En décembre 2022 ont éclaté les scandales du « Qatargate » puis du « Marocgate », mettant au jour l’existence d’un vaste système de corruption du Parlement européen par ces deux pays. Si le cas du Qatar n’a semblé surprendre personne et a été largement critiqué, la révélation des pressions marocaines a davantage gêné, probablement car cette influence est plus installée, ancienne et globale, et qu’elle vise principalement à défendre la colonisation du Sahara occidental par le Maroc – un conflit oublié de tou.tes. Pour traiter cette actualité, nous avons choisi de republier des extraits du « Sahara Info [1] » de janvier-mars 2023, qui s’est penché en détails sur cette influence diplomatique marocaine.
C’est un système très organisé qui partout en Europe et en Afrique, souvent en Amérique du Nord et latine, fait croire à la légitimité de la présence marocaine au Sahara occidental, se moque du droit international et fait disparaître dans les médias et au sein de nombreux États comme des institutions internationales, la pertinence et viabilité de la lutte du peuple sahraoui pour l’autodétermination. C’est aussi un système capable de s’adapter à l’actualité. Dénoncé comme proche des Soviétiques, au moment de la guerre froide, le Front Polisario [2] est maintenant classé comme organisation terroriste proche des djihadistes ou de l’Iran, propagande adaptée à l’Europe comme aux Etats-Unis.
C’est un système global qui mobilise les citoyens marocains où qu’ils soient, les personnalités et les institutions présentes ou représentant le Maroc à l’étranger. S’y soustraire, c’est être ou déloyal à sa patrie et à son roi ou se mettre en grand danger, le non-respect de la reconnaissance de l’intégrité du territoire (Maroc et Sahara occidental) étant illégal et passible d’arrestation et de prison.
La mise à jour en cette fin 2022 d’un système de corruption pour engager des eurodéputés à bien voter, qui dure depuis de nombreuses années, va-t-elle enfin permettre d’identifier ce système qui non seulement bafoue le droit international mais impose à un peuple 47 ans de guerre et d’exil ?
Les premières infos découvertes dans la presse belge et française font état d’une triple alliance : eurodéputés, sociétés de lobbying, services de renseignement marocain (DGED), chargée d’influencer les votes du Parlement européen en faveur de l’occupation du Sahara occidental.
C’est une influence efficace ! En dépit des arrêts pris par la Cour de Justice qui indiquent clairement que le Sahara occidental est distinct du Maroc, les eurodéputés hésitent, à Strasbourg ils viennent de voter presque à l’unanimité la condamnation du Qatargate mais pas le Marocgate. Les intérêts et relations entre le Maroc et l’Union européenne sont tels que c’est un chemin difficile. Mais à y regarder de près, tous les eurodéputés n’ont pas pratiqué l’autocensure. La Cour de Justice européenne veille depuis 2016 et le Front Polisario très présent à Bruxelles ne manque pas de soutiens.
C’est un juge d’instruction belge, Michel Claise, qui a enquêté sur les soupçons de corruption qataris, enquête qui a aussi désigné le Maroc comme possible source de corruption étrangère au sein du Parlement européen. La défense de la marocanité du Sahara à travers le vote de bons accords de pêche ou de commerce est le principal enjeu. Ce qui commence à sortir dans la presse préoccupe nombre d’eurodéputés. Ainsi, à Strasbourg, à la session de décembre, ils ont approuvé à une écrasante majorité un texte tirant les premières conséquences du scandale qui secoue l’institution depuis quelques semaines.
Mais cette unanimité disparaît quand il s’agit du Maroc. L’amendement 31 déposé par deux eurodéputés espagnols de La Gauche, Sira Rego et Manu Pineda, « Le Parlement est vivement préoccupé par les allégations selon lesquelles le Maroc aurait également tenté d’influencer des députés, d’anciens députés et des membres du personnel au moyen d’actes de corruption ; demande l’application de mesures conformes à celles appliquées aux représentants d’intérêt qataris pendant la durée des enquêtes » n’a pas réuni la même majorité tout en étant rejeté d’une courte tête (253 contre, 238 pour et 67 abstentions). Le Maroc est très présent au Parlement pour l’importance de ses relations économiques avec l’Europe mais l’Intergroupe « Paix au Sahara occidental », qui défend l’autodétermination du Sahara occidental, est actif depuis longtemps au Parlement et joue un rôle non négligeable.
D’anciens eurodéputés ont pris la parole. Ainsi Ana Gomes, eurodéputée portugaise de 2004 à 2019 : « Il est nécessaire de mieux contrôler les parlementaires à la solde de pays comme le Maroc. Nous savions tous que de l’argent liquide circulait pour faire échouer des résolutions ». José Bové de son côté est intervenu sur France Inter le 16 décembre 2022, pour témoigner des tentatives de corruption à son égard quand il était rapporteur de la Commission du commerce extérieur, exercées par le Ministre de l’agriculture marocain, Monsieur Aziz Akhannouch, aujourd’hui Premier Ministre.
Une des cibles prioritaires pour le Maroc fut le vote en 2019 en faveur de l’inclusion du Sahara occidental au champ géographique de l’accord de pêche UE/Maroc, alors que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait jugé cet accord illégal en 2018. À noter que cet accord, modifié en 2019, est actuellement examiné par la CJUE. Le journal l’Humanité dans son édition des 8-9 janvier 2023 nous apprend que Monsieur Akhannouch vient de déposer en France, une plainte en diffamation contre José Bové pour « accusations mensongères ».
Le journaliste d’El Mundo, Pablo R. Suanzes, fait un point précis de l’enquête belge ce 14 décembre 2022. « Ça a commencé par l’arrestation d’un syndicaliste et ancien député avec la saisie d’un million et demi d’euros en espèces et la détention préventive d’un vice-président du Parlement européen, le scandale de corruption le plus notable de la bulle européenne atteint de nouveaux sommets en raison de la participation à l’opération des services secrets d’un nouveau pays, le Maroc. (...) Dans le dossier qui a mené à l’arrestation de Pier Antonio Panzeri, eurodéputé jusqu’en 2019 et fondateur de l’ONG Fight Impunity, il était déjà question de Rabat et de deux personnalités marocaines, l’ancien Ambassadeur à Bruxelles et l’actuel Ambassadeur en Pologne, Abderrahim Atmoun. Dans l’euromandat émis par la Belgique pour l’arrestation en Italie de la femme et de la fille de Panzeri, le Maroc est clairement visé, enregistrements de conversations, preuves de cadeaux généreux qui pointent directement Abderrahim Atmoun ».
Le journaliste note encore que l’enquête menée en Belgique date de 2021 et qu’à y regarder de plus près, le lobby marocain a beaucoup plus de raisons d’exercer son influence auprès de l’Europe que le lobby qatari. En jeu beaucoup d’argent, des revendications territoriales et des différends géopolitiques. Le journaliste espagnol note encore : « C’est un constat habituel, pendant les sessions plénières, l’Ambassade du Maroc a un bureau permanent dans le bar des eurodéputés ». À partir d’une source portugaise, le journaliste écrit : « Le Maroc a dû financer Antonio Panzeri depuis longtemps pour faire échouer les résolutions sur le Sahara occidental ».
Le journal Le Monde chronique aussi sur l’affaire le 17 décembre avec de nouvelles informations. L’eurodéputé Panzeri, tout en présidant la Commission mixte UE/ Maroc, a joué un double jeu sous couvert d’impartialité. Proximité avec le Maroc et visite des campements de réfugiés sahraouis : pseudo-neutralité pour apparaître comme un Président légitime et surtout informer ses amis de la situation à Tindouf. Déjà en 2013, Panzeri semblait être en service commandé pour réagir aux informations contenues dans le rapport Tannoc [3], très défavorable au Maroc. Un pacte secret entre Panzeri et les services secrets marocains semble être possible. Après son départ du Parlement, l’action en faveur du Maroc est reprise par l’eurodéputé Andrea Cozzolino, socialiste italien et son assistant parlementaire, Francesco Giorgi. Les liens sont maintenus avec les services secrets marocains et leur directeur Mohamed Yassine Mansour. Plusieurs policiers franco-marocains jouent les intermédiaires. Ce début de janvier, la justice belge, suivant les premières conclusions de son enquête, a inculpé pour « appartenance à une organisation criminelle, blanchiment d’argent et corruption » plusieurs personnes. Eva Kaili, eurodéputée socialiste grecque, prise en flagrant délit de possession de sommes d’argent importantes, n’a pas bénéficié de son immunité parlementaire. Par un vote presque unanime de ses collègues, elle a été déchue de son mandat. La présidente du Parlement européen a proposé au vote la levée de l’immunité parlementaire de deux eurodéputés, Andréa Cozzolino et Marc Tarabella (socialiste belge). Antonio Panzeri est passible de prison comme Nicolo Figa Talamanca, Président de l’ONG « No peace without justice ». Cette ONG était installée à la même adresse que l’ONG « Fight Impunity » dirigée par Panzeri, et sans doute accueillant les services marocains dans leurs locaux.
En France, c’est l’ancien eurodéputé socialiste Gilles Pargneaux qui s’est employé à peser sur les votes. Réputé grand ami du Maroc, il défend la marocanité du Sahara et les bienfaits du royaume en faveur du développement du Sahara occidental, c’était un « partenaire » précieux jusqu’en 2019.
Le journal l’Humanité dans son numéro du 5 janvier rappelle également l’intervention de l’eurodéputé belge, Philippe Lamberts qui préside le groupe Verts, le 27 novembre 2018 : « Dans une lettre au Président d’alors, il s’interroge sur le fait que trois parlementaires libéraux, Patricia Lalonde (UDI, France), Ramona Manescu (Roumanie) et Frédérique Ries (Belgique) figuraient au bureau de la Fondation Euromeda, association de droit belge en lien avec le gouvernement marocain, créée par Gilles Pargneaux et ne figurant pas dans le registre des lobbies. Philippe Lamberts note surtout que cet engagement des trois parlementaires ne figure pas dans leur déclaration d’intérêts, alors que Patricia Lalonde a participé à des réunions du comité du commerce international et de celui des Affaires étrangères. (...) Les réseaux d’influence marocains demeurent flous, ainsi l’ONG Fight impunity présidée par Panzeri n’est pas non plus inscrite au registre des groupes d’intérêt ». Rosa Moussaoui, responsable de l’enquête à l’Humanité, s’est adressée à Francesco Bastagli, ancien représentant spécial des Nations unies pour le Sahara occidental. Ce dernier confirme les témoignages précédents : « Du côté du Maroc, ce groupe d’amis est très articulé, ils n’orientent pas seulement l’argent ou les ressources, ils facilitent aussi l’identification des parlementaires qui peuvent être corrompus en fonction de leurs responsabilités, ils créent des évènements, des missions... ». La suite à lire dans le « Sahara Info » de janvier-mars 2023, qui revient en détails sur la politique marocaine à l’international concernant le Sahara occidental et sur les pressions marocaines exercées en France à l’encontre des militant.es sahraoui.es ou français.es. Le numéro est disponible surwww.sahara-info.org.
Dans le Sahara Info de janvier-juin 2022, nous avons déjà longuement traité de cette affaire Pegasus : le logiciel Pegasus, conçu par une entreprise privée en Israël et mis à la disposition de plusieurs États avec l’accord du gouvernement israélien, a permis un espionnage de grande ampleur. Parmi une dizaine d’autres États, le Maroc est directement impliqué dans l’accès à plus de 1000 téléphones en France, accès qui permet la lecture et l’enregistrement de tout ce que peut contenir un téléphone aujourd’hui. Des militants comme Claude Mangin et des élus comme le maire d’Ivry ont été directement touchés, mais l’espionnage numérique a également concerné l’Elysée ! Tout est aux mains de la justice comme cette affaire de corruption au Parlement européen révélée par la justice belge enquêtant sur le Qatar ! Claude Mangin, Maître Bréham son avocat, et Philippe Bouyssou le maire d’Ivry ont déjà été auditionnés.
Le dossier est également dans les mains du Comité contre la torture qui a écrit au ministre de la Justice marocain, au titre de l’article 13 de la Convention contre la torture. Pas de réponse convaincante du Maroc. Ce logiciel Pegasus a aussi infecté l’Elysée, cet aspect est pris au sérieux par les journalistes observateurs des relations Paris-Rabat.
Abdellatif Hammouchi, actuellement à la tête des services de renseignements marocains, se souvient de la plainte déposée contre lui en France pour torture, il n’est sans doute pas étranger au scandale Pegasus qui alimente la mauvaise humeur du Président Macron à l’égard de Mohamed VI. Le scandale Pegasus se pose aussi en Espagne où le Maroc essaie d’obtenir de la justice espagnole de totalement exonérer ses services secrets de l’accusation d’espionnage, pour éviter la position prise par la justice française. En effet, les tribunaux français concernés ont refusé en mars 2022 de retenir les accusations de diffamation initiées par le Maroc contre plusieurs journaux, au nom de la liberté de la presse, protection légale face à la diffamation. Le journaliste Ignacio Cembrero, ancien correspondant Maghreb pour El Païs et El Mundo, vient de nous transmettre un message qui éclaire bien ce sujet. « Le vendredi 13 janvier, aura lieu le procès suite à la plainte au civil déposée contre moi à Madrid par le royaume du Maroc pour action de vantardise. C’est la 4e fois depuis 2014 que le Maroc me traîne en justice. D’abord par deux fois avec des plaintes au pénal m’accusant d’apologie du terrorisme, puis à deux reprises par la voie civile. Les avocats au service du Maroc savent qu’ils ne peuvent me traduire en justice pour diffamation car en Espagne comme en Europe, la liberté de la presse est protégée. Pour éviter ce qui s’est passé en France, ils ont utilisé une ancienne référence qui subsiste dans le code civil espagnol : l’action de vantardise !
Ils me reprochent ainsi de m’être vanté d’être parmi ceux qui ont été espionnés par Pegasus.
Un peu plus tard, le 18 juillet 2021, le journal Le Monde a bien indiqué que mon portable faisait partie des objectifs de l’espionnage numérique marocain. À la veille du procès, les avocats du Maroc demandent au tribunal de m’obliger à me rétracter et à affirmer que le Maroc n’a pas eu recours à Pegasus. Sans oublier de noter que l’avocat au service du Maroc, Ernesto Diaz Bastien, a été l’avocat de Pinochet en Espagne et du trafiquant d’armes, Monzer Al Kasser, qui purge une peine de 30 ans aux Etats-Unis ».
[1] Sahara Info est le bulletin d’information de l’association des amis de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Cette association française a été créée en 1976 suite à l’invasion du Sahara occidental par le Maroc et à la proclamation de la RASD en exil le 27 février 1976.
[2] Front pour la libération du Sahara occidental. Voir Billets d’Afrique n°317, mai 2022.
[3] Résolution du Parlement européen du 22 octobre 2013 sur la situation des droits de l’Homme dans la région du Sahel