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Cameroun : « On pensait révolues les heures sombres de la brutalité et de la répression politiques »

rédigé le 31 octobre 2022 (mis en ligne le 25 février 2023) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

Invité par Survie pour une tournée de conférences dans les groupes locaux, le journaliste et essayiste camerounais Jean-Bruno Tagne dresse un état des lieux de la vie politique et sociale au Cameroun, alors que son président Paul Biya vient de fêter ses 40 ans au pouvoir. Explosion de la corruption et de la pauvreté, répression contre les militants pour les droits humains et la démocratie, conflit armé dans la région anglophone... ce qui n’empêche pas la France de maintenir ses relations diplomatiques avec Paul Biya.

Jean-Bruno Tagne


Comment se sont déroulées les cérémonies du quarantième anniversaire de Biya au pouvoir ?
Jean-Bruno Tagne : Les quarante ans de pouvoir du président Paul Biya ont été célébrés avec faste par ses partisans au Cameroun. Toute l’élite politique et administrative, tous les caciques du pouvoir se sont repliés dans leurs villages d’origine pour organiser des agapes et des grandes fêtes. Le petit peuple s’en est donné à cœur joie et les images ont été relayées par la télévision publique, la Crtv, à grand renfort de propagande le soir du 6 novembre et les jours qui ont suivi. Tous ces militants entendaient célébrer les « grandes réussites » de leur champion au cours de ses quatre décennies de règne.

Mais de quelles « réussites » parle-t-on, au juste ?
Très franchement, je peine à en trouver. Dans une vieille interview qu’il accorda à Yves Mourousi en juillet 1990 – l’une des rares qu’il a données en quarante ans –, il disait qu’il voulait entrer dans l’histoire comme celui qui aura apporté la prospérité et la démocratie au Cameroun. Il n’est pas possible aujourd’hui de dire que le Cameroun est un pays prospère. Le chômage des jeunes est galopant, la vie est de plus en plus chère, les infrastructures sont de plus en plus vétustes, les fonctionnaires camerounais sont parmi les moins bien payés en Afrique subsaharienne. Les salaires de ces derniers, qui ont été amputés de près de 70 % au milieu des années 1990, n’ont jamais été revalorisés. L’accès aux services sociaux de base, comme l’eau et l’électricité, est de plus en plus difficile. Les entreprises publiques qui étaient les fleurons de l’économie camerounaise aux lendemains de l’indépendance ont mis la clé sous la porte du fait d’un management à la petite semaine. Celles qui existent encore sont de vrais gouffres à sous : 80 % des entreprises publiques au Cameroun, selon le FMI, sont déficitaires. Sous le président Paul Biya, la corruption et les détournements de fonds publics ont explosé. L’arrestation de quelques membres de la classe dirigeante, sous le commode prétexte de la corruption, n’a pas réussi à donner un coup de frein à ce fléau, qui semble être la matrice du régime. Les grands projets au Cameroun sont cinq fois plus chers que dans des pays du même niveau. Au lieu de la prospérité promise aux Camerounais, on voit que l’élite gouvernante s’est sauvagement engraissée au détriment du peuple qui, lui, croupit dans une misère indescriptible. Même « la paix » qui a longtemps été le fonds de commerce politique du pouvoir de Yaoundé ne tient plus qu’à un fil avec le conflit armé qui sévit depuis 2016 dans les régions anglophones.

Il avait aussi promis « la démocratie »…
Le Cameroun de Paul Biya, pour reprendre une formule chère à Abel Eyinga, est un modèle de démocratie régressive. La qualité des élections laisse à désirer au point que la légitimité de nos dirigeants est sujette à caution. J’ai d’ailleurs consacré un ouvrage à la question intitulé Accordée avec fraude. De Ahidjo à Biya, comment sortir du cycle des élections contestées.
On pensait révolues les heures sombres de la brutalité et de la répression politiques au Cameroun d’abord sous occupation française des années 1950 et du début des années 1990 lors du retour au multipartisme. Aujourd’hui, on y est retourné. J’en veux pour preuve le harcèlement que subissent les acteurs politiques les plus déterminés. C’est le cas des militants du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) trainés devant le tribunal militaire et écroués depuis deux ans, entre autres pour « hostilité à la Patrie », simplement pour avoir organisé des manifestations pacifiques exigeant la fin de la guerre dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest (NoSo) et la modification du Code électoral pour garantir des élections justes et transparentes au Cameroun. D’autres militants, notamment ceux de Stand-up for Cameroun, ont été arrêtés dans les mêmes conditions. Les droits humains et les libertés publiques ne sont toujours pas respectés. Les exemples de Camerounais maltraités, torturés dans les commissariats et les gendarmeries sont légion. Les seules manifestations qui ne font pas l’objet d’une interdiction arbitraire de la part des autorités administratives sont celles à la gloire du président Paul Biya.

Vous avez d’ailleurs réalisé une interview filmée d’un militant, Sébastien Ebala, qui raconte comment il avait été torturé. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?
Le cas Sébastien Ebala est une illustration parfaite de la banalisation de la brutalité et de la torture contre les opposants et les militants politiques. Il s’agit d’un jeune activiste politique qui n’a jamais fait mystère de sa sympathie pour le leader du MRC. Un soir d’avril 2020, Sébastien Ebala et deux de ses compagnons (Paul Daisy Biya et Bernard Tchebo) se rendent au centre-ville de Yaoundé une fois la nuit tombée. Ils réalisent une vidéo destinée à être publiée sur les réseaux sociaux. Vidéo dans laquelle Ebala demande le départ de Paul Biya du pouvoir. Cette courte scène devient virale, ce qui incite la gendarmerie à se lancer à leurs trousses. Les trois militants sont brutalement interpelés dans un domicile privé dans une banlieue de Yaoundé. Ils sont ensuite conduits à la gendarmerie. L’un des trois jeunes gens, Paul Daisy Biya, est relaxé alors que les deux autres sont copieusement battus. Il m’a raconté dans les détails comment les gendarmes, dont le colonel Émile Joël Bamkoui, le commandant de la Sécurité militaire, l’ont torturé : coups de pieds dans le ventre, sur la tête, etc. Il sera ensuite présenté à un magistrat du tribunal militaire le visage et le corps sanguinolents. Des images de ces moments qu’il m’a décrits comme horribles vont d’ailleurs fuiter dans les réseaux sociaux sans susciter la moindre réaction officielle. Sébastien Ebala m’a rapporté au cours de cette interview avoir assisté à des scènes de torture d’autres personnes, notamment des anglophones.

Où en est-on justement avec la « crise anglophone » ?


C’est un conflit armé assez sérieux, hélas négligé non seulement par de nombreux Camerounais, mais aussi par la communauté internationale. Les chiffres de ce drame méritent pourtant qu’on s’y penche de façon sérieuse : plus de 5 000 morts et quelque 700 000 déplacés (internes et externes).
Tout est parti de revendications des enseignants et des avocats qui souhaitaient le respect de la spécificité culturelle et linguistique dans l’enseignement et dans les juridictions des régions anglophones. Le pouvoir ayant brutalement réprimé les manifestations, ces revendications ont été récupérées par des groupes sécessionnistes qui demandent désormais l’indépendance du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qu’ils appellent l’Ambazonie.
Au début de cette crise en 2016, le pouvoir a privilégié une réponse armée. Mais c’était compter sans la détermination des groupes sécessionnistes qui opèrent dans ces régions. Yaoundé a tenté de se rattraper en organisant en septembre 2019 un « Grand Dialogue national » censé réunir toutes les parties prenantes au conflit. Mais les observateurs rigoureux ont noté un manque de sincérité du pouvoir dans le choix des participants. Ce « dialogue » a été un flop total ; on en veut pour preuve les armes qui continuent de tonner et de faire chaque jour de nombreuses victimes. On est désormais dans l’enlisement.
Les populations sont abandonnées à elles-mêmes, prises entre deux feux. Le pouvoir camerounais, qui tire profit de l’apathie de la communauté internationale, refuse d’envisager des négociations sincères pour stopper le massacre.

Comment analysez-vous les relations entre Emmanuel Macron et Paul Biya ?
Il y a eu pas mal de frictions entre les deux, au cours du premier quinquennat de Macron, parce que le régime Biya a toujours estimé que la France était plutôt bienveillante avec les opposants camerounais. Les partisans du président Biya ne comprennent pas que la France ne sévisse pas contre les militants de la diaspora camerounaise qui contestent le régime de Yaoundé depuis la France et l’Europe. Bien plus, Emmanuel Macron s’est laissé aller à quelques confidences en public à deux reprises lorsqu’il avait été apostrophé, à Paris, sur la situation politique au Cameroun, notamment le 22 février 2020 et le 8 juin 2022. Les saillies macroniennes n’ont guère été appréciées par les dirigeants camerounais et il y a même eu des tentatives de « manifestations populaires » devant l’ambassade de France pour dénoncer la « condescendance » du président français.
Mais, derrière les apparences, tout cela ne change pas fondamentalement les relations entre Paul Biya et Emmanuel Macron. La dernière visite au Cameroun du président français les 25 et 26 juillet 2022 est là pour l’illustrer. On a vu un Macron marchant pratiquement sur des œufs, évitant soigneusement les sujets qui fâchent comme la répression au NoSo, les droits humains, la démocratie, etc. Il a préféré se réfugier derrière des membres de ce qu’on appelle la « société civile », décrits comme les représentants de la population camerounaise, mais en réalité soigneusement cooptés par l’Élysée. Les Camerounais se retrouvent piégés entre un « pouvoir légal » extrêmement mal élu et une « société civile » que sa cooptation par l’ancienne puissance coloniale tend à discréditer…

Capture d’écran du site officiel de la présidence camerounaise


Qui sont selon vous les acteurs politiques et sociaux susceptibles de démonter le système installé au pouvoir à Yaoundé ?
J’ai de la peine à vous donner des noms, tant la scène politique camerounaise est alambiquée. Elle manque de lisibilité. Les ambitions dans les rangs du pouvoir ne manquent pas. Le président Paul Biya est aujourd’hui âgé de 89 ans et beaucoup dans son camp se verraient bien à sa place. Mais ils sont obligés de jouer la prudence, au regard du sort qui a souvent été réservé à ceux qui ont manifesté des ambitions présidentielles. Je peux citer les cas de Titus Edzoa, ancien secrétaire général de la présidence de la République et ministre de la Santé publique qui avait claqué la porte du gouvernement en 1997 et avait annoncé dans la foulée sa candidature pour la présidentielle de cette même année. Il sera immédiatement arrêté, accusé de détournement de fonds publics et condamné au terme d’un procès marathon de vingt-quatre heures. Il passera dix-sept années de sa vie derrière les barreaux… Je peux aussi citer le cas de Marafa Hamidou Yaya, lui-aussi ancien secrétaire général de la présidence de la République et ministre de l’Administration territoriale qui avait suggéré au président Biya de faire son dernier mandat à la tête de l’État en 2011. En mai 2016, il est condamné à vingt ans de prison pour détournement de deniers publics.
Dans les rangs de l’opposition, une bonne partie a été stipendiée et les plus sérieux, ceux qui peuvent représenter une alternative réelle, sont victimes d’une grave brutalité qui leur hôte toute possibilité de s’organiser en vue de détrôner le président Paul Biya. Le peuple, lui, semble tétanisé par la brutalité du pouvoir. La seule énergie qu’il lui reste, c’est pour gérer le quotidien en attendant l’homme providentiel…

Qu’en est-il de Franck Biya, le fils du président, que d’aucuns verraient bien succéder à son père ?
Beaucoup redoutent une succession dynastique au Cameroun, comme au Togo, au Gabon, au Tchad et peut-être bientôt en Guinée équatoriale. Certes, à la différence de ces pays où les fils des présidents tournaient déjà autour du pouvoir à travers des postes, on ne connaît à Franck Biya âgé de 51 ans, aucune fonction officielle. Il a mené une vie très discrète. Son père l’a éloigné du pouvoir.
Mais il y a ces dernières années des faits qui interrogent. On a vu naître en effet une nébuleuse dénommée « Le Mouvement des Franckistes » : des individus qui se revendiquaient de Franck Biya et disaient le soutenir pour une éventuelle candidature à la présidentielle de 2025. Certes, le concerné n’a jamais dit s’il était lié à ce mouvement, mais la qualité des moyens déployés et la liberté que ces Franckistes avaient dans leur déploiement laissent assez songeur.
Autre fait : lors de la dernière visite du président français au Cameroun, une photo a circulé dans les réseaux sociaux montrant Franck Biya serrer la main d’Emmanuel Macron sous le regard du président Biya. La scène se déroule au palais présidentiel. Or Franck Biya n’a aucune fonction officielle et on se demande bien en quelle qualité Paul Biya le présentait à Emmanuel Macron. Cette photo a en tout cas suscité de nombreux commentaires, qui n’ont pas manqué de dresser un parallèle avec le soutien du président français au fils d’Idris Deby, Mahamat, arrivé au pouvoir au Tchad voisin dans une succession dynastique inconstitutionnelle.
Enfin, dernier fait, Franck Biya, à l’occasion des quarante ans de pouvoir de son père, s’est offert plusieurs bains de foule dans des localités du nord du Cameroun. Un fait assez rare, qu’il faut noter, c’est qu’il portait des vêtements à l’effigie du parti au pouvoir, le RDPC, signe d’une certaine politisation de son image publique. Tous ces faits font redouter au Cameroun ce que d’aucuns ont appelé une « succession de gré à gré » à la tête du Cameroun.

Quels scénarios entrevoyez-vous pour l’avenir du Cameroun ?
Le drame du Cameroun, c’est que le président Paul Biya a gouverné pendant quarante ans sans second. Il n’a laissé émerger aucune figure alternative dans son propre camp et tous les ambitieux ont été écartés. Les choses sont à peu près claires sur le plan institutionnel : en cas de vacance à la tête de l’État, le président de la République devrait être remplacé par le président du Sénat. Mais il y a un problème : celui qui occupe le poste est né en 1934. Il est le cadet du président Biya d’un an. Bien plus, il ne brille pas par une grande forme. Il aurait donc un mal fou à assumer une si haute charge même pour vingt-quatre heures. Ce qui pourrait créer une grande confusion… Quant à une alternance par la voie des urnes, elle semble peu probable, tant le système électoral est verrouillé et conçu pour faire gagner le régime en place.
Au final, comme pendant ses quatre décennies de règne, Paul Biya reste la clé. Lui seul peut éviter à son pays le chaos. A défaut d’avoir réussi au pouvoir, il pourrait au moins soigner sa sortie. Il pourrait, pour ce faire, doter le Cameroun d’institutions fortes : une bonne Constitution, un Code électoral consensuel, un Conseil constitutionnel indépendant, un organe de contrôle transparent des élections, etc. S’il venait à le faire, il entrerait dans l’histoire par la grande porte. Mais en a-t-il la volonté ? On peut toujours rêver…

On parle beaucoup, ces derniers temps, de la « russsophilie » des Africains francophones, en particulier des Camerounais. Sont-ils aussi fans de Poutine qu’on le dit ?
Une chose est sûre ; à l’observation, la rue camerounaise apparaît profondément « pro-russe ». Non pas qu’ils y gagnent quelque chose mais simplement par dépit à l’égard de la France. Le niveau de rejet de l’ancien colonisateur est tel que tout ce qui peut embêter la France et le monde occidental semble bon à prendre. Est-ce que c’est de l’amour pour la Russie et pour Poutine ? Je n’en sais rien mais c’est au moins le signe d’un immense rejet de Paris. Les jeunes sont de moins en moins ignorants de l’horrible passé colonial de la France au Cameroun et des politiques actuelles qui vont rarement dans le sens de nos intérêts. Le maintien par exemple du franc CFA, une monnaie coloniale, horripile profondément.
Propos recueillis par la rédaction

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 322 - novembre 2022
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