Survie

La justice préfère ne pas

Rwanda

rédigé le 25 avril 2023 (mis en ligne le 27 juillet 2023) - Martin David

Depuis qu’Emmanuel Macron a proclamé qu’«  il ne peut y avoir de réconciliation sans justice » à Kigali en 2021, on aurait pu croire que la justice française allait enfin progresser dans les plaintes visant des responsables français pour leur soutien au régime qui a commis le dernier génocide du XXème siècle, il n’en est rien.

Les organisateurs ou les auteurs rwandais de cette tragédie réfugiés en France finissent parfois par être jugés. Emmanuel Macron a promis d’augmenter les moyens qui y sont consacrés, mais les effets en sont difficiles à percevoir.

Envers les Rwandais, la justice se hâte avec lenteur

Du 9 mai au 13 juillet 2022 s’est tenu au Tribunal de Paris le procès aux assises de Laurent Bucybaruta, préfet de Gikongoro en 1994, qui était parmi les organisateurs de l’extermination des Tutsi de sa préfecture. La cour l’a condamné à vingt ans de réclusion pour génocide et crimes contre l’humanité. Cette condamnation intervient après plus de deux décennies de procédures des parties civiles et de leurs avocats qui ont initié la plainte et menèrent le parquet à enquêter. M. Bucybaruta a fait appel de ce jugement.
Le 29 septembre 2022, le procès de Félicien Kabuga s’est ouvert à la Haye aux Pays-Bas. Cet ancien homme d’affaires en fuite depuis 25 ans était recherché par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). Il est accusé d’avoir permis la commission du génocide grâce aux moyens financiers qu’il a fournis, avant et pendant celui-ci. Cela concerne notamment le financement d’achat d’armes et de la création de la Radio Télévision Libre des Mille collines (RTLM) qui propageait la parole des génocidaires. Il a bénéficié de soutiens qui lui avaient jusque-là permis d’échapper à une traque internationale, passant notamment 12 ans caché au pays de Voltaire avant d’y être arrêté en mai 2020. Mais, à 89 ans, son mauvais état de santé tant physique que mental a conduit à la suspension de son procès le 24 mars 2023. Encore une fois, un Rwandais réfugié en France joue sur le temps et l’oubli pour ne pas avoir à répondre devant la justice d’accusation de génocide.

Deux autres procès de Rwandais accusés de génocide auront lieu en 2023. Celui de Philippe Hategekimana, ancien officier de gendarmerie à Nyanza, du 10 mai au 29 juin. Il était réfugié en France dont il avait obtenu la nationalité, changeant son nom pour celui de Manier. C’est le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) qui a déposé plainte contre lui en 2015 et qui a permis, après « seulement » huit ans, qu’il soit jugé pour quatre chefs d’accusation dont ceux de génocide et crime contre l’humanité.

Huit années qui paraissent bien courtes au regard des vingt-huit ans écoulés dans le cas de Sosthène Munyemana, qui était médecin à Butare et est accusé d’avoir commis et incité au meurtre contre des Tutsis durant le génocide. Il est arrivé en France en septembre 1994. En 1995, la FIDH et Survie ont déposé plainte contre lui pour génocide et crime contre l’humanité. Il a néanmoins exercé comme médecin urgentiste à l’hôpital de Villeneuve-sur-Lot pendant plus de 10 ans en toute tranquillité. Les plaignants, rejoints par des associations (CPCR, CRF, FIDH, Survie), ont tenu bon et c’est grâce à leur pugnacité que justice va enfin être rendue cette année.

Plusieurs plaintes contre des Rwandais réfugiés en France sont par ailleurs toujours en instruction en France, qui refuse systématiquement d’extrader ces suspects vers le Rwanda où ils pourraient aussi être jugés et soulager le système judiciaire français. A ce jour, 29 ans après les événements, sur plusieurs dizaines de plaintes déposées contre des présumés génocidaires, seules trois ont abouti à des condamnations définitives en France.

Des plaintes en diffamation par les gardiens du temple

C’est chose commune, pour ceux qui défendent et justifient le rôle de la France au Rwanda sur la période 1990-1994 ou qui ont participé au génocide, d’attaquer en justice pour diffamation ceux qui les mettent en cause. On dénombre 24 plaintes de ce type, jugées ou en cours, mais ce ne sont pas ces plaintes qui bâillonneront ceux qui veulent comprendre les faits.
Aloys Ntiwiragabo, ancien haut responsable des renseignements militaires rwandais en 1994, aurait joué un rôle important dans la planification et la collecte d’informations en vue de l’extermination des Tutsi du Rwanda. Il avait échappé au TPIR, vivait depuis plusieurs années près d’Orléans, et y a été découvert en 2020 par Théo Englebert, journaliste de Médiapart. La journaliste Maria Malagardis s’est étonnée dans un tweet de la découverte d’un « nazi africain » en France. Ntiwiragabo l’a poursuivie pour injure publique. Il a été débouté mais fait appel. Pendant ce temps, en réaction à l’article de Médiapart, le Parquet avait (fait rare) déclenché de sa propre initiative une enquête préliminaire, mais cela n’a toujours pas conduit à son arrestation ou à sa mise en examen.
Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée en 1994, a fait condamner en mai 2022 l’ancien militaire Guillaume Ancel pour diffamation car il avait « dépassé la limite admissible de la liberté d’expression ». Il poursuit aussi Annie Faure, médecin présente au Rwanda en 1994 comme humanitaire, qui a affirmé sur France Inter, en 2019, à propos d’Hubert Védrine, qu’il avait « accepté ou fermé les yeux sur la livraison d’armes et la protection des génocidaires rwandais » : l’audience s’est tenue les 20 et 21 avril 2023.
Guillaume Victor-Thomas est un homme d’affaires français. Selon le témoignage d’un membre de la Croix-Rouge de l’époque, Walfroy Dauchy, à l’été 1994, Victor-Thomas a convoyé des armes aux Forces Armées Rwandaises (FAR) via un aéroport géré par l’armée française, à Goma au Zaïre (actuellement République Démocratique du Congo). Victor-Thomas a porté plainte pour diffamation contre Dauchy et contre certains de ceux qui ont repris son témoignage : les journalistes Benoit Collombat et Laurent Larcher, l’ex-militaire Guillaume Ancel. Curieusement, ce dernier a été jugé séparément, en premier : il a été relaxé le 8 novembre 2022. Les autres ont été jugés le 13 mars 2023 et le verdict est attendu en mai.

Durant ce dernier procès, l’accusation a produit comme témoin un négationniste notoire, Charles Onana, car il mettait en cause l’existence des livraisons d’armes de la France à Goma dans un de ses ouvrages. Lors de l’audience, la mise en avant de ses positions négationnistes par l’avocat de la défense a conduit à un spectacle étonnant : l’accusation a dû désavouer publiquement le témoin qu’elle avait fait citer. Il faut dire que suite à une plainte de Survie, de la LDH et de la FIDH, Onana fait l’objet d’une mise en examen [1] pour avoir « nié, minoré ou banalisé de façon outrancière le génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda en 1994 » dans son livre où il écrit que « la thèse conspirationniste d’un régime Hutu ayant planifié un "génocide" au Rwanda constitue l’une des plus grandes escroqueries du XXème siècle » [2]. Le procès est attendu en 2024.

Des responsables français peu inquiétés par justice

Les procédures contre des Français pour complicité de génocide, elles, n’avancent pas du tout et ne conduisent à aucun procès. Pendant ce temps, les suspects et témoins vieillissent, les victimes souffrent. Tempus fugit.
Des rescapées tutsi portent plainte pour viol contre des militaires français chargées de les protéger dans les camps de réfugiés. Leur plainte a été déclarée recevable, l’expertise psychologique a estimé qu’elles ne sont pas manipulatrices. Malgré l’impact de leurs témoignages dans Le silence des mots, le reportage qu’Arte leur a consacré l’an dernier, la justice ne bouge toujours guère, notamment parce que l’armée refuse toujours de fournir les photos des militaires présents sur place.
La plainte contre X portée par Survie, la LDH et la FIDH, qui vise Paul Barril pour ses actions de mercenariat au Rwanda durant le génocide, est bloquée car, du fait de la lenteur de la procédure, l’état de santé de l’ancien gendarme de l’Élysée s’est dégradé et il n’a pas pu être auditionné par la juge. C’est bien regrettable car, au sein des archives qui ont servi à l’élaboration du rapport Duclert et qui sont disponibles à Pierrefitte, Survie a trouvé [3] des fiches des services français expliquant que le gouvernement rwandais en fuite a fait appel à Paul Barril et à Bob Denard. Ces documents sont postérieurs aux suggestions de « stratégie indirecte » - autrement dit de faire appel au mercenariat – de Christian Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand. La demande d’acte visant à élargir la plainte à M. Denard ainsi que d’autres demandes pointant vers des pistes plausibles ont pourtant quasiment toutes été rejetées. La revue l’Essor de la gendarmerie nationale a publié un article de plusieurs pages de Barril en octobre 2022, ce qui a incité les parties civiles à demander une nouvelle expertise de ses facultés mentales, mais cette demande a été rejetée. Quelqu’un aurait-il envie d’éviter que Barril dévoile tout ce qu’il sait ?

Il existe deux autres dossiers contre des responsables civils ou militaires dans lesquels Survie s’est portée partie civile. D’abord la plainte contre X en 2017 pour les livraisons d’armes effectuées par la France au Rwanda en 1994. La plainte initiale, en 2015, avait été classée sans suites aux motifs que le Président de la République n’avait pas à rendre de comptes, et que les ministres relevaient d’une cour de justice spéciale.
Ensuite, la plainte contre la BNP pour complicité de génocide et crime contre l’humanité porte sur une autorisation de transfert de fonds qui a permis au gouvernement génocidaire d’acheter des armes en juin 1994. Aucune avancée significative du dossier n’a eu lieu.

Le paroxysme de l’ensablement judiciaire est atteint avec le dossier « Turquoise 1 ». Il concerne notamment l’abandon des Tutsi de Bisesero aux tueurs, entre le 27 et le 30 juin 1994, alors que les soldats français stationnaient à quelques kilomètres de là. Une ordonnance de non-lieu a été rendue en septembre 2022. Les parties civiles (Survie, LDH, FIDH) ont fait appel. Une première audience devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris s’est tenue le 22 mars 2023. Elle a été brève, un report ayant été décidé par la cour et l’audience renvoyée au 17 mai.
Le dispositif étatique qui a conduit à reconnaître des « responsabilités lourdes et accablantes » de la Vème République française, mais « pas de complicité », est toujours le même. Les mots du président français en 2021 à Kigali sonnent bien creux pour les plaignants et tous les rescapés. La « séquence mémorielle » démarrée en 2019 par Emmanuel Macron avec la lettre de mission à Vincent Duclert pour enquêter sur le rôle de la France se révèle être un outil politique utilisé par l’État pour normaliser ses relations avec le Rwanda et absoudre la France de complicité dans le génocide contre les Tutsi en 1994.
Pourtant, en ayant propagé l’idée que la France exerçait des responsabilités dans le soutien à la préparation et à la commission du génocide des Tutsi, cette séquence, qui se voulait être la dernière pour le pouvoir, en ouvre de fait une autre. La déclassification partielle des archives, couplée au fait que, désormais, l’implication des responsables civils et militaires est avérée, permettra à de plus nombreux chercheurs, historiens et journalistes de continuer les investigations commencées par des militants il y a presque 30 ans. Gageons que cela permettra d’éclairer les zones d’ombre de la complicité de la France dans le génocide contre les Tutsi du Rwanda de 1994, puisque la justice préfère ne pas.

Martin David

Archives

Le travail d’enquête sur la complicité de la France dans le génocide des Tutsi repose principalement sur la collecte de témoignages et de documents d’archives. L’accès aux archives civiles et militaires est donc essentiel pour établir la matérialité des faits et en désigner les responsables tant pour la justice que pour les historiens, chercheurs ou simples citoyens. La commission Duclert a fait verser aux Archives Nationales un fac-similé de l’ensemble des documents auxquels elle a eu accès, ce qui représente environ 12 000 documents qui étaient en grande partie classés « Confidentiel-Défense ». Ce fonds représente une source d’information intéressante, il faudra des années pour en analyser le contenu, disponible au format papier sous réserve de se rendre à Pierrefitte (93) aux horaires d’ouverture. Ce versement, qui se voulait un symbole de la transparence de la commission Duclert et de l’État français, est un œilleton sur les archives de l’État français sur le Rwanda avant, pendant et après le génocide : on sait, a minima, que l’inventaire du Service Historique de la Défense (SHD) comporte plus de 100 000 documents, que les Archives de l’Assemblée Nationale sont restées fermées à M. Duclert et que les documents issus du SHD sont des extractions partielles des archives d’origine. Tous ces documents sont protégés par le secret-défense ; du fait de la législation adoptée au sein de la loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement (PATR) en juin 2021 et confirmée par le Conseil constitutionnel,- certains documents pourraient ne jamais devenir accessibles, créant ainsi un trou noir historique et renforçant l’impunité des décideurs.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 327 - avril 2023
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