Pour les curieux qui s’intéressent à l’origine du bâtiment de l’Élysée, résidence du président de la République française, l’histoire révèle des faits peu reluisants.
En 1718 Louis-Henri de la Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, issu d’une ancienne et illustre famille de la noblesse, petit neveu de Turenne, maréchal de France, décide de se construire un hôtel particulier au bord de la promenade champêtre, nommée alors « grand cours », créée par Colbert dans l’axe des Tuileries. Le comte d’Évreux, noble désargenté, a épousé la fille du richissime armateur négrier Antoine Crozat qui lui a apporté une dot de 2 millions de livres, ce qui lui permet de financer son hôtel, réputé la plus luxueuse résidence de son époque.
Antoine Crozat est l’homme le plus riche de France au début du XVIIIe siècle. Né dans une famille de marchands toulousains, fils d’un père enrichi dans le commerce et avide d’ascension sociale, il suit des études de droit et entame une carrière dans la finance près du receveur général des décimes de la ville de Bordeaux. Il deviendra un de ces « partisans » qui afferment le monopole de la recette des impôts, consistant à pressurer le peuple pour le compte de la royauté, tout en se servant largement au passage. À 34 ans, Antoine Crozat est receveur général des finances de Bordeaux. En même temps, il devient banquier de la royauté en avançant à celle-ci, à prix d’or, l’argent qui manque toujours. Il se lancera enfin dans les Compagnies à privilège en renflouant la Compagnie des Indes orientales.
Mais sa fortune va décupler lorsqu’il se tourne vers le commerce atlantique des esclaves africains avec la compagnie de Saint Domingue qui a « pour mission d’acheminer du port de Nantes, le plus grand nombre possible d’esclaves noirs vers Saint-Domingue et de remplacer sur l’île, le tabac par le sucre », puis la Compagnie de Guinée pour laquelle il obtient l’asiento, c’est-à-dire le monopole de la traite des esclaves vers les possessions espagnoles d’Amérique. Antoine Croizat couronnera cet empire américain avec la Compagnie de Louisiane pour laquelle il obtient du roi Louis XV le droit d’exploiter un territoire grand comme la France. Il devient alors le plus grand marchand d’esclaves d’Europe.
Grâce sa fortune, obsédé qu’il est d’appartenir à l’aristocratie, il acquiert terres, titres et châteaux et finance, outre la résidence de son gendre le comte d’Évreux, ses propres habitations, d’abord un hôtel particulier place des Victoires, puis les somptueux bâtiments de la place Vendôme, où se trouve notamment le Ritz aujourd’hui, ainsi qu’un grand nombre d’immeubles de rapport rive gauche.
Sur le site de l’Élysée, dans la notice sur l’histoire du bâtiment, rien n’est dit de l’origine réelle du financement de la construction. Seulement : « Louis-Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux, acquiert en 1718 un terrain marécageux rue du Faubourg-Saint-Honoré, pour y faire construire un hôtel digne de son rang ». Le fait que le chef de l’État français réside dans un palais construit au prix de la sueur et du sang des Africains déportés en esclavage aux Amériques requiert semble-t-il une certaine discrétion. Le symbole est en effet lourd de signification à l’heure où la mémoire des crimes contre l’humanité, réputés imprescriptibles, si longtemps occultée et refoulée, tente d’émerger dans le débat public. Si on avait réellement le sens de la justice et de la vérité, c’est sur le perron de l’Elysée, pièce à conviction du crime, que le président de la République devrait déposer une gerbe en hommage aux victimes.
Odile Tobner