Dans son livre intitulé Un empire de velours, l’impérialisme informel français au XIXe siècle (La Découverte, Paris, 2022), David Todd présente les aspects les moins connus du colonialisme français entre 1815 et 1880, pourtant d’une actualité surprenante ! À croire qu’il s’agit d’une analyse des rouages de la Françafrique ou du FMI…
Le velours est le plus souvent tissé à partir de la soie naturelle dont l’industrie, centrée principalement dans la région lyonnaise, dominera les trois quarts du XIXe siècle en France. Cette industrie nécessitait un approvisionnement en matière première couvert à 50 % par l’expansion de la culture du mûrier dans le Sud-Est, le reste venant d’Italie (40 %) et du Levant (10 %°). Mais en 1850, la pébrine, maladie du ver à soie, détruisit plus de la moitié de la production méditerranéenne. La France sauva son industrie en important via Londres des soies chinoises dont le commerce était dominé par les Britanniques, comme tout ce qui provenait d’Asie.
En effet, après s’être « fait la guerre à huit reprises et pendant 56 ans au total » entre 1689 et 1815 (p. 19), Grande-Bretagne et France ont ensuite bien davantage collaboré qu’elles se sont opposées, contrairement à une idée reçue démentie par Todd qui va jusqu’à parler d’ « anglophilie géopolitique » (p. 43). « Le capitalisme antirévolutionnaire français allait de pair avec un style collaboratif d’impérialisme », écrit Todd (p.17) suivant l’intuition de Karl Kautsky « selon laquelle l’impérialisme était une entreprise collective du capitalisme européen et qu’il fallait accorder une plus grande importance à la collaboration trans-impériale ». En l’occurrence, il s’agissait d’une coopération plutôt asymétrique : la France devait composer avec la suprématie de la marine anglaise sur toutes les mers du globe ! En même temps, elle voulait éviter de perdre la face en accrochant ainsi son wagon à la locomotive britannique. La solution trouvée fut culturelle : il s’agissait de répandre partout la civilisation européenne supérieure à toutes les autres et dont la France, comme chacun sait, est le fleuron !
« En outre, la préférence pour un mode de domination informel réduisait les tensions, en permettant la coexistence des intérêts impériaux britanniques et français dans les territoires dominés » (p. 20). L’expression ‘empire informel’ signifie en effet exercer une domination sur des territoires étrangers demeurant pourtant politiquement indépendants, afin d’en retirer à leurs dépens des richesses en tous genres. Elle s’oppose à ‘empire formel’ qui implique la conquête militaire de territoires et leur annexion.
Pour Todd, le XIXe siècle est le siècle non des révolutions (brèves et sans lendemain), mais de l’impérialisme français par excellence, informel et formel. Les têtes pensantes de la fin du XVIIIe et des premières décennies du XIXe, libérales ou conservatrices, reprennent à leur compte la volonté expansionniste de l’Ancien Régime, sacrifiant sans scrupules l’abolition de l’esclavage et du travail forcé sur l’autel du rendement maximum attendu de colonies. Alors, conquérir par les armes ou dominer autrement, mais tout aussi sûrement, de nouveaux territoires ? Deux arguments l’emportent : la faiblesse démographique française rendrait difficile, voire impossible, toute colonie de peuplement (cela s’avérera en Algérie conquise après une période de présence informelle, où la France fera appel aux immigrants espagnols, italiens, allemands…) ; cela coûterait moins cher de profiter de nouveaux territoires sans avoir besoin de les vaincre militairement et de les occuper.
Pour réaliser cela et tout en gardant à l’esprit que l’empire informel français s’exerce quand même toujours « à l’ombre des canonnières » (p. 198), les dirigeants français du XIXe siècle déploient plusieurs modes de domination « douce » : financier, juridique et économique.
L’exportation de capitaux français prend une grande ampleur, au point de dépasser celle de la Grande-Bretagne dans les années 1860. Leur espérance de vie moyenne étant l’une des plus basses d’Europe, les Français disposant de quelques revenus ont pris l’habitude de placer leur argent, si peu soit-il. « Entre 1830 et 1880, le nombre de personnes possédant des ‘rentes’ (obligations de l’État) (…) passa de 125 000 à près d’un million, notamment grâce à une réduction progressive de la souscription minimale exigée des investisseurs, de mille francs en 1815 à trois francs en 1870. » Pendant la même période, au contraire, en Grande-Bretagne, le nombre des particuliers possédant des obligations d’État reste stable autour de 200 000. La France prête largement aux États demandeurs pour financer leurs dettes publiques, à un taux d’intérêt élevé et souvent assorti de conditions comme, par exemple, acheter des marchandises françaises. « Cette diplomatie financière culmina avec l’Union monétaire latine, qui transforma brièvement une grande partie de l’Europe en zone franc à la fin des années 1860. » (pp. 174-175) Grèce et Roumanie firent les frais de cette politique financière impériale française, moins toutefois qu’Haïti. Ayant osé devenir indépendant au prix de centaines de milliers d’esclaves mort.es, ce nouvel État se voit condamné pour cela en 1825 à payer une indemnité astronomique (150 millions de francs-or) et à réduire de 50 % les droits de douane pour les navires français. Comment payer cette ‘dette’ imposée sous la menace d’un blocus ? En empruntant aux banques françaises…
Le Mexique est aussi une cible de choix, ne serait-ce que parce qu’il possède à l’époque les plus importantes mines d’argent au monde ! Bien sûr, pour être sûre de se faire rembourser, la France prétend devoir surveiller les finances des États emprunteurs et nomme dans la place des fonctionnaires français à cette fin - ô Esprit de la Françafrique, es-tu là ? Aussi la Banque impériale ottomane à Constantinople se voit-elle imposer comme premier directeur « un inspecteur général du ministère des Finances, le marquis Alexandre de Plœuc » (p. 177). Il remplit tellement bien sa mission de veiller aux intérêts français dans l’Empire ottoman qu’un négociant levantin souhaitant obtenir ses faveurs n’hésite pas à lui écrire qu’il est « bancomane » et donc « francomane » (p. 178) !
Toujours dans l’Empire ottoman, l’Égypte est un exemple parfait de l’impérialisme français informel d’un autre type : la collaboration avec les élites autochtones et la domination juridique. Méhémet Ali en est le pacha (gouverneur) depuis 1805. Il collabore avec l’Italie pour la formation militaire de ses troupes et a de bons rapports avec la Grande-Bretagne pendant vingt ans jusqu’à ce que celle-ci le freine dans ses velléités de s’émanciper un peu plus du sultan. Il se tourne alors vers la France qu’il pense plus complaisante et la couvre de cadeaux (girafe vivante, obélisque de Louxor…). Celle-ci forme désormais ses militaires et, dans les milieux privilégiés, le français remplace progressivement l’italien et sa version simplifiée, la lingua franca, d’autant plus facilement que, parallèlement, des centaines d’Égyptiens cultivés et aisés viennent étudier à Paris. La plupart des milliers d’expatrié.es français.es qui viennent s’installer en Égypte pour y faire des affaires, eux, n’apprennent ni l’arabe, ni le turc. Ils bénéficient d’un régime d’extraterritorialité juridictionnelle les avantageant sur leurs concurrents locaux et même européens. La France, en effet, avec la complicité au moins passive de Méhémet Ali et de ses proches (p. 211), réussit à détourner à son profit le pluralisme légal en vigueur dans le monde ottoman. Au nom d’un prétendu droit international supérieur permanent, les tribunaux consulaires européens s’attribuent le droit de trancher les litiges mixtes si le mis en cause (défendeur) est un de leurs ressortissants. Ils se réfèrent en cela à une maxime juridique du Ier siècle avant notre ère destinée à empêcher les citoyens de l’Empire romain « d’être poursuivis devant les tribunaux locaux des provinces nouvellement acquises » (p. 211).
Cet empire informel a pour fondement l’économie spécialisée en produits de consommation ostentatoire que la France développe et exporte sur tous les continents grâce à son partenariat avec la Grande-Bretagne. En effet, contrairement aux industries allemande et britannique orientées principalement vers la production du nécessaire vital, l’industrie française du luxe et du demi-luxe ne répond pas à des besoins. Elle crée, entretient et augmente des désirs chez le consommateur grâce à la réclame, c’est-à-dire un ensemble de techniques suggestives : invention de mythes entourant tel ou tel objet, étiquettes subtilement allusives, glissement sémantique d’’oriental’ (qualificatif vendeur par son exotisme) à ‘royal’ selon les circonstances…
Ce principe moteur du capitalisme ostentatoire a commencé à la fin du XVIIe siècle à Versailles, « avec des marchandises de grand luxe », puis s’étendit aux XVIIIe et XIXe siècles « à une gamme toujours plus large de ‘produits à la mode’ » (p. 115), Paris remplaçant Versailles comme modèle du ‘bon goût’ après la Révolution. D’abord achetés par les aristocrates des deux sexes sous l’Ancien Régime, les vêtements de luxe, par exemple, trouvent ensuite leur clientèle surtout parmi les femmes de la bourgeoisie ou des classes moyennes. Cela n’a pas échappé aux misogynes contemporains tels Adolphe Blanqui ironisant sur les « milliers de femmes en extase » (p. 117) devant les étoffes lors de l’exposition universelle de 1851 à Londres. Ou encore Jules Barbey d’Aurevilly ravalant les pièces de théâtre de Scribe, prétendument prisées par les femmes, au rang de « bibelots » ou de « châles » littéraires (p. 133).
Pourquoi l’histoire de l’économie a-t-elle négligé cette industrie pourtant la plus dynamique de notre pays au XIXe siècle ? Todd pense que l’explication réside dans le sexisme des historiens eux-mêmes. Son livre fait exception, décrivant avec érudition cette production à l’expansion mondiale. L’industrie de la soie atteindra le plus haut record des exportations françaises au milieu du XIXe siècle, suivie de peu par la vente des boissons alcoolisées. Les ventes à l’étranger des « ‘articles de Paris’ - objets décoratifs et autres bibelots » (p. 113) et du prêt-à-porter vont connaître elles aussi un essor considérable. Des produits comme le champagne ou le roquefort, considérés aujourd’hui comme traditionnellement français, ont été créés au XIXe siècle et promus par la réclame vantant le ‘bon goût’ national. Les parfums, l’argenterie (grâce notamment à la maîtrise de la galvanisation), la vaisselle fine, la gastronomie, la restauration et… les femmes en font également partie.
Le XIXe siècle est prodigue d’euphémismes pour enrober l’exploitation tous azimuts des prostituées : « Demi-mondaines, lionnes, cocottes, lorettes, grisettes », « courtisanes », entre autres noms d’oiselles (pp. 126, 141).
Dans cette industrie du luxe et du demi-luxe, les femmes sont, en effet, des marchandises parmi les autres avec toutefois l’avantage, telles les robots-ménagers modernes multi-fonctionnels, de pouvoir servir simultanément à plusieurs usages. Les « cocottes » lancent les nouvelles modes, les « grisettes » ou « lorettes » travaillent en même temps comme actrices ou modistes, les recluses des maisons closes stimulent la consommation de champagne… Précédant Mata Hari de plusieurs générations, les « demi-mondaines » et consœurs servent d’appâts pour hameçonner les gros poissons à espionner, khédives (vice-rois) d’Égypte et bien d’autres.
Les détails de ce genre décrivant les aspects concrets de l’impérialisme informel français fourmillent et rendent ce livre de Todd vivant, et fort intéressant à lire.
Nicole Maillard-Déchenans