Pour assurer le maintien d’un dispositif militaire dans les anciennes colonies françaises malgré l’hostilité grandissante des Africain·e·s, une nouvelle réorganisation est en cours sans le moindre débat démocratique.
Il y a un an, au moment du retrait contraint des militaires français du Mali et la débâcle de l’opération Barkhane, on avait eu droit à une campagne de presse sur le thème des nouvelles bonnes résolutions de l’armée française. Le Niger, où s’était repositionnée une partie des troupes françaises, serait alors devenu, selon l’armée, le « laboratoire » d’un nouveau « partenariat de combat ». La France désormais n’agirait plus que « sous commandement nigérien » dans le cadre d’une « inversion partenariale » (LeMonde.fr, 02/07/2022). Il faut croire que les retombées médiatiques n’avaient pas été jugées suffisantes. Un an après, le général de division Bruno Baratz, commandant des Forces Françaises au Sahel (les militaires encore présents au Niger et au Tchad) remet le couvert (interview à l’AFP et RFI, 23/05/2023) au moment où les autorités françaises s’apprêtent à communiquer sur l’évolution du dispositif et des bases militaires françaises en Afrique. Selon lui, il y aurait à l’œuvre une « position philosophique (…) différente » nécessitant de « reformater les esprits de nos militaires ». Le Monde titrait le 2 juillet 2022 « Le Niger, laboratoire du nouveau "Barkhane" » ; près d’un an plus tard, une dépêche AFP intitulée « Le Niger, “laboratoire” de la France pour sa nouvelle approche militaire en Afrique » est reprise entre autres par LeMonde.fr (23/05/2023) . Elle souligne à nouveau un « changement de paradigme » et nous assure que la consigne présidentielle de discrétion et de respect des besoins du pays hôte est « respectée à la lettre au Niger ». L’article de l’AFP est réalisé par Daphné Benoit, correspondante défense de l’AFP, présidente de l’association des journalistes défense, passée par l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN). L’idée de « laboratoire » provient vraisemblablement des éléments de langage de l’armée française.
L’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, qui s’était montré très critique sur l’opération Barkhane, donne crédit aux propos du général Baratz comme aux commentaires de l’AFP, lesquelles témoignent selon lui « du changement radical des modalités d’intervention de l’armée française en Afrique dans la lutte contre le jihadisme ». « Il faut reconnaître que les troupes françaises ont réellement changé leurs méthodes d’intervention, elles sont réellement placées sous commandement nigérien, elles interviennent réellement en appui aux forces nigériennes au niveau opérationnel, elles se font réellement discrètes. C’est un gros progrès, même s’il est bien tardif », estime l’anthropologue, qui juge néanmoins probable que « la mentalité de " corps expéditionnaire" », « les nostalgies coloniales » et « le sentiment de supériorité et la morgue de donneurs de leçons » n’ont pas pour autant disparu immédiatement des « comportements individuels sur le terrain » (AOC, 14/06/2023). Ajoutons ceci : si la mesure de la réussite, comme l’affirment les militaires français, est désormais le retour des cultures dans les champs des paysans nigériens et non plus le nombre de djihadistes « neutralisés », il s’agit là encore d’un progrès. On nous permettra toutefois de demeurer circonspects, au vu d’une longue tradition d’instrumentalisation des armées africaines par l’armée française, d’ingérence de cette dernière, y compris dans le domaine politique, et d’une non moins longue tradition d’effets d’annonce des autorités françaises. Olivier de Sardan cite les propos de Kalla Moutari, ex-ministre nigérien de la Défense à l’appui de son interprétation optimiste : « Aujourd’hui le commandement est nigérien, maître du terrain et des besoins ». Mais Moutari explique aussi : « Les Français nous apportent la formation, les Français nous apportent du matériel, nous devons mettre leur présence à profit pour acquérir les moyens de renseignements, pour utiliser au mieux la dimension aérienne dont nous ne disposons pas et profiter aussi de leur présence pour former nos forces spéciales » (Rfi.fr, 23/05/2023). En résumé, l’une des premières puissances militaires mondiales agit, en théorie, sous les ordres d’un des pays les plus pauvres de la planète auquel il fournit la formation, la technologie, le renseignement et la protection aérienne par drones ou avions de chasse. Les coopérants militaires français qui conseillent l’état-major nigérien, dont on ignore d’ailleurs toujours le nombre, prennent évidemment une part active à l’élaboration de la stratégie à laquelle ils prétendent se plier, et on les imagine mal appliquer des ordres avec lesquels ils pourraient se trouver en désaccord. Les militaires français ne mènent plus d’opérations autonomes, comme ils le faisaient du temps de Barkhane sans même en référer aux autorités africaines, nous dit-on. Mais cette règle vaut-elle aussi pour les forces spéciales et leurs opérations secrètes ? A ce jour, nul ne le sait, à plus forte raison pour les forces clandestines de la DGSE.
S’il y a un point sur lequel on ne peut qu’être d’accord en revanche, c’est la discrétion cultivée au sujet des forces françaises encore présentes au Sahel. Du moins vu de France où l’opacité règne toujours. « “Barkhane” est morte. Le nom de la nouvelle opération n’est pas encore connu », constatait Le Monde il y a un an. Le journal ne semble plus s’interroger sur cette étrange situation. Le général Baratz explique quant à lui : « Quand on me demande quel est le nom de cette nouvelle opération, puisque Barkhane a disparu, j’ai l’habitude de dire qu’il n’y a pas d’opération française ! Nous, on n’a plus d’opération, il y a uniquement celles de nos partenaires nigériens, tchadiens. » Les 2500 soldats des Forces françaises au Sahel (FFS) ne sont pas en opérations extérieures (opex) : circulez, y’a rien à voir… Ils touchent pourtant la solde majorée des militaires en opex, et sauf avis contraire, le surcoût de la présence militaire française sera bien décomptée dans le budget des opex. Mais s’il n’y a pas d’opération extérieure officielle, il n’y a pas non plus de contrôle parlementaire possible, comme le soulignait l’association Survie dès novembre 2022 (communiqué de presse). C’est bien pratique. L’explication du général Baratz a cette fois énervé l’ONG CCFD-Terre solidaire, dont le porte-parole, Robin Guittard, expliquait sur RFI (24/05/2023) : « On continue sur les mêmes erreurs, c’est-à-dire de mener une stratégie et une politique françaises dans cette région sans aucun débat démocratique, sans aucune consultation. (…) Après 10 ans d’échec de la politique qui a été menée par la France au Sahel, une des leçons à tirer, c’est que cette politique a été menée entre les quatre murs de l’Élysée, sans que les différentes forces vives démocratiques en France et au Sahel puissent donner leur opinion et puissent rétablir dans une autre direction une politique qui a failli ». Et d’en appeler aux « parlementaires français à s’emparer de cette question, questionner l’exécutif qui nous fait des annonces sans informer sur le statut, sur le mandat de ces militaires français ». Une gageure, pour la représentation nationale : à l’occasion du débat sur la nouvelle Loi de programmation militaire en Commission de la Défense de l’Assemblée nationale, le député LFI Aurélien Saintoul avait déjà déposé un amendement pour que soit réalisé, dans un délai de trois mois, un rapport sur le bilan de l’opération Barkhane et la stratégie de l’armée française en Afrique. Il s’était vu répondre, sur un ton outragé, aussi bien par la majorité présidentielle que par les Républicains, qu’il était « scandaleux » et « malvenu » de vouloir « faire le procès de la politique africaine de la France au mépris des hommes tombés au Mali », lesquels auraient « sauvé des milliers de vie » (séance du 11/05/2023).
Sauver les bases
militaires et les opex
L’autre volet sur lequel porte la volonté de discrétion française, c’est le maintien des bases militaires en Afrique. Lors de son discours du 27 février (cf.Billets d’Afrique n° 326, mars 2023), le président français avait assuré qu’il n’y aurait bientôt « plus de base militaire en tant que telle ». En réalité, il s’agit d’en réduire les effectifs (surtout en Côte d’Ivoire) - une « diminution visible », avait-il expliqué. On cherche aussi à associer à leur gestion des pays africains et peut-être européens. Rien de très neuf : déjà dans les années 2000, la France avait prétendu vouloir mettre ses bases militaires au service du projet de casques bleus africains (les « Forces en attente » de l’Union africaine). Les réformes en cours ne concernent toutefois pas la base de Djibouti puisqu’elle « n’entre pas dans le cadre de la stratégie africaine mais dans la stratégie indopacifique », s’était justifié Emmanuel Macron. Cette réorganisation, qui ne concernerait pas non plus les bases « non permanentes » des Forces françaises au Sahel pour l’instant, « pourrait être dévoilé[e] en marge du discours que le chef de l’État prononcera lors du traditionnel défilé du 14 juillet » (Africa Intelligence, 09/05/2023).
Elle ne manquera pas d’alimenter une nouvelle vague de discours sur le désengagement militaire français de l’Afrique, discours presque aussi vieux et récurrent que les opex françaises. Le Monde pourra à nouveau recycler ses formules de l’année dernière, sur une « opération de mise en retrait de l’Afrique » et des « mouvements de retrait militaire de la France en Afrique » (LeMonde.fr, 02/07/2022). Ni l’exécutif, ni les militaires, ni même les parlementaires ne l’entendent pourtant de cette oreille. Ils expliquent même l’inverse. « Faut-il baisser les bras et considérer que l’Afrique n’est plus notre affaire et se désengager au plus vite ? Bien au contraire, plus que jamais il faut agir mais différemment », explique par exemple le général Pellistrandi rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale (Edito du n°860, mai 2023).
Dans un rapport publié le 12 mai 2023 au nom de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale au sujet du projet de loi de programmation militaire 2024-2030, les députés expliquent que « les forces de présence française en Afrique doivent évoluer, car elles cristallisent aujourd’hui une partie du sentiment antifrançais sur le continent ». Mais, précisent-ils, « la stratégie présentée par le chef de l’État évite l’écueil qui consisterait à remettre en cause entièrement notre présence militaire en Afrique et, par extension, notre influence sur le continent ». Ils soulignent ainsi l’intérêt des bases pour former les armées africaines, car « la formation représente (…) un levier majeur d’influence et de consolidation des partenariats stratégiques » Pas question non plus de renoncer à mener des opérations extérieures : « les forces prépositionnées (…) restent fondamentales pour maintenir notre capacité de projection militaire », assènent-ils. Le général Baratz le confirme : « le modèle que l’on veut promouvoir », c’est « ne plus être visible sur le temps long » sans s’interdire de regonfler ponctuellement les effectifs dont on pourrait avoir besoin : « aujourd’hui, avec les moyens de projection dont on dispose, avec les avions gros-porteurs comme l’A400M, on peut assez facilement renforcer un dispositif. » (RFI, 23/05/2023)
Puisqu’il s’agit de vanter les vertus de la nouvelle stratégie militaire de la France en Afrique, il faut bien concéder que l’opération Barkhane présentait quelques défauts. Pour la première fois, on trouve ainsi dans un rapport parlementaire l’expression « d’échec de la lutte contre le terrorisme au Sahel », même s’il s’agit aussitôt d’assurer qu’il y a « co-responsabilité » de cet échec avec « les dirigeants africains ». Le rapport mentionne également les enquêtes du journaliste Rémi Carayol, du moins celles qui portent sur « l’héritage colonial » qui « reste très présent dans le logiciel de certains officiers militaires français en Afrique ». Mais, relativisent les députés, « si la persistance d’un univers colonial dans l’esprit de certains militaires français pose un problème moral et a parfois pu conduire à des choix tactiques contestables, elle n’est cependant pas en cause dans le rejet dont la France fait l’objet. Après tout, lorsque des accusations de bavures ont parfois visé l’armée française, la mobilisation n’a jamais été très importante. » Pas suffisamment importante en tout cas pour que ces accusations soient prises au sérieux par les députés français, qui préfèrent, dans leur grande majorité, relayer les dénégations systématiques de l’armée française.
Raphaël Granvaud