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Gabon : « Nous refusons l’instrumentalisation de la question écologique »

(mis en ligne le 1er mars 2023) - Juliette Poirson

Bernard Christian Rekoula, militant de la société civile gabonaise, est un des initiateurs du Copil citoyen. Impliqué dans la défense des populations, de l’environnement et la lutte contre la corruption et la dictature, il est à l’origine d’une plainte au Gabon contre le 2ème groupe pétrolier français, Perenco. Menacé, il a dû fuir pour la France fin 2022. Il dénonce la mascarade du « One forest summit », coprésidé par Ali Bongo et Emmanuel Macron début mars 2023.

Vous êtes arrivé en France suite à des menaces au Gabon, pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à fuir ?

Je suis diplômé en management de l’information et la communication et militant des droits de l’Homme. Je suis initiateur du Copil citoyen, créé en 2021 avec d’autres membres de la société civile comme Marc Ona, Georges Mpaga, Marcel Libama, Geoffroy Fokoula – son actuel porte-parole –, Judith Justine Lekogo pour lutter contre les injustices vécues par les citoyens. Le Copil a lancé des actions si marquantes et a des membres tellement forts que le gouvernement tente de le démanteler de façon insidieuse et par des menaces et emprisonnements, par exemple contre des proches de Marcel Libama ou contre Jean Rémy Yama, président de la plus grande fédération syndicale du Gabon, récemment emprisonné pour des raisons fallacieuses. Moi aussi, je dérange énormément parce que je capte des preuves (vidéos, audio, repères GPS quand il le faut), je fais des documentaires (web-documentaires ou documentaires pour des chaines de télévision internationales) dont l’impact est retentissant. Je faisais donc partie des personnes qu’il fallait coûte que coûte réduire au silence. Je suis arrivé en France en décembre 2022 suite à une série d’événements : intimidations policières, commandos et menaces de mort sur moi et sur ma famille, harcèlement judiciaire, appels au tribunal pour passer en jugement sur des dossiers fantômes. La goutte d’eau a été une tentative de kidnapping dont j’ai été informé dans les dernières minutes par de hautes personnalités du pays. Ayant la double nationalité gabonaise et française, je me suis réfugié à la base militaire française. J’ai été auditionné par des agents de la DGSE (les services de renseignement), par des hauts gradés et gendarmes français avant qu’ils ne me mettent tout bonnement à la porte malgré les menaces qui pesaient sur moi, certainement sur recommandation de l’ambassade au vu de ce qui s’est passé ensuite. J’ai réussi à joindre l’ambassade de France et les portes m’ont été fermées : étant gabono-français au Gabon, eux considéraient que j’étais Gabonais ! Ils m’ont invité à aller me cacher chez un ami. J’ai dû me rendre à l’ambassade des États-Unis. Horrifiés par mon récit, certains responsables ont appelé l’ambassade de France pour leur demander des comptes, vu le travail que je faisais et les menaces qui pesaient sur moi ! L’ambassade m’a donc reçu et j’ai dû leur réexpliquer ce qui se passait et ils m’ont alors dit qu’ils ne pouvaient rien pour moi, qu’ils étaient limités par la convention de Genève, mais que si je voulais fuir le pays avec ma famille, ils pourraient peut-être m’aider et que si je me faisais arrêter, ils feraient tout pour que mes droits soient respectés. J’ai un peu rigolé : un Français, Brice Laccruche, un ancien conseiller d’Ali Bongo, est sans cesse torturé dans les cachots de Libreville, sans que ses droits soient respectés… Des militants m’ont organisé une planque où je suis resté pendant un mois. Des journalistes avec lesquels je travaille (dont France 24) ont mobilisé le Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU, un député de La France insoumise a interpellé la ministre des Affaires étrangères en lui demandant des explications sur les autorités consulaires au Gabon. A partir de là, les autorités françaises ont contacté mon épouse pour prendre de mes nouvelles et voir comment faciliter le déplacement de ma famille vers la France. De hauts gradés gabonais ont alors tout fait pour entrer en contact avec moi, disant que c’était un malentendu. J’ai refusé de les rencontrer. J’ai quitté le Gabon en secret via un pays frontalier, d’où je suis venu en France. (…) Je suis soutenu par des associations comme Frontline defenders, Freedom house, l’observatoire des défenseurs de la FIDH, Tournons la page Gabon auquel je suis affilié, le Copil citoyen.

Vous êtes instigateur d’une plainte contre Perenco au Gabon. Peut-on revenir sur votre travail sur les agissements de cette entreprise ?

La plainte a été initiée par le ROLBG, le Réseau des organisations libres pour la bonne gouvernance au Gabon, présidé par Georges Mpaga, moi et un député indépendant, de la région impactée d’Etimboué, suite au refus de Perenco de collaborer avec la société civile quant aux dégâts environnementaux que nous avons constatés dans la région d’Etimboué. Il s’agissait de rejets d’hydrocarbures dans la nature, dans des rivières, dans des lagunes, en mer ou encore des rejets de gaz toxiques (sulfure d’hydrogène) à proximité d’habitations ou d’écoles, en pleine nature ou dans les cours d’eau, provoquant des dégazages qui occasionnent la mort d’animaux. Suite à ces constats, nous avons écrit à Perenco pour dialoguer mais Perenco nous a snobés et a rejeté le mémorandum que nous lui avions soumis, nous faisant comprendre qu’elle n’avait de comptes à rendre à personne si ce n’est à l’État gabonais. En 2021, nous avons donc décidé de trainer Perenco en justice afin de la contraindre à rendre des comptes non pas à l’État gabonais mais au peuple gabonais, aux habitants des régions concernées et à la communauté internationale – la question de l’environnement dépasse les frontières du Gabon.

Quelle chance a la plainte d’aboutir au Gabon ?

Honnêtement, elle n’a aucune chance de prospérer au Gabon parce que ce n’est pas qu’une question de pollution. Cela fait ressortir des questions de corruption qui impliquent certaines élites du pays et notamment la famille présidentielle qui possède officieusement des puits de pétrole gérés par Perenco [1]. Ces puits de pétrole ont été achetés à Total qui les avait elle-même hérités d’Elf. Nul besoin de vous refaire un historique de toute la mafia tournant autour de cette entreprise d’État française ! Les puits de pétrole sont à l’État gabonais mais une partie des revenus est détournée pour le compte de la famille présidentielle : j’ai eu confirmation par des travailleurs de Perenco et des hauts cadres que ces pratiques ont encore lieu. Au-delà de la pollution, Perenco ne respecte pas certaines normes de travail et de production pétrolière. Elle peut le faire car elle est en intelligence avec la famille présidentielle [2]. La plainte n’a pas de chances d’aboutir. J’en veux pour preuve qu’elle a été rejetée au début, avant que nous puissions médiatiser et attirer la lumière sur cette plainte. Ensuite Perenco nous a contesté le droit à la poursuivre en justice, ce qui lui a été accordé dans un premier temps avant d’être déboutée par la Cour de Cassation. Il y a eu un début d’investigation fait par un juge d’instruction très dynamique qui n’hésitait pas à aller sur le terrain, à recueillir des preuves, à interroger longuement les membres de la société civile et les salariés de Perenco. Curieusement, quand le dossier a commencé à prendre un envol positif, ce juge a été dessaisi de l’affaire et muté dans la province d’origine d’Ali Bongo Ondimba ! Désormais, depuis près d’un an maintenant, l’affaire est dans les tiroirs. Pour nous, le fait de porter plainte au Gabon était purement symbolique parce que nous connaissons la mainmise du pouvoir sur la justice gabonaise. Depuis deux ans, nous travaillons donc avec des cabinets d’avocats en Angleterre et en France pour véritablement ouvrir des plaintes et poursuivre en justice Perenco.

Vous avez aussi mis à jour des détournements impliquant des sociétés françaises autour de la construction de routes. Pouvez-vous m’en dire quelques mots ?

Les détournements de fonds autour des entreprises de construction de routes ou de gros œuvre touchent l’ensemble des sociétés françaises, malaisiennes, indiennes et plus largement d’autres entreprises liées à Delta Synergie, la nébuleuse mise en place par la famille Bongo qui opère dans tous les secteurs d’activité du pays. La « Transgabonaise » fait aujourd’hui couler beaucoup d’encre : officiellement, des travaux sont financés sur des fonds publics internationaux, mais nous apprenons que des fonds privés étrangers sont aussi impliqués et qu’au final, ces routes seront privatisées. Sont impliqués des fonds français, des fonds malaisiens – en l’occurrence Arise (ex-Olam), un conglomérat de la famille présidentielle et de proches. Officiellement, c’est un projet d’État qui vise à rénover la route nationale 1, qui va de Libreville à Franceville. Financé par la BDEAC (Banque de développement des États d’Afrique centrale), il doit concerner les 700 kilomètres de route. Or, cette route sera exploitée pendant plus de dix ans par la Société autoroutière du Gabon, une société montée de toutes pièces impliquant Arise et un fonds d’investissement français, Meridiam. De plus, il apparait que les portions de route qui sont ou seront rénovées sont à proximité de la localisation d’entreprises : Arise, entreprises forestières liées à famille présidentielle ou à des proches. La même chose se passe avec la « première Transgabonaise », le chemin de fer qui est aujourd’hui obsolète. On nous a fait croire qu’il avait été réalisé pour le transport du peuple gabonais. En réalité, ce chemin de fer est la propriété de Comilog, filiale d’Eramet, entreprise-mère française, qui exploite jour et nuit le manganèse gabonais. Si vous filmez cette voie ferrée en journée, vous verrez qu’elle est exploitée à plus de 80% par Comilog. Les habitants en sont réduits, eux, à ne voyager que de nuit. De même, si vous allez sur la nationale 1, vous verrez qu’elle est dégradée de façon effroyable à cause de poids lourds qui jour et nuit transportent des essences – grumes d’okoumé, ozigho, kevazingo, moabi – qui ont 50, 60, 70 ans. C’est encore une grande ironie pour un pays qui se veut être à la pointe de la sauvegarde de l’environnement !

Début mars 2023 a lieu le « One forest summit », un sommet qui a officiellement pour objectif de protéger la forêt équatoriale, avec un volet de sensibilisation des populations à la préservation des forêts et surtout un volet visant à mettre en place de nouveaux mécanismes financiers. Que pensez-vous de ce sommet qui articule des enjeux écologiques et des enjeux politiques pour Ali Bongo et Emmanuel Macron ?

Une grande partie de la société civile et même des partis politiques pense que ce sommet est une mascarade. Dire à la population qu’elle devrait travailler pour la sauvegarde de l’environnement et de la nature, c’est une grande supercherie ! Nous sommes un peuple de forêt : mieux que tous les autres, mieux que les peuples occidentaux, nous savons quelle est la valeur de la forêt. Nous avons toujours vécu en harmonie avec elle, avec sa faune et sa flore. Jamais une forêt n’a été dévastée ou détruite par des villageois, des autochtones : leur agriculture est une agriculture de subsistance et non industrielle. Jamais par le passé les populations gabonaises n’ont tué des centaines de milliers d’éléphants, ni jamais des éléphants n’ont détruit des plantations d’habitants par centaines comme nous le voyons aujourd’hui. Jamais la forêt n’a été déforestée pour son bois de coupe : dans nos villages, le bois de chauffe est ramassé. Le peuple gabonais n’a pas attendu Monsieur Emmanuel Macron pour respecter la forêt ! Ce sommet, comme d’autres, est organisé pour capter des fonds qui viennent de l’étranger et qui ne vont jamais dans les caisses du trésor gabonais. Si aujourd’hui le Gabon a un problème lié à l’écologie, c’est surtout à cause des projets industriels lancés par Monsieur Ali Bongo Ondimba depuis qu’il est à la tête du pays, depuis 14 ans. Le Gabon est engagé contre la déforestation mais à ce jour, il produit plus de bois de coupe industriel qu’il ne l’a fait auparavant ! Un article du Nouveau Gabon signalait en janvier 2022 que la production avait doublé en dix ans (selon le Trésor français !) [3]. Des pans entiers de forêt sont octroyés à des entreprises françaises ou asiatiques et sont rasés : l’équivalent de plusieurs dizaines de terrains de foot sont détruits chaque jour dans les forêts gabonaises. Le bois est travaillé sur place dans des usines en pleine forêt, puis acheminé à Libreville par des centaines de camions (dégradant le réseau routier) vers la zone industrielle d’où s’échappent des cheminées des résidus de bois brûlé. Ces faits sont vérifiables à travers nos films et les témoignages des habitants. Le Gabon est aussi en train de vendre des portions de forêt à des multinationales telles que Total : émettre un permis de pollution à Total, soi-disant pour purifier l’air que Total est en train de polluer dans le monde, quelle aberration ! Ces mécanismes sont mis en place pour continuer à piller le peuple gabonais et fournir un permis de pollution aux entreprises. La majeure partie des sociétés qui polluent ici au Gabon sont des entreprises françaises : Total, Perenco, Eramet, les filiales d’Areva (devenu Orano). Nous n’avons jamais vu Monsieur Macron pointer ces entreprises. Perenco défraie la chronique au Gabon et ailleurs en Afrique et en Amérique depuis des années, nous ne l’avons jamais entendu s’offusquer du fait que c’est une entreprise française qui est spécialisée dans l’exploitation de puits de pétrole en fin de vie, qui nécessite des process de production polluants. Pire : cette entreprise se domicilie dans des paradis fiscaux. Perenco pollue le Gabon, des milliers d’habitants boivent des eaux polluées aux métaux lourds, aux hydrocarbures. Monsieur Emmanuel Macron n’a jamais fait de voyages au Gabon pour fustiger l’attitude de Perenco ni celle, passive, des autorités gabonaises ! Ce n’est pas de l’écologie ? Ce ne sont pas des êtres humains qui sont en train de s’intoxiquer de façon directe ? Par le passé, le Gabon a connu un cas similaire, avec la pollution liée à l’exploitation de l’uranium par Areva à Mounana [4]. Les autorités françaises et gabonaises avaient fermé les yeux. Aujourd’hui, des personnes en meurent encore, des enfants naissent avec des malformations. Curieusement, c’est à la veille de l’élection présidentielle gabonaise et au lendemain de découvertes majeures de gaz faites par l’entreprise Perenco, au lendemain d’exercices militaires faits par l’armée française et l’armée gabonaise, que Monsieur Emmanuel Macron se sent une âme d’écologiste. La supercherie a assez duré. Nous refusons l’instrumentalisation de la question écologique pour des intérêts purement économiques et personnels. La France d’Emmanuel Macron et d’autres lobbys français veut dépeindre Monsieur Ali Bongo Ondimba comme quelqu’un de fréquentable ! Monsieur Emmanuel Macron fait fausse route et la société civile et le peuple gabonais se préparent à l’accueillir par des manifestations, un concert de casseroles, des films que nous allons diffuser sur la planète entière. La France ne peut pas être officiellement le pays des droits de l’Homme et en même temps le pays qui bafoue les droits de l’Homme, qui marche sur les cadavres faits par une dictature qui se maintient par la force des armes depuis plus de 50 ans. Est-ce que la France accepterait qu’une personne mobilise le pouvoir, les ressources, les richesses du pays pour sa famille ?

[1Perenco est le plus gros producteur de pétrole au Gabon, qu’il exploite avec des méthodes particulièrement néfastes pour l’environnement. Voir aussi l’article de Michael Pauron, « Au Gabon un greenwashing qui sent le brut », Afrique XXI, 05/12/2022

[2Symbole s’il en faut, le directeur général de Perenco au Gabon vient de se voir remettre l’Ordre national du mérite gabonais, début février 2023 !

[3Un des trois plus gros producteurs de bois est l’entreprise française Rougier.

[4Raphaël Granvaud, Areva en Afrique, Agone, 2015

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 325 - février 2023
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