Survie

Joseph Gallieni : de la conquête à la contre-insurrection

rédigé le 28 janvier 2023 (mis en ligne le 10 mai 2023) - Nicolas Butor

Connu et célébré pour son rôle dans l’épisode des taxis de la Marne en 1914, Joseph Gallieni a été avant tout l’un des plus ardents architectes du colonialisme français, aussi bien dans sa carrière militaire que dans sa théorisation des méthodes de colonisation.

Des rues, des statues, une station du métro parisien, des lycées (dont un à Madagascar) : le nom de Joseph Gallieni est honoré dans l’espace public en France comme dans ses ex-colonies. Un épisode rocambolesque du début de la Grande Guerre explique l’entrée de ce personnage dans la légende républicaine : celui des taxis de la Marne. Début septembre 1914, le général Gallieni (alors gouverneur militaire de Paris) ordonne la réquisition de plus d’un millier de taxis pour transporter des soldats jusqu’au front. Cette réquisition aurait joué un rôle décisif dans la mise en échec de l’armée allemande au cours de la bataille de la Marne. Mais à cette époque, Joseph Gallieni était déjà un homme âgé - il mourra d’ailleurs deux ans plus tard - avec derrière lui une longue carrière militaire… consacrée à l’expansion coloniale française.

Une vie au service 
du colonialisme français

Né en 1849 en Haute-Garonne, Joseph Gallieni intègre Saint-Cyr en 1868 et en ressort sous-officier dans l’infanterie de marine. Après avoir combattu pendant la guerre franco-allemande de 1870, il est envoyé à la Réunion, où il reste de 1872 à 1875. C’est le début d’un engagement colonial qui durera plus de trente ans. Fin 1876, il embarque pour Dakar où il est affecté au corps des tirailleurs sénégalais. Il prend part à l’avancée vers l’est africain et participe notamment à la prise de Sabouciré en 1878. En s’appuyant sur des soutiens locaux, et malgré une sévère déconvenue face aux Bambaras, il parvient à occuper militairement en 1880, entre le Haut-Sénégal et la rive droite du Niger, un territoire érigé en colonie sous le nom de Soudan en 1890. Après un détour en Martinique de 1883 à 1886, il revient en Afrique de l’Ouest en tant que commandant supérieur du territoire du Haut-Fleuve (colonie du Sénégal). Il y consolide l’emprise française face aux résistances menées par Ahmadou Tall, souverain de l’Empire toucouleur de Ségou (Mali actuel), et Samory Touré, fondateur de l’empire Wassoulou (Guinée, Mali et Côte d’Ivoire actuels), n’hésitant pas à réprimer dans le sang une tentative d’insurrection. C’est à cette occasion qu’il réalise l’importance de consigner les détails de la conquête pour favoriser le succès de futures entreprises similaires.

La méthode Gallieni

Revenu en France en 1888, le désormais colonel Gallieni rejoint en 1892 le Tonkin (Viêt Nam actuel). Cette région, sous souveraineté française depuis 1885, constituait un vivier de résistances qui la rendaient difficilement gouvernable. La mission de Gallieni est donc de « pacifier » le Tonkin et de permettre à la France d’en exploiter toutes les richesses. Fort de son expérience au Sénégal, il commence alors à théoriser et à mettre en pratique ce qui deviendra « la méthode Gallieni-Lyautey » (du nom d’Hubert Lyautey, un militaire qu’il rencontre en 1894 et qui mettra en forme ses enseignements).
Il s’agit d’abord de s’appuyer au maximum sur les institutions et populations locales pour s’attirer la sympathie des colonisés et diminuer les dépenses : « Toute action politique dans la colonie doit consister à discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, à neutraliser et détruire les éléments locaux non utilisables. »
Au Tonkin, cela se traduit par la création de colonnes qui intègrent des soldats indigènes et européens et par l’armement des populations locales contre les pirates qui y règnent. Il arrive à mettre ces derniers en échec et à obtenir le contrôle total du territoire en 1896, ce qui constituera un tremplin pour la colonisation complète de l’Indochine. L’une des clés de cette conquête est la doctrine de la « tache d’huile », pierre angulaire de la méthode Gallieni qui consiste à partir d’un point central et à avancer progressivement sur tout le territoire à coup d’installations d’avant-postes et d’organisation administrative - une « action combinée de la politique et de la force ».

Gallieni fait tache d’huile

Devenu en 1896 général de brigade et résident général de Madagascar, Gallieni y applique la méthode mise au point au Tonkin. Il impose le travail forcé aux indigènes, place sous surveillance la cour royale qui résiste à la force coloniale et fait exécuter l’oncle de la reine Ranavalona III et son ministre de l’Intérieur pour rébellion. Début 1897, la reine sera même déchue et exilée, ce qui marquera la fin de l’indépendance du royaume. En 8 ans de répression coloniale, de 100 000 à 700 000 Malgaches sont tués. Gallieni reconnaîtra dans une lettre en 1899 qu’il a « dû avoir la main lourde » à son arrivée sur l’île… Il applique aussi à Madagascar la « politique des races » en s’appuyant sur certaines populations tout en dévalorisant d’autres. Si selon lui, « le Malgache, avant tout, cherche à ne rien faire », il voit les Hovas comme « une race industrieuse, laborieuse et âpre au gain » tout en estimant que « les Betsileos sont des paresseux incorrigibles ».
Rentré en France en 1905, il consacre le reste de sa carrière à préparer la revanche contre l’Allemagne, ce qui lui vaudra d’entrer dans la postérité grâce aux taxis de la Marne. Mais le véritable héritage de Gallieni est celui de ses exactions coloniales et surtout de sa méthode, qui sera utilisée par les théoriciens de la contre-insurrection (comme David Galula en Algérie) au cours des guerres d’indépendances des années 1950-1960, et qui continue d’inspirer les militaires français aujourd’hui. La stratégie de la « tache d’huile (…) C’est ce que nous essayons de faire au Mali depuis dix-huit mois », expliquait par exemple le chef d’état-major des armées françaises, le général Lecointre, aux parlementaires français en novembre 2019...
Nicolas Butor

a lire aussi