rhétorique et du double langage employé par les génocidaires, à travers l’examen d’un message de « pacification » diffusé par Laurent Bucyibaruta le 29 avril 1994 pour « ramener le calme dans la préfecture », appelant à la fois à cesser les violences et à poursuivre la traque de « l’ennemi ».
Enfin, les audiences ont également permis d’évoquer le rôle de la France, notamment à travers les plaidoiries des deux avocats de Survie, partie civile, qui ont éclairé la préparation du génocide et le rôle des autorités locales. Me Hector Bernardini a rappelé qu’avant 1994, la formation donnée par les militaires français à leurs homologues rwandais reposait sur la doctrine de la guerre contre-insurrectionnelle. Sa plaidoirie en a décrit les trois piliers : le déracinement et le regroupement de la population tutsie, la guerre sur le terrain de l’information pour déshumaniser « l’ennemi », et l’armement des civils pour les constituer en milices et les articuler aux forces armées. Me Jean Simon a cité François Graner, entendu comme témoin de contexte dans ce procès, à la demande de l’association Survie. Celui-ci a rappelé notamment que le colonel Hogard arrivant au Rwanda le 22 juin 1994 avec l’opération Turquoise s’est déclaré surpris de trouver le pays en ordre et parfaitement administré malgré la guerre civile. Laurent Bucyibaruta était bien un des rouages du fonctionnement administratif.

Le rôle de 
Bucyibaruta en question

Une fois décrites l’ampleur et le détail des massacres génocidaires à Gikongoro et les fonctions des préfets au Rwanda en 1994, viennent les questions précises qui amènent à juger Laurent Bucyibaruta aujourd’hui. A-t-il cherché à empêcher les massacres des Tutsis de sa préfecture ? A sauver d’éventuels survivants ? A-t-il demandé des rapports ou des enquêtes à ses subordonnés pour faire toute la lumière sur ces massacres ? A-t-il pris des sanctions contre ses sous-préfets ou certains gendarmes haut-placés lorsqu’il a eu connaissance de leur implication dans les massacres ? Les preuves et témoignages ont établi que non. Mais alors, s’il n’a pas agi pour s’opposer, est-ce parce qu’il partageait l’intention génocidaire ? Parce qu’il faisait lui-même partie des donneurs d’ordre ? Quel rôle a-t-il eu dans la préparation et l’exécution des différents massacres ?
Ou, comme l’ont argumenté ses avocats, son inaction est-elle liée à la contrainte dont il était victime, au fait qu’il risquait de se faire tuer s’il s’opposait, au fait qu’il n’avait plus aucun pouvoir sur ses subordonnés ou sur les gendarmes ? Le fait qu’il ait sauvé quelques Tutsis, dont sa femme, est-il une preuve de son innocence ?
Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas pris la fuite, comme l’ont fait d’autres responsables civils à l’époque ? S’il ne partageait pas l’intention génocidaire, comme il l’a affirmé, pourquoi a-t-il été félicité par le président rwandais Sindikubwabo à la mi-avril ? Pourquoi a-t-il nommé à un poste de bourgmestre, pendant le génocide, une personne qu’il savait avoir été impliquée dans le massacre de la paroisse de Kibeho ?
L’argumentation des avocats des parties civiles et des avocates générales a apporté des éléments de réponse à ces différentes questions. Le génocide est mis en œuvre à tous les échelons de l’administration rwandaise ; en aucun cas les services préfectoraux ne perdent le contrôle face aux actions des miliciens et des forces militaires, l’administration continue de fonctionner, de même que les services judiciaires.
Aux yeux de Me Domitille Philippart, avocate du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), le fait que Laurent Bucyibaruta ait pu sauver quelques Tutsis est justement une preuve de la continuité de son autorité, un attribut de son pouvoir. Pendant le génocide, seules les personnes puissantes avaient la possibilité de choisir celles et ceux qui pourraient être sauvées, tout en en condamnant des milliers d’autres à la mort. C’était le cas de Bucyibaruta, qui pouvait passer les barrières sans problème, qui a toujours conservé une escorte de gendarmes et dont la maison n’a pas été menacée, alors même qu’il y abritait sa femme et son chauffeur tutsis.
En réponse à l’argument de la contrainte et au fait que Laurent Bucyibaruta craignait pour sa vie, Me Philippart a plaidé que le cas de Bucyibaruta n’était en aucun cas comparable avec ceux de deux autres préfets destitués et tués, invoqués par la défense. Le préfet de Butare a été assassiné car il était tutsi, un autre préfet hutu a été tué car il était un opposant politique de longue date. Ce n’était pas le cas de Bucyibaruta. En revanche, deux autres préfets ont été destitués par le gouvernement pour n’avoir pas été assez zélés pendant le génocide, mais n’ont pas été tués pour autant. L’un d’eux a pu fuir.

L’école technique de Murambi. (Photo Christian Lafitte)

Le verdict

La cour et le jury ont considéré que l’abstention d’agir du préfet a caractérisé « une assistance et un encouragement apportés aux exécutants du génocide », ainsi ils ont déclaré Laurent Bucyibaruta « complice de crimes de génocide ainsi que de crimes contre l’humanité résultant d’une pratique massive d’exécutions sommaires à l’encontre de membres du groupe tutsi commis entre le 7 avril 1994 et juillet 1994 à l’ETO de Murambi, aux paroisses de Cyanika et de Kaduha, de même que lors de rondes et à des barrières ainsi qu’à l’encontre des élèves tutsis de l’école Marie-Merci de Kibeho et ce en exécution d’un plan concerté ». Il a en revanche été acquitté pour le massacre de la paroisse de Kibeho et pour les meurtres de prisonniers tutsis.
Il a été considéré que « même s’il n’est pas établi qu’il a pleinement adhéré à l’idéologie raciste des dirigeants extrémistes hutus, Laurent BUCYIBARUTA a été un rouage essentiel et a bien apporté une contribution substantielle à la mise en œuvre d’un plan haineux d’extermination des tutsis qui s’est révélé effroyablement efficace. ».
La cour et le jury ont également souligné que « l’accusé a adopté une attitude de déni de toute part de responsabilité pénale dans les atrocités dont ont souffert les dizaines de milliers de victimes de ce génocide et de ces crimes contre l’humanité et que ses manifestations d’empathie ont été rares. »
En conséquence, il a été condamné à 20 ans de réclusion criminelle. Il a d’ores et déjà fait appel de cette décision, de même que le ministère public, qui avait plaidé pour qu’il soit condamné en tant qu’auteur du génocide (au lieu de complice). Ce nouveau procès signifie qu’il reste présumé innocent et que la décision de la Cour d’assises est réduite à néant….
Information de dernière minute, Laurent Bucyibaruta a été remis en liberté sous contrôle judiciaire, au vu de son état de santé, en attendant son procès en appel que l’on peut espérer voir se tenir dans deux ans. L’accusé aura alors 80 ans, il aura échappé à la justice pendant 30 ans.
Laurence Dawidowicz et Marie Bazin

POURQUOI JUGER EN FRANCE ?

Pour les principes et pour la loi. « Parce que les droits de l’Homme sont universels, les atteintes à la vie ne peuvent rester impunies, les acteurs et complices de crimes fondamentaux doivent savoir qu’ils ne seront nulle part tranquilles » a plaidé Me Antonin Gravelin représentant la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) et la LDH (Ligue des Droits de l’Homme). Par ailleurs, la France a adopté une loi relative à la coopération avec la Cour Pénale internationale (CPI) en 2002, puis a adapté le droit pénal, ce qui permet de juger en France un étranger qui y réside habituellement pour des crimes commis à l’étranger sur des étrangers. Pourtant le parquet n’avait jamais ouvert une instruction pour crime de génocide de son propre chef avant 2018. Les plaintes qui l’ont permis ont été déposées par des associations ou des personnes qui avaient eu à souffrir du génocide, rescapé-es ou familles de victimes. A ce jour plus d’une trentaine de ces plaintes, certaines déposées dès 1995, sont encore en attente d’être jugées. Le premier procès a eu lieu en 2014 et seuls 3 autres hommes ont été jugés depuis.
En adoptant cette loi relative à la coopération avec la CPI, la France s’était engagée soit à juger soit à extrader vers le pays où les crimes ont été commis. Pourtant elle peine à allouer les moyens nécessaires à la justice française pour que les procès aient lieu dans des délais raisonnables, mais elle refuse aussi d’extrader vers le Rwanda. Or la peine capitale n’y est plus prévue, ni la détention à vie à l’isolement, les règles de procédures et la protection des témoins ont été modifiées, le nombre d’avocats pour les accusés sans ressources a été augmenté, les conditions de détention ont été mises aux normes internationales d’après la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui a déclaré que les procès y seraient équitables depuis 2011. La France continue de refuser ces extraditions, contrairement au Tribunal International pour le Rwanda (qui a terminé ses travaux en 2015) ou aux autres justices nationales qui ont extradé des accusés vers le Rwanda pour qu’ils y soient jugés (la Suède, la Norvège, le Canada, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Danemark, l’Ouganda, etc…).
Combien de temps faudra-t-il encore pour juger en France la trentaine de personnes accusées de crime de génocide à l’encontre des Tutsis du Rwanda et leurs complices ?

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 320 - septembre 2022
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