Survie

dérives autoritaires et développement autocentré

Burkina Faso

rédigé le 1er février 2024 (mis en ligne le 11 septembre 2024) - Nicolas Charbonneau

Les informations sur ce qui se passe actuellement au Burkina n’arrivent qu’au compte-gouttes en France. Les grands médias n’évoquent que les enlèvements ou enrôlements de force dans l’armée, l’interdiction des médias, français notamment, ou les massacres quand le nombre de victimes atteint plusieurs dizaines de morts, surtout si les militaires ou les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) sont accusés d’en être les auteurs. Si ces informations doivent être diffusées, elles ne permettent pas d’appréhender dans la globalité ce qui se passe au Burkina.

Un pays en guerre

Le pays est en guerre. Une guerre qui prend de plus en plus la forme d’une guerre civile. En effet, depuis plusieurs années déjà, les terroristes que l’on appelle au Burkina les HANI (Hommes armés non identifiés) sont essentiellement des Burkinabè. Les combats se sont amplifiés depuis le dernier coup d’État en octobre 2022. L’armée a été réorganisée pour être plus opérationnelle, et elle s’est dotée d’un important armement (drones, avions, blindés, armes lourdes et légères, etc.). Il reste cependant très difficile d’avoir des informations fiables sur la situation sécuritaire. L’Agence d’information du Burkina (AIB) est la source d’informations quasiment unique interne au Burkina. Les journalistes ne peuvent aller sur les théâtres d’opération, ou très difficilement. Le pouvoir ne communique que sur le nombre « de terroristes neutralisés », mais ni sur les pertes de l’armée, ni sur les civils décédés. Selon The Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), le conflit a engendré plus de 8400 morts en 2023, soit le double de l’année précédente, et le dernier chiffre officiel de population déplacée interne (PDI) s’élève à 2,1 millions personnes début 2023. Une très intense bataille de l’information se joue sur les réseaux sociaux et les pages les plus radicalement anti-gouvernementales sont piratées. Le président Ibrahim Traoré a prévenu : les médias qui publieront des informations pouvant atteindre le moral de l’armée seront fermés. La presse reste pour l’instant soudée pour la défense de ses libertés et de son indépendance par rapport au pouvoir, réagissant par exemple aux mesures visant les journalistes locaux ou étrangers, mais ne rend compte de la guerre que par les communiqués officiels. Les critiques du régime restent prudentes et mesurées.

Dérive autoritaire

Les dérives autoritaires actuelles et la personnalisation du pouvoir étaient pour une part prévisibles dès la mise en place de la Transition. Rappelons d’abord qu’après la chute de Blaise Compaoré en 2014, le pays a connu une première Transition qui s’est soldée par l’élection de Roch Marc Kaboré, qui s’était éloigné de Compaoré après avoir été longtemps l’un des piliers de son régime. Il a été renversé en janvier 2022 par un premier coup d’État militaire justifié par la nécessité d’enrayer la dégradation de la situation sécuritaire et d’en finir avec la corruption politico-militaire au sommet de l’État. A la tête du Mouvement pour la sauvegarde et la restauration (MPSR), le lieutenant-colonel Paul Henri Damiba a pris les rênes du pouvoir. En octobre 2022, il a été à son tour renversé, pour les mêmes raisons officielles, par un autre groupe militaire (MPSR2) dirigé par le capitaine Ibrahim Traoré. Des assises nationales ont été organisées rapidement, mais au détriment d’une réelle représentativité, la composition de ces assises étant laissée à la discrétion d’Ibrahim Traoré et de ses partisans. Prévues pour deux jours, elles furent raccourcies à une journée et se sont terminées par l’élection d’Ibrahim Traoré comme président de la Transition, dans une certaine euphorie, et la signature d’une charte de la Transition par le seul capitaine Ibrahim Traoré. En comparaison, la mise en place de la Transition en 2014 avait été beaucoup plus consensuelle. Le choix de la composition de l’Assemblée législative de la Transition marque ensuite la volonté d’en faire une assemblée d’enregistrement dominée par des représentants des forces de défense et de sécurité et des personnalités choisies par le nouveau président. En réalité, le pouvoir actuel ne se comporte pas comme un gouvernement de Transition mais comme un pouvoir qui ambitionne de révolutionner le pays. L’assemblée vote de nombreuses réformes et projets de lois, avec souvent très peu d’opposition en son sein. Elle a même adopté une nouvelle constitution avec une seule voie contre, malgré la défiance du Conseil supérieur de la magistrature. Après avoir fustigé les OSC (Organisations de la société civile) vuvuzela qui chantaient la gloire des régimes précédents, Traoré a fini par s’appuyer sur elles, certaines revendiquant dix ans de Transition et développant un culte de la personnalité inédit dans ce pays.

Enlèvements et disparitions

Depuis quelque temps, la dérive autoritaire est de plus en plus prononcée, et nombreux sont ceux au Burkina Faso qui tentent d’alerter sur le danger qu’une dictature s’installe. Outre la situation de guerre, le pouvoir dénonce régulièrement des tentatives de coup d’État et semble avoir décapité l’état-major de la gendarmerie. Ses chefs ont été arrêtés et remplacés. L’un d’eux, le commandant Ismaël Touhogobou, est mort lors de son arrestation et le parquet militaire a demandé l’ouverture d’une enquête. L’ancien chef d’état-major de la gendarmerie du Burkina Faso, le lieutenant-colonel Evrard Somda, a été arrêté en janvier dernier. Mais la répression touche aussi la classe politique et la société civile. Les personnes critiques sont insultées et menacées, sur facebook notamment, et qualifiées d’« apatrides ». La peur s’est installée petit à petit. Les partis politiques interdits d’activité n’osent faire des déclarations et se taisent. Certains de leurs dirigeants publient plutôt des déclarations d’allégeance sans état d’âme. Le seul homme politique ayant critiqué le manque de concertation et demandé une certaine ouverture, M. Ablassé Ouedraogo, a été enlevé et envoyé au front. Un adversaire pourtant peu dangereux vu sa longue carrière politique sinueuse et la faiblesse de la formation qu’il dirigeait. Un militant du Balai citoyen (association qui avait joué un grand rôle dans le renversement de la dictature de Blaise Compaoré), Zinaba Rasmané, a également été menacé d’être envoyé au front. La justice a finalement déclaré illégale cette réquisition, mais les militants de l’organisation observent désormais la plus grande prudence. D’autres personnes ont d’ores et déjà disparu, comme M. Daouda Diallo, secrétaire général du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC) qui dénonçait les exactions contre la population peuhle, mais aussi un imam, un homme politique et plusieurs militants de droits de l’Homme. Dernier en date : Me Guy Hervé Kam, ancien porte parole du Balai citoyen, célèbre avocat et défenseur infatigable du droit, a été également enlevé. Ces disparitions qui surviennent en dehors de toute procédure judiciaire officielle justifient l’utilisation du terme « d’enlèvements ». Si l’impératif de sécurité nationale dans un contexte de guerre et d’hostilité internationale est mis en avant par le pouvoir, ces pratiques ont en réalité pour objectif de faire taire les voix dissonantes sur la Transition.

Un pouvoir encore populaire

Dans un contexte où le mécontentement ne peut s’exprimer, alors que des manifestations sont régulièrement organisées pour soutenir la Transition, il est évidemment difficile de mesurer avec précision la popularité du régime. Il ne fait toutefois pas de doute qu’il bénéficie encore d’une réelle attente de la part de la population. Pour comprendre comment ce peuple qui s’est levé en 2014 pour chasser Blaise Compaoré au nom de la démocratie et de l’État de droit a pu se mettre à soutenir un putsch militaire, il faut revenir à l’omniprésence de la question sécuritaire mais également comprendre que la caractérisation de la Transition ne se limite pas à la répression que l’on vient d’évoquer. En réalité, les Burkinabè n’en peuvent plus de ces attaques qui désorganisent le pays, de ces massacres commis sur des populations sans défense, et qui obligent souvent leurs proches à se réfugier dans les villes. Le mois dernier, deux manifestations ont par exemple eu lieu dans les villes de Nouna, proche de la frontière malienne, et Ouahigouya, une importante ville du Centre nord, pour remercier les FDS (Forces de défense et de sécurité) et les VDP (Volontaires pour la défense de la patrie) mais aussi alerter les autorités sur l’insécurité persistante et demander des mesures. Les Burkinabè ne veulent plus de ces hommes politiques qui ont petit à petit amené leur pays au chaos et aspirent à ce qu’on les débarrasse du terrorisme, leur priorité première, quel qu’en soit le prix, quitte à fermer les yeux sur les atteintes aux libertés. Pour beaucoup, Ibrahim Traoré apparaît comme le dernier espoir qui ne peut et ne doit pas échouer.

Un autre développement ?

Lors de sa prise de pouvoir, le capitaine Traoré légitimait en effet son action par la priorité donnée à la guerre, pour débarrasser le pays des terroristes, affirmant ne pas avoir d’autres objectifs ni idéologie. Rapidement, les Burkinabè ont voulu voir en lui un nouveau Sankara : un capitaine aussi, et du même âge que Sankara quand il a pris le pouvoir. Traoré s’est pris rapidement au jeu. Il s’est plié à cette demande petit à petit et son discours a pris de plus en plus des accents anti-impérialistes. Il a mis en cause la responsabilité de l’ancienne classe politique dans le chaos et la misère qui touchait le nord du pays abandonné. La nomination au poste de Premier ministre de M. Kyélem de Tambèla, avocat de profession, et auteur d’un gros ouvrage sur la Révolution burkinabè, a encore renforcé la référence à Sankara (même si Kyélem de Tambèla était aussi connu pour des déclarations contradictoires sur les plateaux télé, défendant par exemple la monarchie constitutionnelle). Mais le gouvernement affichait les prémices d’une inspiration « sankariste », multipliant les déclarations en faveur de choix de développement totalement indépendants, libérés de l’ingérence extérieure. Dans le même temps, de nombreux projets de développement semblent mis en œuvre, en direction d’une économie plus autocentrée. Des usines sont projetées, construites ou inaugurées. Fin 2022 par exemple, le gouvernement a annoncé un projet d’usine de raffinement de l’or. L’or était en effet devenu la principale ressource d’exportation du pays (rapportant plus de 300 milliards de francs CFA – 456 millions d’euros – à l’État en 2021), mais était exporté brut. Plus récemment, une usine de retraitement des déchets miniers gérée par une société d’économie mixte (l’État en détenant 40 %) a été inaugurée, en présence du chef de l’État, le promoteur utilisant des machines conçues et produites au Burkina. Par ailleurs, une Agence pour la Promotion de l’Entrepreneuriat communautaire par l’Actionnariat populaire (APEC) a été créée afin de financer la construction de nouvelles usines. Lancée en juin 2023, le premier bilan en septembre 2023 faisait état de 38 500 souscripteurs pour 1 milliard 900 millions de francs CFA collectés (2,9 millions d’euros). Plusieurs projets industriels affirment la volonté de transformer la production locale sur place. On notera aussi l’initiative présidentielle pour le développement agricole durant les années 2023-2024 qui doit mobiliser 3 000 militaires et supplétifs de l’armée ainsi que 4 000 personnes déplacées internes, sur 11 000 hectares. Il est encore trop tôt pour évaluer les effets des nouvelles orientations ou des projets lancés à grand renfort de communication, mais ces derniers suscitent légitimement de l’espoir.

De nouveaux partenariats

Comme au Niger et au Mali, les nouvelles autorités ont su également capitaliser un soutien populaire dans leur politique de rupture avec la France, ancienne puissance coloniale. L’échec de l’opération Barkhane à endiguer le développement des groupes djihadistes avait favorisé l’éclosion de théories sur la complicité de l’armée française avec ces derniers, attisées par la propagande russe sur les réseaux sociaux. Comme dans les pays voisins, l’hostilité à la présence militaire française n’avait cessé de grandir et le putsch de Traoré contre Damiba s’était d’ailleurs appuyé sur cette dynamique pour réussir. Le capitaine avait en effet laissé croire que Damiba s’était réfugié sur la base militaire française pour préparer la contre-offensive, favorisant une mobilisation populaire en sa faveur et contre l’armée française. Le Premier ministre avait rapidement dénoncé le manque de loyauté de « certains partenaires » et annoncé sa volonté de diversifier la coopération avec d’autres pays. Même sous les régimes précédents, les autorités politiques et militaires avaient toujours été réticentes à faire appel aux forces françaises, qui se comportaient comme en terrain conquis, d’autant que l’attachement à l’indépendance nationale est fortement ancrée dans la population. Mais cela leur avait valu un traitement plus froid de la part de la France en matière de coopération et de cession de matériel militaire. Le nouveau refus de la France de fournir des armes et des munitions, notamment pour les VDP recrutés en plus grand nombre, alors que la France livrait dans le même temps des armes à l’Ukraine, semble avoir précipité la rupture, d’autant que la France décrétait que sa présence serait, comme au Mali, incompatible avec celle de Wagner (et en réalité de la Russie). Le pouvoir burkinabè a alors demandé le remplacement de l’ambassadeur de France, la fermeture de la base des forces spéciales françaises de l’opération Sabre, présente dans le pays depuis 2010, et dénoncé tous les accords de coopération militaire. Les autorités Burkinabè ont continué à dénoncer le refus de la France de lui vendre des armes et l’a même accusée d’avoir cherché à les empêcher d’acquérir des armes via d’autres fournisseurs, en bloquant les licences d’exportation. Ces blocages n’auraient pris fin qu’après un virulent discours de Traoré lors de la 78e session de l’Assemblée générale des Nations unies, selon Bassolma Bazié, ministre de la Fonction publique. Comme le Mali avant lui, le Burkina Faso s’est alors tourné vers la Russie, quoi que plus discrètement au début. Une première officialisation de ce changement d’alliance a eu lieu à l’occasion du deuxième sommet Russie Afrique, en juillet 2023, à l’occasion duquel Ibrahim Traoré a réitéré ses déclarations anti-impérialistes, et assuré la Russie du soutien de son pays dans la guerre menée en Ukraine. Divers accords ont ensuite été signés, notamment « un mémorandum d’entente pour la construction d’une centrale nucléaire », même si ce dernier reste pour l’instant symbolique. Le Burkina Faso a également bénéficié de l’approvisionnement de 25 000 tonnes de blé russe. Au plan militaire, Ibrahim Traoré avait d’abord très régulièrement déclaré qu’il n’y avait pas de Wagner au Burkina et qu’il n’y en aurait pas. Et que le Burkina souhaitait compter sur ses propres forces et que les Wagner du Burkina étaient les VDP. Mais l’agence de presse officielle a depuis confirmé l’arrivée de militaires russes pour « pour renforcer la coopération stratégique interarmées ». En janvier, la chaîne Telegram d’Africa Corps, nouvelle structure militaire qui doit prendre le relais de Wagner sous le contrôle du Kremlin, annonçait l’arrivée d’un « contingent russe de 100 personnes » à Ouagadougou, avec pour mission d’« assurer la sécurité du dirigeant du pays, Ibrahim Traoré, et du peuple burkinabé contre les attaques terroristes ». Au vu de l’expérience malienne, on peut toutefois douter de la capacité de la coopération militaire russe (publique ou privée) à aider le pays à résoudre le problème du djihadisme. Or le nouveau pouvoir refuse d’envisager des élections avant la fin de la guerre. Les nouveaux dirigeants se sont en outre engagés dans une diversification des relations extérieures. Les rencontres avec les dirigeants de la Russie, de l’Iran, de la Turquie, du Venezuela, et d’autres pays des BRICS, parfois même de certains pays occidentaux, se multiplient pour diversifier la coopération et solliciter de l’aide pour mener la guerre et permettre aussi le développement économique du pays.

Quelles suites ?

Mais surtout, le Burkina s’est engagé dans la voie d’un rapprochement avec les deux autres pays sahéliens où des régimes militaires ont rompu les relations avec la France : le Mali et le Niger. En septembre, les trois pays ont créé une Alliance des États du Sahel (AES), dont la charte engage les trois pays à combattre « le terrorisme » et les lie par un « devoir d’assistance et de secours » face à toute agression. L’AES a pour but de développer une coopération accrue entre les trois pays, non seulement au plan militaire, mais également dans les domaines politique et économique, avec l’objectif affiché d’aller vers une nouvelle fédération. Le 28 janvier, les trois membres de l’AES ont à l’inverse proclamé ensemble leur retrait de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui leur avait imposé des sanctions économiques suite aux derniers coups d’États et qui est accusée de servir de relais à l’ingérence française, via certains pays proches de Paris. Certains font remarquer que les autorités de ces trois pays se sont en revanche bien gardées d’annoncer leur retrait de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), l’une des zones du franc CFA, ou de sa Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Ibrahim Traoré a néanmoins laissé entendre qu’il pourrait s’agir de la prochaine étape, alors que les trois pays laissent planer le doute sur la perspective de créer une nouvelle monnaie. A ce jour, les nouvelles autorités n’ont pas non plus manifesté de volonté de rupture avec le FMI et son agenda néolibéral, le Burkina ayant signé pour un nouveau prêt de 305 millions de dollars en échange des habituelles « réformes structurelles » exigées par l’institution. Reste donc à voir si les déclarations anti-impérialistes des nouvelles autorités vont trouver une réelle traduction politique ou si elles ne visent qu’à conforter leur maintien au pouvoir.

Nicolas Charbonneau

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 334 - février 2024
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