Le 27 juin dernier, trois associations ougandaises (AFIEGO, NAPE/Amis de la Terre Ouganda, TASHA Research Institute) et deux françaises (les Amis de la Terre France et Survie) ont de nouveau attaqué Total en justice en France pour son méga projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie (voir le communiqué et dossier de presse sur le site internet de Survie). Elles sont aux côtés de 26 personnes – appelées « demandeurs » et « demanderesses » – issues des communautés ougandaises qui ont subi des violations de leurs droits suite à l’accaparement de leurs terres par la multinationale, et qui demandent réparation à Total.
Cette action judiciaire intervient quatre ans après la mise en demeure de Total puis son assignation devant un tribunal, qui visaient à empêcher des violations massives de droits humains et de l’environnement. A l’époque, de premières enquêtes révélaient les nombreux risques – parfois déjà réalisés – que représentaient le projets Tilenga, l’exploitation de 400 puits de pétrole aux abords du lac Albert au nord-ouest de l’Ouganda, et le projet EACOP, un oléoduc chauffé de 1443 km traversant l’Ouganda et la Tanzanie. Mais les lenteurs de la justice et surtout l’acharnement de Total à soulever tous les points de procédure possibles n’ont pas permis d’obtenir une décision suffisamment rapide.
Quatre ans après, les violations redoutées se sont donc réalisées. Cette fois-ci, ce sont des membres des communautés, victimes directes de Total, qui se sont saisies de la loi devoir de vigilance, loi permettant d’inquiéter une multinationale pour les conséquences de ses activités à l’étranger. Alors que la première action judiciaire faisait appel au volet préventif de cette loi, elles activent désormais son volet « réparation » : il s’agit de condamner Total à les indemniser pour les violations causées. Pour cela, il s’agit de démontrer que Total n’a pas identifié les risques relatifs à ces atteintes graves dans son plan de vigilance, n’a pas agi alors qu’elle était en mesure de les identifier avant leur réalisation et qu’elle a été alertée de leur existence, et n’a pas mis en œuvre de mesures correctives une fois les violations survenues.
Total est accusée d’avoir violé leur droit à la terre, en les empêchant de cultiver librement leurs parcelles, ceci avant même de recevoir la moindre compensation, pendant plus de trois, voire quatre ans. Les près de 118 000 personnes concernées se sont retrouvées privées de leurs moyens de subsistance durant tout ce temps, subissant sous-nutrition voire famine, déscolarisation, difficultés d’accès aux soins, etc. Total avait prévu des distributions de nourriture, qui ont eu lieu… mais seulement une fois les compensations versées, plusieurs années après les avoir privées d’utiliser librement leurs terres. Les distributions se sont d’ailleurs révélées insuffisantes en quantité et de qualité déplorable. Total est donc également accusée d’avoir porté atteinte à leur droit à une alimentation satisfaisante.
Autre reproche à Total, la grande majorité des personnes expropriées se sont vues imposer une compensation financière, là où les compensations en nature (maison, terre de remplacement) doivent être privilégiées. Par ailleurs, ces compensations ont été largement sous-évaluées. Diana Nabiruma de l’ONG AFIEGO a expliqué lors de la conférence de presse du 27 juin que parfois, dans un même village, les compensations versées par Total sont inférieures à celles versées par d’autres entreprises ou par l’État dans le cadre d’autres projets. Et il est difficile d’imaginer que c’est parce que la multinationale aux profits records n’en aurait pas les moyens…
La responsabilité de Total est également mise en cause concernant les pressions multiples qu’ont subies les personnes affectées et les ONG. D’abord lors du processus d’expropriation, de nombreuses personnes ont fait l’objet d’intimidations pour les forcer à signer les documents de cession de leurs terres, alors même qu’elles n’en connaissaient ou n’en comprenaient pas toujours le contenu, ou qu’elles étaient simplement en désaccord. Des équipes de Total ou de leurs sous-traitants se sont régulièrement déplacées chez les familles avec les autorités locales, notamment la police pétrolière créée spécialement pour ce projet, avec parfois des armes. Dans ces conditions, beaucoup ont signé contre leur gré.
Ensuite, lorsque des membres des communautés affectées, des ONG, ou encore des étudiant.e.s se sont mobilisé.e.s contre le projet, ou ont simplement voulu défendre leurs droits ou ceux des autres, les autorités ont systématiquement sévi. C’est le cas de Jelousy Mugisha, demandeur dans l’action judiciaire, présent le 27 juin lors de son lancement. Non seulement il a subi l’ensemble des violations dont Total est accusée, mais en plus il a été arrêté et emprisonné en décembre 2019 à Kampala, à son retour de France où il était venu témoigner de son cas (communiqué des Amis de la Terre, de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme et de Survie, 26/12/2019). Depuis, il continue de faire l’objet de menaces et doit régulièrement se cacher. Également présent le 27 juin, Maxwell Atuhura, directeur de TASHA, une des ONG partie prenante dans cette action judiciaire, a été arrêté et incarcéré à deux reprises à cause de son engagement pour défendre les droits des communautés et de ses critiques contre Total. La première fois, c’était lorsqu’il accompagnait une journaliste italienne – elle aussi arrêtée puis libérée – pour rencontrer des membres des communautés affectées, où il a été accusé de « rassemblement illégal » (communiqué des Amis de la Terre et de Survie, 27/05/21). Toujours sous la menace d’une nouvelle arrestation – il a été libéré sous caution seulement – il n’a jamais récupéré son matériel de travail qui lui a été confisqué et continue de subir des menaces, intimidations, cambriolages, etc. Il est également demandeur à titre individuel dans cette nouvelle action judiciaire. Ces exemples, qui ne sont pas des cas isolés, démontent à eux seuls un des argument que ne cesse de brandir Total depuis des mois. Pour justifier son projet, la multinationale se cache derrière l’idée que c’est le choix et le droit d’un État souverain d’exploiter ses ressources naturelles. Ainsi, dans sa réaction au lancement de cette nouvelle action en justice, la firme déclare s’être « assurée que ses filiales en Ouganda et en Tanzanie ont appliqué les plans d’actions adaptés afin de respecter les droits des communautés locales et d’assurer le respect de la biodiversité, dans le cadre des projets d’intérêt national décidés par les États ougandais et tanzaniens » (Reuters, 27/06/23). Outre le fait que c’est Total qui est à l’initiative du projet, il semble clair qu’il ne résulte pas du choix de tous les Ougandais, a minima pas dans ces conditions. C’est le choix d’un régime autoritaire, auquel s’est associée Total, qui n’hésite pas à réprimer ceux qui s’y opposent ou simplement qui défendent leurs droits ou ceux des autres. L’État ougandais a même attaqué en justice des personnes qui refusaient de céder leurs terres à Total…
Dans ces conditions, il est très difficile pour les communautés et les ONG de défendre leurs droits, et tout simplement de collecter les preuves des violations. Il est d’ailleurs à noter qu’aucun.e demander.esse ne vient de Tanzanie : la dureté de son régime autoritaire est telle qu’il est impossible d’y enquêter et trop dangereux pour les personnes affectées de s’engager dans la moindre procédure. Diana Nabiruma d’AFIEGO a détaillé le 27 juin l’ensemble des contentieux qu’ils ont tenté d’engager en Ouganda ou devant la Cour d’Afrique de l’Est, jusqu’ici en vain, et à quel point il était difficile, voire impossible, de faire entendre leur voix là-bas, y compris dans les médias. Le recours à la justice française est, selon elle, une autre voie à explorer, espérant qu’elle soit plus à la hauteur des enjeux que la justice ougandaise.
Pour autant, la loi devoir de vigilance, malgré les avancées majeures qu’elle apporte, n’est pas la panacée. Elle garde les traces du puissant lobbying exercé par le secteur privé et le patronat qui ont tout fait pour l’affaiblir lors des débats parlementaires. D’abord, elle contraint les demandeur.esses à un combat de David contre Goliath en leur faisant porter la charge de la preuve. C’est donc de leur ressort d’enquêter, de collecter les preuves et les informations dont la plupart sont détenues par Total. Il est aussi de leur ressort de faire la démonstration juridique des manquements de Total à son devoir de vigilance. D’autre par, la loi ne permet pas d’attaquer Total sur le plan pénal, mais seulement au civil. Il n’est donc possible de demander que des réparations financières, elles-mêmes limitées dans leur montant par la justice française. La puissance financière de Total est telle que cela ne représente pas des sommes suffisamment dissuasives pour elle-même si cela représente beaucoup pour les personnes affectées. Enfin, la justice française ne permet pas de faire une action de groupe : il aurait pu y avoir dix, cent, mille fois plus de demandeur.esses et encore davantage car ce sont près de 118 000 personnes qui ont été concernées par ces violations.
Dans sa réaction à la nouvelle action judiciaire, Total a également déclaré « accueill[ir] favorablement un débat sur le fond devant le tribunal » (Reuters, 27/06/23). Des propos particulièrement ironiques, voire provocateurs : la firme a passé quatre années, dans le cadre de la première action en justice intentée contre son projet en Ouganda, à déployer une stratégie visant à enfermer les débats dans des questions de procédure et à empêcher de parler du fond du sujet. Le tout en s’émouvant d’être renvoyée devant la justice et en reprochant aux plaignant.es de ne pas avoir utilisé la voie de la médiation… alors que la firme ignore et récuse les alertes des ONG, du Parlement européen, des rapporteurs des Nations Unies et des journalistes depuis des années. Le dernier rapport en date a été publié par Human Right Watch le 10 juillet 2023. L’ONG de défense des droits humains dénonce un projet qui a appauvri des milliers de personnes, qui est une catastrophe pour l’environnement et le climat et qui ne devrait pas être poursuivi.
En réalité, depuis le début, Total s’acharne à mener son projet contre vents et marées. En mars dernier, il restait à trouver 3 milliards de dollars, soit 60 % du financement. Depuis, sous la pression de la société civile réunie au sein de la coalition internationale Stop EACOP, de nouvelles banques ont renoncé à financer le projet, craignant pour leur réputation, voire s’en sont retirées après plusieurs années d’engagement aux côtés de Total. C’est le cas de la banque japonaise Sumitomo Mitsui Financial Group (SMBC Group) qui a annoncé son retrait en mai dernier. Cette banque n’était pas une simple financeuse potentielle, elle faisait partie des trois banques à assumer le conseil financier du projet et était la principale en charge du montage du financier. Un coup dur pour Total qui commence à s’agacer de la situation. Dans une interview donnée au JDD (17/06/2023), Patrick Pouyanné, PDG de Total, interrogé sur le renoncement des banques françaises à financer son projet pétrolier en Ouganda, répondait : « Elles font ce qu’elles veulent. Le projet sera financé largement par des banques moyen-orientales et chinoises. Je pense que les grands acteurs financiers feraient bien de réfléchir. Sur le fond, nous disons aux pays africains – dont on a exploité les ressources pendant des années – , que nous ne financerons pas leur développement. Ils commencent à manifester leur mécontentement et le feront probablement savoir à la COP28 à Dubai. N’oublions pas que l’accord de Paris voulait conjuguer climat et développement. Aujourd’hui, on parle beaucoup de climat, mais beaucoup moins de développement. Voilà pourquoi ces pays, notamment africains, se tournent vers la Chine ! ». Touchant la corde sensible de la concurrence des intérêts économiques chinois face aux intérêts français en Afrique, il reprend la petite musique habituelle qui reproche aux opposants à son méga projet pétrolier de s’opposer au développement de l’Ouganda et de la Tanzanie. C’est oublier les milliers de personnes déjà plongées dans la pauvreté à cause de ce projet. C’est également oublier les fondements économiques de l’Ouganda, dont l’agriculture est le premier secteur économique et offre au pays une précieuse autosuffisance alimentaire. Or, ce projet pétrolier consacre la destruction d’activités agricoles traditionnelles adaptées à l’environnement local et pourvoyeuses de revenus pour les familles, au profit d’une activité industrielle extractiviste, polluante, tournée vers l’exportation. Au delà des paysans et paysannes exproprié.es, des millions de personnes ont une épée de Damoclès au dessus de la tête, puisque leur environnement et leurs ressources vitales – notamment l’eau – sont notamment menacées par des fuites de pétrole inévitables, d’autant plus dans une zone à fort risque sismique et de tsunami. A ce jour, des dégâts environnementaux ont déjà eu lieu. Les travaux de terrassement pour la construction d’une usine de traitement du pétrole appelée CPF, visant à séparer le pétrole, l’eau et le gaz provenant des plateformes de forage, ont causé l’imperméabilisation du sol sur ces lieux. Depuis, en 2022 et en 2023, plusieurs grandes inondations ont eu lieu, submergeant et détruisant les cultures aux alentours, et créant plusieurs déversements dans le lac Albert, à plus de 8 km à l’est du CPF. Les images satellites montrent que ce sont bien les travaux de construction de l’usine qui ont causé ces inondations, d’une ampleur jamais connue auparavant, même lors d’épisodes de grandes crues. Ce phénomène a d’ailleurs été documenté dans le cadre de la nouvelle action judiciaire contre Total, et les dégâts causés font aussi l’objet de demandes de réparation de la part de certain.es demandeur.esses à Total.
Pauline Tétillon