Survie

Le général qui dérangeait

France-Rwanda

rédigé le 30 avril 2023 (mis en ligne le 27 juillet 2023) - François Graner

Fidèle serviteur de la Françafrique, et même putschiste en Algérie : rien dans son début de carrière ne prédisposait Jean Varret à recevoir les louanges de l’association Survie. Devenu général, il est chargé de la coopération militaire dans les années d’avant le génocide des Tutsis. Il s’oppose courageusement au soutien que la France apporte aux extrémistes hutus, et est mis à l’écart en 1993. Il sort aujourd’hui un livre.

En 1998, interrogé par les députés français, Jean Varret révèle sobrement que, dès 1991, le chef de la gendarmerie rwandaise lui avait demandé des armes dans le but explicite d’exterminer les Tutsis. Mais Varret constate que les députés dédouanent la France de toute responsabilité dans le génocide. Il reste longtemps silencieux. Passé près de la mort lors d’un grave accident de montagne en 2016, il se décide à parler.
Il sort un premier livre en 2018 [1], accompagné par des interviews [2]. Il y explique comment, dans les années 1990-1993, les responsables civils et militaires français, mûs par la volonté de défendre la zone d’influence française contre les anglo-saxons, soutiennent l’armée rwandaise face aux rebelles du Front Patriotique Rwandais ; et ce, sans s’émouvoir de ce que les extrémistes hutus opérent des massacres de Tutsis, répétitions générales du futur génocide. Varret essaie de s’y opposer, mais en vain : il est « inaudible ». La cour autour de Mitterrand, et ce que Varret appelle en pesant ses mots le « lobby militaire », se renforcent mutuellement dans une approche déconnectée de la gravité de la situation. Doublé par une hiérarchie parallèle, puis remplacé au printemps 1993 par le général Huchon qui est un tenant de la ligne officielle, il assiste impuissant au génocide des Tutsis d’avril à juillet 1994.

2021 marque un tournant : le rapport Duclert réhabilite Varret, Emmanuel Macron l’emmène à Kigali pour la réconciliation rwando-française, et des langues se délient. Le général Sartre (qui était intervenu au Rwanda en 1994) s’exprime : « les responsables politiques et militaires qui nous ont poussés à défendre ce qui fut leur politique me sont plus odieux que ceux qui accusent l’armée française de complicité de génocide ». Varret pense de même et, dans un nouveau livre fait d’entretiens avec le journaliste Laurent Larcher [3], il fournit des informations importantes.

Des révélations inédites

Importantes d’abord pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement de la Françafrique : en quoi l’action de la France au Rwanda a été à la fois une politique françafricaine rendue banale par son application dans de nombreux pays, et un exemple extrême par ses conséquences. Varret révèle que les fils des présidents français et rwandais se sont entendus pour aboutir à des achats d’armes par le Rwanda à l’Afrique du Sud. Il explique : « C’était ça, la réalité de notre coopération : donner des équipements et de la formation à des régimes prédateurs ». Mitterrand lui précise explicitement que sa politique en Afrique est destinée à contrer les Américains ; et que, contrairement aux interprétations qui ont été faites de son discours de La Baule en 1990, il n’est pas question pour lui de lier le soutien français à des avancées en matière de multipartisme. Quand les Français discutent pour savoir s’ils doivent ou pas soutenir tel dictateur, c’est en fonction d’affrontements franco-français ou de la fiabilité présumée du régime ; les crimes de celui-ci n’entrent jamais en ligne de compte. Varret revient aussi sur la sexualité dans l’armée, du haut en bas de la hiérarchie. Prévenu d’une recrudescence des maladies vénériennes parmi ses subordonnés, lui-même a organisé dans les années 1980 un « Bordel militaire de campagne » illégal. Le journaliste Laurent Larcher le pousse à parler des viols en Algérie, et aussi de l’usage de la torture.

Ensuite, pour comprendre pourquoi, alors que presque tous les militaires obéissaient sans état d’âme, Varret est passé d’exécutant à opposant. Il est difficile de résumer ici en peu de mots le subtil assemblage de raisons sociologiques, historiques, psychologiques, et conjoncturelles distillées au fil du livre. Capable d’esprit critique et d’écoute, sachant réfréner ses ambitions personnelles, éloigné des principaux réseaux d’influence, ouvert à des opinions et des milieux non militaires... De l’humanité aussi ; Varret regrette : « Pour moi, les soldats du Front patriotique rwandais étaient d’abord des Rwandais : ils n’étaient pas nos ennemis ! J’ai vraiment cru que nous étions là-bas pour aider. »

Enfin, pour en tirer les leçons pour les prochaines générations. Varret, enfant, est hanté par l’occupation allemande et par le massacre d’Oradour qui s’est déroulé non loin de chez lui. Il s’interroge sur ce que signifie « Plus jamais ça ». La concentration des pouvoirs dans la Vè République, la volonté française d’asseoir sa puissance sur une zone d’influence en Afrique, et le recours aux forces spéciales pour des opérations peu avouables : ces trois points contre lesquels Survie s’élève, Varret aussi les désigne comme les trois mécanismes qui ont permis ce désastre qu’a été la politique française au Rwanda.

François Graner

[1André Bigo, « Soutien en amont du génocide : un général parle », Billets d’Afrique, n°283, décembre 2018 janvier 2019

[2Voir par exemple : « FranceRwanda  : un lanceur d’alerte écarté », entretien avec François Graner, 8 novembre 2018

[3Général Jean Varret, « Souviens-toi : Mémoires d’un général français à l’usage des générations futures », Les Arènes, 6 avril 2023

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 327 - avril 2023
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