Maîtres Jean Simon et Hector Bernardini représentent l’association Survie respectivement depuis 2011 et 2019, dans les procédures concernant des Rwandais accusés de crime de génocide et de crime contre l’humanité, Maître Sarah Scialom les a rejoints cette année. Ils ont donc été les avocats de Survie lors de 6 procès, tous concernant des faits qui se sont produits en 1994, ce qui est à la fois bien tardif et bien peu. A l’occasion du procès de Philippe Hategekimana qui s’est tenu en mai-juin 2023 à Paris, nous les avons interrogés sur leur travail en tant qu’avocats de parties civiles.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la justice française juge ces hommes et pourquoi elle a tant tardé à le faire ?
Jean Simon : Si la justice française a pu juger ces hommes (à ce jour seules deux condamnations sont définitives et les autres ne le sont pas encore pour avoir été frappées d’appel par les accusés), c’est sur le fondement juridique de la compétence universelle.
Cette compétence signifie qu’un État peut poursuivre et juger un individu pour des faits qui n’ont pas été commis sur son territoire, par une personne étrangère à l’encontre d’une victime étrangère.
Il s’agit ici des infractions les plus graves : le génocide et les crimes contre l’humanité. Ces crimes imprescriptibles qui bouleversent et touchent tout un chacun.
Malgré le temps pris par la France pour juger ces personnes, les décisions rendues sont essentielles pour les victimes qui réclament justice et luttent contre l’impunité du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda d’avril à juillet 1994.
Hector Bernardini : Sur la lenteur de la procédure, il faut bien reconnaître que les moyens alloués aux autorités de poursuites sont totalement insuffisants face à l’ampleur de la tâche. On parle de dossiers qui exigent que les enquêteurs spécialisés de l’Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité (OCLCH), les juges d’instruction, leurs greffe et assistants spécialisés se rendent sur place pour procéder à des auditions, des constatations et des remises en situation. Le temps judiciaire est un temps long.
Il n’y a actuellement que 3 juges d’instruction pour environ une masse de 80 à 100 dossiers d’instruction. Du côté du parquet, ce n’est pas mieux. Nous n’avons pas les chiffres exacts, mais pas plus d’une dizaine de procureurs pour les 200 dossiers du pôle.
Concernant certains dossiers, les mauvaises langues diront que l’on n’a pas envie qu’ils soient un jour jugés. Je pense à l’affaire Laurent Serubuga qui a vraisemblablement passé des commandes d’armes aux Français, eu recours à des mercenaires fournis par la France.
Je souhaite de tout cœur me tromper et que les pouvoirs publics me fassent mentir !
Quel sens a pour vous cet engagement aux côtés d’une association partie civile ?
H.B. : Pour ma part c’est d’abord une curiosité professionnelle. On parle d’affaires pénales qui mêlent l’histoire, la politique, la diplomatie, les relations internationales, etc. C’est absolument passionnant et très stimulant sur le plan intellectuel.
Au fil de nos pérégrinations, notamment avec les bénévoles de l’association et sur le terrain au Rwanda, on a fait de belles rencontres humaines.
Après avoir accepté la proposition de Survie, je me suis informé. Et comme de nombreux bénévoles, j’ai été effaré par ce que j’ai lu et entendu au sujet de mon pays. D’abord incrédule, puis on creuse. Les idées font leur chemin et on se les approprie.
J.S. : J’avais 20 ans en 1994 et ne peux m’empêcher de penser que je suis totalement passé à côté d’un génocide d’une ampleur énorme. Et ce alors même qu’à Paris et dans toute la France, des militants de Survie se battaient déjà. Mon engagement traduit l’envie de leur dire que tout ce qu’ils ont fait, que leurs années de combat et d’abnégation pour la justice et contre l’impunité, n’ont pas servi à rien.
Vos plaidoiries reflétaient avec force les luttes de l’association contre la Françafrique, contre la banalisation, la négation du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994, son refus de l’impunité. Pourquoi avoir fait entendre aux jurés cette histoire singulière ?
J.S. : Nous sommes évidemment sensibles aux combats de l’association et savons à quel point Survie a tout tenté avant le génocide, mais aussi pendant et bien évidemment après pour que ces thèmes intègrent le débat public.
Nous jouons un rôle de porte-parole de l’association et il nous semble important que ces thèmes soient portés à l’audience en ce qu’ils font à notre sens intégralement partie des éléments de contexte qui aident à comprendre ce qui s’est passé sur cette période au Rwanda et plus encore que l’opinion publique puisse se saisir du rôle de la France dans la réalisation de ce drame absolu.
H.B. : Depuis la publication du rapport de la commission Duclert, et la reconnaissance par Emmanuel Macron du rôle accablant joué par la France dans la commission de ces faits, cela fait partie du récit historique, au même titre que la révolution ethniciste de 1959 ou l’essor du mouvement « Hutu Power » en réaction aux accords d’Arusha…
Cette vérité historique, nous la devons aux jurés et à la cour et dans une plus large mesure, aux Français, aux rescapés et aux proches parents des victimes.
Certains témoins de contexte ont fait écho aux travaux de l’association Survie. Pourquoi avoir fait citer monsieur Depaigne ? Monsieur Graner ?
H.B. : En ce qui concerne Vincent Depaigne, il est l’un des seuls juristes à avoir sérieusement réfléchi à l’imputabilité à la France des crimes perpétrés au Rwanda.
Dans ce procès en particulier, prenant l’exemple de l’affaire Papon ou en analysant la jurisprudence du Tribunal de Nuremberg, Depaigne a expliqué aux jurés comment on pouvait passer de la responsabilité collective (de la gendarmerie ou de l’État) à la responsabilité individuelle (de l’accusé par exemple) ainsi que les différentes formes que pouvait prendre la participation à un génocide (le spectateur approbateur, le supérieur hiérarchique, etc.).
Quant à François Graner, personne mieux que lui ne pouvait décrire l’imbrication des hiérarchies militaires rwandaises et françaises entre 1990 et 1994. Personne, pas même Duclert. Les militaires ou des personnes comme Hubert Védrine auront toujours une subjectivité, un rôle actif et des partis pris politiciens qui leur feront faire des contresens historiques. François Graner dissèque les faits avec une rigueur scientifique.
Il nous a expliqué dans quelle mesure le détachement (DAMI) avait pu contribuer à la formation et à l’équipement des gendarmes rwandais, parmi lesquels l’accusé. Il a été établi que l’accusé avait eu recours à un mortier 60 mm et à un hélicoptère, les deux équipements ayant vraisemblablement été fournis et entretenus par la France. Laquelle a aussi formé les Rwandais à leur maniement…
C’est notamment l’usage de ce mortier qui a permis de venir à bout des dernières poches de résistance de réfugiés Tutsi à Karama et à l’ISAR Songa fin-avril 1994.
Le Professeur Josias Semujanga cité par le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) est aussi revenu sur différents thèmes chers à l’association Survie comme la lutte contre la thèse nauséabonde du « double génocide » qui a fait florès dans l’opinion publique française, sous l’impulsion de la cellule Afrique de l’Élysée. Semujanga nous a rappelé la continuité entre le discours de la Baule en 1990, le soutien au gouvernement de Juvénal Habyarimana et le discours de Biarritz en novembre 1994 dans lequel François Mitterrand évoque « les génocides » au pluriel. Une vaste entreprise de légitimation de l’intervention française…
En quoi le témoignage du général Varret, entendu à la demande du président de la cour d’assises, a-t-il pu éclairer les jurés ?
J.S. : Le général Jean Varret est venu à l’audience afin de confirmer mot pour mot ce qu’il a affirmé dans son livre, notamment sur le fait que des années avant la commission du génocide, le général Rwagafilita dès 1991 lui avait demandé la fourniture d’armes lourdes afin d’exterminer les Tutsi…
H.B. : Concrètement, le Président avait fait citer le général Varret car un témoin (Augustin Ndindilimana, ancien général chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise) contestant le rôle de la gendarmerie dans la perpétration du génocide avait dit à la barre que Jean Varret avait menti car le lieutenant-colonel Robardey avait dit que Jean Varret avait menti…
« Personne n’avait jamais traité Jean Varret de menteur », nous a-t-il dit avant de lire un courriel reçu du lieutenant-colonel Robardey qui démentait les propos de Ndindilimana.
De notre point de vue, ce qui était intéressant, c’était d’insister sur les commandes d’armes de guerre à la France par les chefs militaires extrémistes rwandais.
Après le témoignage de François Graner sur le soutien matériel, humain et logistique apporté aux forces armées rwandaise, la parole de Jean Varret est venue enfoncer le clou.
J.S. : Le témoignage du général Jean Varret (que personne n’a osé contester) est donc éclairant à plusieurs niveaux en ce qu’il démontre d’une part l’implication totale de l’appareil étatique rwandais, de son armée et de sa gendarmerie notamment, dans la volonté génocidaire et d’autre part la parfaite connaissance par la cellule élyséenne de ce projet destructeur.
Vous avez également porté la voix d’un grand nombre de parties civiles, personnes physiques ayant souffert de l’action de Philippe Hategekimana, vous les avez entendues, soutenues, pouvez-vous nous dire ce que vous retiendrez de ces moments et des jours d’audience de ce procès ?
H.B. : Une grande souffrance, des plaies encore béantes, mais surtout le courage et la dignité de ces femmes et de ces hommes venus nous raconter l’indicible, l’innommable. Ils ont raconté leur calvaire, publiquement, parfois pour la première fois. Voir leur parents mourir sous leurs yeux. Ils ont décrit par le chapitre, des exactions pires que la profanation : des hommes émasculés, des femmes enceintes éventrés, les enfants noyés dans des fosses septiques… Et pourtant les tueurs étaient des humains. Personne ne sort indemne d’un tel procès. Vous emportez avec vous un peu de la noirceur de ces crimes. Certains nous ont dit avec beaucoup d’optimisme qu’écouter le récit des autres, partager le sien, c’était un peu leur thérapie.
J.S. : Je retiens aussi le fait que pour la mémoire des victimes et la volonté des parties civiles, l’exigence de justice est la pierre angulaire et la première de toutes leurs aspirations. Voir l’importance que ces décisions ont pour nos parties civiles est révélatrice de leur état d’esprit, la justice et non la vengeance, la reconstruction après la destruction.
Si le procès Hategekimana s’est déroulé dans une relative indifférence de l’opinion publique et des médias français, il a été très suivi au Rwanda et en particulier à Nyanza où beaucoup auraient souhaité assister aux débats.
Propos recueillis par Laurence Dawidowicz