En novembre 2021, le média d’investigation Disclose révélait la complicité de la France dans l’exécution de civils par le pouvoir égyptien. Après une enquête interne au ministère des Armées, plusieurs sollicitations de l’opposition et des plaintes déposées par des ONG, le gouvernement refuse toujours de reconnaître la moindre erreur.
L’affaire avait fait du bruit, avant de retomber comme un soufflé : fin novembre 2021, le média d’investigation Disclose dévoilait plusieurs centaines de documents militaires et diplomatiques. Ceux-ci révélaient notamment l’existence de l’opération Sirli, une campagne clandestine de renseignement menée par la direction du Renseignement militaire français (DRM) dans le désert occidental égyptien, commencée en février 2016. Officiellement, les informations obtenues par les Français survolant le Sahara et transmises à l’armée égyptienne devaient être utilisées dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Mais dans les faits, ces renseignements ont surtout servi à des bombardements contre des civils suspectés de trafic entre la Libye et l’Egypte. Dès septembre 2016, des militaires français en informent leur hiérarchie qui ne changera pourtant pas le cap de la mission ni ne demandera de compte aux militaires égyptiens. Au total, les renseignements français ont permis au moins 19 bombardements entre 2016 et 2018, faisant potentiellement plusieurs centaines de morts civils. Selon le site Intelligence Online, l’opération est toujours en cours actuellement.
Interpellée quelques jours après la publication de l’enquête par le député La France Insoumise (LFI) Bastien Lachaud, la ministre des Armées Florence Parly annonce l’ouverture d’une enquête interne au ministère. Il s’agit selon elle de « vérifier que les règles qui avaient été fixées et les mesures qui avaient été prises pour qu’elles soient appliquées ont été effectivement mises en œuvre ».
Contacté en février 2022 par Disclose, soit trois mois après les révélations, l’hôtel de Brienne annonce la clôture de l’enquête. Les conclusions en sont aussi peu surprenantes que navrantes : le ministère s’en lave les mains et affirme que l’opération Sirli n’a été le théâtre d’aucune dérive. Il précise que « les conclusions de l’enquête interne demandée par la ministre des Armées au chef d’état-major des armées démontrent que la mission a fait l’objet d’un cadrage clair et que des mesures préventives strictes ont été mises en place » et que « la prévention d’un éventuel risque de dérive a fait l’objet d’un suivi dans la durée » (Disclose, 21/02/22).
Mais comme le rappelle le média d’investigation, les documents publiés montrent qu’aucun accord clair n’encadre cette mission, à tel point que la cellule Afrique de l’Elysée enjoignait Emmanuel Macron d’en fixer « un cadre juridique solide » début 2019. De plus, on voit mal comment justifier la participation de militaires français à des bombardements contre des civils. Impossible en tout cas de se faire une opinion éclairée sur cette enquête, celle-ci étant classée « secret-défense ».
Face à un exécutif niant toute responsabilité, l’opposition parlementaire a tenté tant bien que mal de demander des comptes. Le 23 novembre 2021, les députés LFI proposaient à l’Assemblée nationale d’ouvrir un débat autour d’une possible commission d’enquête concernant l’affaire Sirli - proposition rejetée par les députés de la majorité. Au Sénat, la même demande, formulée par l’élu Europe Ecologie les Verts (EELV) Guillaume Gontard a également été refusée par la majorité des membres du bureau, essentiellement composée d’élus Les Républicains et de centristes.
La délégation parlementaire au renseignement, composée de huit membres habilités « secret-défense », a aussi demandé des comptes à l’exécutif. Dans un courrier du 20 janvier 2022, Florence Parly leur répondait qu’elle ne pourrait discuter de l’opération Sirli, en vertu de l’ordonnance du 17 novembre 1958 qui interdit de discuter des opérations en cours devant les assemblées.
Mais au-delà du déni, le gouvernement cherche activement à étouffer l’affaire. Il aurait fait pression pour que l’enquête demandée par Guillaume Gontard n’ait pas lieu, comme le raconte un sénateur membre de la commission défense interrogé par Disclose : « On nous a fait comprendre que la stabilité de l’Egypte dans la région est essentielle et que cela nécessite de passer sous silence des questions en lien avec les droits de l’Homme. » De plus, une enquête judiciaire contre X a été ouverte pour compromission du secret de la défense nationale - une façon de traquer les sources du média d’investigation.
Reste la justice. Du côté français, il semble y avoir peu d’espoir. Invité par des élus EELV à poursuivre pénalement Florence Parly et son prédécesseur Jean-Yves Le Drian, le procureur général près la Cour de Cassation François Molins a refusé, prétextant que les deux ministres n’ont « pu participer personnellement à une infraction pénale de manière intentionnelle, tant en qualité d’auteurs que de complices d’une infraction éventuellement commise par des responsables égyptiens ».
Deux ONG états-uniennes, Egyptians abroad for democracy et Codepink, ont déposé plainte contre l’Egypte et la France le 12 septembre 2022 devant le pôle crimes contre l’humanité du tribunal de Paris - plainte classée sans suite quelques mois plus tard… (Le Monde, 13/09/22 et 14/01/23)
Face à l’aveuglement des institutions françaises, les ONG s’en remettent aux organisations internationales. Elles ont saisi trois rapporteurs spéciaux de l’ONU, dont celui pour la protection des droits humains dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, et pourraient se tourner vers la Cour européenne des droits de l’Homme. L’ONG suisse Comité pour la Justice a quant à elle saisi, le 21 décembre 2021, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste.
Nicolas Butor