Les réactions de l’exécutif français aux coups d’État au Niger et au Gabon ont trouvé un écho rare dans le calendrier parlementaire de la rentrée. L’avenir des relations entre la France et les pays africains était pourtant à l’agenda du rapport d’une Mission d’information parlementaire (MIP) présenté le 8 novembre, largement utilisé comme base à un débat dans les deux chambres le 21 novembre 2023. Un débat, sans vote, où les élu·e·s ont critiqué la personnalisation élyséenne de la politique étrangère… dans des hémicycles presque vides ! Tout cela (ou si peu), à l’heure où l’armée française pliait bagage du troisième pays sahélien d’où elle était chassée.
Le désintérêt général traduit par les salles peu remplies lors des débats contraste avec la rareté de l’exercice déplorée par celles et ceux qui ont plaidé pour que les affaires étrangères deviennent un domaine partagé et non plus la « chasse gardée » du chef de l’État, et pour plus de contrôle parlementaire. En effet, le vote du 22 avril 2013 autorisant le déploiement des troupes de l’opération Serval au Mali, et les débats parlementaires organisés en février 2021 et février 2022 ont constitué les seules introspections démocratiques sur la « guerre contre le terrorisme » et la politique africaine de la France de ces dix dernières années. Sébastien Lecornu, ministre des Armées, ne manquera pas de souligner avec ironie cette dissonance cognitive : « Vous avez été assez taquins sur le fait que les débats sur l’Afrique étaient rares. […] Lorsqu’il y a un débat, on ne peut pas dire qu’on fasse le grand plein… ».
Deux député⋅e⋅s, Bruno Fuchs (Modem) et Michèle Tabarot (LR), avaient présenté deux semaines plus tôt un rapport concluant une Mission d’information parlementaire « sur les relations entre la France et l’Afrique » devant une Commission des Affaires Étrangères de l’Assemblée nationale elle-même peu fournie. Cette présentation avait illustré la superficialité habituelle des analyses et des réformes proposées sur le sujet au sein de la commission. Après que le Président de la Commission Jean-Louis Bourlanges (Modem) s’est demandé en introduction si le problème de la France n’était pas d’être « trop proche de l’Afrique » – comme si l’historique des ingérences militaires et politiques françaises sur le continent émanait d’un défaut de trop grande solidarité ou générosité –, Tabarot a tenu à rappeler qu’« entre la colonisation et maintenant, il y a eu la Françafrique » comme s’il s’agissait d’une période historique révolue et non de mécanismes d’influence évoluant à travers le temps pour maintenir une domination basée sur la convergence d’intérêts entre élites.
Le rapport opère une distinction entre Afrique francophone, où la France est en mauvaise posture, et anglophone, où la France se donne bonne conscience à base d’indicateurs économiques et commerciaux accrocheurs. En ce sens, il se concentre sur les raisons de la perte d’influence de la France et sur la manière de la restaurer, sans jamais remettre en question le processus de décolonisation embourbé depuis des décennies. Entorse à l’habituel consensus transpartisan : tous les groupes de la Commission ont voté en faveur de la publication, sauf le groupe Renaissance, vexé par ce qu’il considère comme un recueil d’accusations ad personam contre le président Macron. Autre anomalie : en plusieurs parties, le rapport présente les analyses et les propositions des deux rapporteur·e·s de manière distincte, en leur nom propre, Bruno Fuchs se montrant souvent plus réprobateur que sa consœur concernant la politique africaine menée ces dernières années.
Les critiques portent aussi bien sur la forme que sur le fond. Le rapport regrette par exemple les « maladresses vexatoires » de « certaines autorités françaises à l’égard de leurs aînés africains », et « les attitudes et des réflexes dépassés et clairement contre-productifs » lorsque la diplomatie française « agit encore, en Afrique francophone, comme si elle se trouvait dans son ancien pré carré ». Il dénonce aussi « la politique du double standard » et du deux poids deux mesures d’une diplomatie qui « a semblé [euphémisme…] adouber une transition familiale au Tchad » et dans le même temps a prétendu « dicter nos conditions et refuser tout dialogue avec la junte au pouvoir » au Niger sous couvert de respect des principes démocratiques. « Sortir de la Françafrique » (pourtant déclarée révolue) nécessite de résoudre ce genre de contradictions, assure-t-il.
Il se permet aussi quelques légères critiques concernant le « défaut d’analyse initiale » qui sous-tendait l’opération Barkhane, tout en exonérant les militaires français de la moindre responsabilité : « un succès militaire mais un échec politique ». Détail notable : le texte ne reprend pas cette fois les éléments de langage habituels concernant les colonnes de djihadistes qui auraient mis en péril la capitale du Mali et qui font figure d’Histoire officielle justifiant depuis 2013 le déclenchement de la guerre au Mali. Enfin, le document constate – mais ce n’est pas nouveau - « le décalage entre les effets d’annonce et la réalité vécue par les populations » pour ce qui concerne l’aide au développement de la France, et plaide pour une augmentation de la proportion des dons au regard des prêts. Plus audacieux, il préconise même d’« annoncer une échéance souhaitée » et d’« élaborer un agenda de fin du franc CFA avec les pays de la zone ».
Ainsi, « les rapporteurs tentent de définir ce que pourrait être une nouvelle politique africaine » et proposent « quelques pistes de réflexion », influencées notamment par les préconisations d’Achille Mbembe. Le rapport demande ainsi d’« opérer de façon urgente une révolution mentale » pour en finir avec le paternalisme, et de fixer « une doctrine claire » reposant sur « la juste distance » à l’égard des pouvoirs africains (qui rappelle le « ni ingérence, ni indifférence » mis en avant par le gouvernement Jospin à la fin des années 1990). Il appelle à prendre en compte la voix de la société civile et des opposants politiques, à en finir avec l’hypercentralisation élyséenne et « la relégation du Parlement » concernant l’élaboration de la politique africaine de la France.
Il faut donc le concéder : le rapport se veut critique et ses recommandations porteuses d’un renouveau en apparence plus démocratique et moins paternaliste. Mais d’un renouveau toujours au service de la préservation du « rang » de la France dans le monde grâce à l’Afrique sans laquelle « elle sera définitivement reléguée au rang de puissance moyenne ». Il s’agit bien de trouver des solutions « pour une stratégie de reconquête » dans un environnement international plus concurrentiel. Tout en plaidant pour une nouvelle « offre stratégique (…) qui donne envie aux pays africains de maintenir des liens nourris et plus égalitaires avec la France », il assure que cette dernière « ne doit pas s’interdire d’intervenir militairement pour protéger ses intérêts et ses ressortissants en Afrique ». Il s’inquiète par ailleurs de la baisse du nombre de militaires et de coopérants français sur le continent au motif que ces derniers permettaient « une compréhension fine des pays africains ». Qu’importent les grosses lunettes coloniales que ces derniers revêtaient le plus souvent… Il s’agit aussi de réinvestir la francophonie au service de l’influence française et d’instrumentaliser davantage encore « l’audiovisuel extérieur de la France » dans la même perspective. Il faudrait responsabiliser les journalistes pour les inciter à mieux mettre en valeur l’action de la France à l’étranger…
C’est une vieille stratégie françafricaine : accorder quelques transformations pour conserver ce qui est jugé essentiel à la « grandeur » de la France et à la défense de ses intérêts, à savoir les principaux outils d’influence et d’ingérence hérités de la période coloniale.
En matière d’évolution des mentalités et de rupture avec les clichés coloniaux, le rapport présente lui-même de sérieuses limites. Il a beau regretter les « référentiels, hérités de l’ère de la Françafrique et volontiers essentialistes », il n’en reproduit pas moins certains stéréotypes les plus avariés. Réduisant fréquemment « l’Afrique » aux anciennes colonies françaises et à « ses élites souvent francophiles », il préconise une curieuse remise en cause de l’ingérence française. La diplomatie française serait « très engagée sur le sujet de la démocratie », mais le problème viendrait du fait qu’elle privilégierait « un référentiel français historiquement daté » qui « n’est pas nécessairement adapté aux modes de gouvernance africains ». « Il faut bien comprendre que les populations africaines sont d’abord préoccupées par des considérations matérielles directes, telles que pouvoir manger et faire vivre leurs familles, et non par la question des deuxième et troisième mandats », croient savoir nos ethnologues du palais Bourbon. Ce qui explique que des présidents « puissent rester très longtemps au pouvoir sans faire l’objet de contestation », c’est que « la figure de l’aîné y est centrale » et que « la légitimité du pouvoir » viendrait « encore aujourd’hui des chefferies traditionnelles. On doit au chef, à l’aîné, un respect absolu ». Rien à voir avec le fait que les forces de répression qui bénéficient de la coopération sécuritaire française tirent à balles réelles sur la jeunesse quand elle a le toupet de réclamer des comptes à certains kleptocrates vieillissants…
Le rapporteur Fuchs préconise également de « veiller à un métissage suffisant » dans les corps diplomatiques, journalistiques et médiatiques, et « déplore, à ce titre que presque aucun ambassadeur ou consul de couleur ne soit en poste en Afrique. On voudrait se couper des meilleurs experts sur l’Afrique qu’on ne s’y prendrait pas autrement », regrette notre rapporteur, comme si l’expertise était proportionnelle au taux de mélanine… Derrière le discours aux apparences progressistes, il s’agit moins de s’intéresser aux discriminations systémiques et institutionnelles que de reproduire une matrice de pensée essentialisante et réductrice envers les personnes afro-descendantes.
Les thèmes du rapport Fuchs-Tabarot ont sans surprise été à nouveau abordés à l’Assemblée, souvent dans les mêmes termes. Les élu·e·s de tout bord ont beaucoup repris l’appel à abandonner le « deux poids, deux mesures » de la diplomatie française. Même Marine Le Pen (RN) s’est voulue grande défenseuse du « droit à l’auto-détermination des peuples » – une position qui lui permet un coup double : affirmer la qualité d’opposition légitime du Rassemblement National et poursuivre sa dédiabolisation en prétendant défendre le droit des populations africaines, tout en bataillant pour la négation des droits de leurs membres exilés en France. Catherine Colonna, alors ministre des Affaires étrangères, a défendu cette politique au nom du maintien de la « stabilité » – justification traditionnelle des ingérences politiques et militaires françaises.
Il restait aussi plus facile de pointer du doigt la prédation des autres, la Chine et la Russie revenant fréquemment dans les interventions (PS ; LR ; Les Indépendants) que de s’attaquer aux incohérences françaises. Comme le résume l’essentialisme paternaliste rassurant de Bourlanges, « [n]ous avons mis 140 ans à lasser les Africains… les Chinois vont beaucoup plus vite » : la France serait le moins pire des partenaires, donc le meilleur. L’avis des Africain.e.s importe peu.
Certes, les principaux « irritants », tel le franc CFA, et les « mesures vexatoires sur les visas » (Anna Pic, PS) ont été évoqués. Une indignation en majorité réservée quand les restrictions s’appliquent aux artistes ou aux étudiant·e·s aux aptitudes hors du commun et donc respectables. Ainsi Fuchs, choqué par le refus de visa opposé au « premier de classe du lycée Mermoz d’Abidjan », votera un mois plus tard l’abject projet de loi immigration qui durcit les modalités d’accès des étudiants étrangers aux établissements français et augmente le coût de leur séjour. Concernant les visas, Colonna, qui reconnaît uniquement un « engorgement temporaire des consulats après le Covid » – et non une stratégie délibérée révélée par une directive administrative (Courrier International, 18/09/23) – espère paradoxalement que « Paris devienne l’un des cœurs battants de la créativité africaine ». Comme le singulier associé à la créativité d’un continent pouvant accueillir trois fois l’Europe, la vision d’une France indispensable dans ce domaine n’est pas questionnée. Cette naturalisation paternaliste contribue à la division manichéenne qui domine les débats français sur l’immigration : il y a les bons et les mauvais migrants. En ce sens, Colonna annonçait « compte[r] sur M. Darmanin » pour aligner la politique des visas avec les « objectifs de rayonnement de la France ». L’adoption du projet de loi immigration immoral et anticonstitutionnel grâce aux votes du Rassemblement National confère définitivement à ces propos un indéniable goût d’hypocrisie et de réflexes coloniaux, entre exploitation intéressée et rejet raciste.
Quant à la présence militaire française en Afrique, il y a eu certes quelques critiques pertinentes sur la prédominance du militaire dans la politique africaine de la France. Mais un argument est brandi comme totem d’immunité par les ministres et les élu·e·s du centre et de droite : le respect dû à la mémoire des soldats morts en opération.
Le gouvernement et la majorité ont repris la rhétorique de la mort du « pré carré » et de la Françafrique, à laquelle les « tabous brisés » (Colonna) sous les quinquennats Macron auraient contribué : restitution des œuvres d’art, ouverture d’archives sur le Rwanda en 2021 et commission d’historien·ne·s sur le Cameroun… Ces maigres avancées sont systématiquement mises en avant pour discréditer toute remise en cause plus profonde des instruments de l’impérialisme français, tels que la préservation de bases militaires permanentes et des capacités de projection des forces françaises. L’échiquier politique français n’est pas toujours d’un grand secours lorsqu’il s’agit de déchiffrer la logique et la rationalité à l’œuvre dans les discours sur l’Afrique. L’efficacité de la rhétorique de la guerre contre le terrorisme a nourri la conception naturelle et indépassable de la nécessaire présence de l’armée française sur ce continent, partagée par presque toutes les familles politiques. Les interventions françaises peuvent être bonnes ou mauvaises, mais leur fondement même n’est pas à questionner.
Même pour ceux qui dénoncent une « approche expansionniste » de la France au Sahel, cela n’exclut pas de voir la francophonie comme vecteur de « liberté et d’entraide » (Aurélien Taché, EE-LV) et non comme un outil dédié à la préservation de l’influence de Paris. Rappeler que le continent africain n’est responsable que de 10% des gaz à effets de serre n’empêche pas non plus d’encenser le One Forest Summit (Anne Le Hénaff, Horizons), sommet international à l’initiative du Président Macron, co-organisé avec le Président gabonais Ali Bongo sous prétexte de protéger les forêts tropicales. Comme si la France avait des leçons à donner en la matière, à l’heure où elle autorise la déforestation et la destruction de réservoirs de biodiversité sur son propre sol, notamment sur des terres autochtones en Guyane. L’intervention de Jean-Paul Lecoq (PCF), a été la seule à vraiment poser le cadre que ce débat aurait mérité : en dix minutes, le franc CFA et Pacifique, la question du Sahara occidental, de Mayotte, la géométrie variable de Macron et de ses alliés autocrates. Et la seule à porter une revendication chère à Survie : « Il faut engager une révision complète des traités de coopération militaire, ainsi que le retrait des bases militaires dans tous les États du continent ».
Dans l’ensemble, les parlementaires ont à nouveau manqué l’occasion d’affirmer plus fortement la nécessité d’un contrôle démocratique sur la question de la politique africaine de la France. Faute de poser les bonnes questions et de désacraliser les leviers d’influence française, on est encore loin de s’attaquer en profondeur aux pratiques et imaginaires néocoloniaux, garants de l’asymétrie dans les partenariats entre la France et l’Afrique.
Camille Lesaffre