Survie

BRISER LE DÉNI FRANÇAIS

Responsabilités politiques

rédigé le 24 février 2024 (mis en ligne le 4 septembre 2024) - Guillaume Bulteau

Dans son dernier livre [1], l’historien Vincent Duclert dénonce, avec des limites, les responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsis au Rwanda et le déni persistant aujourd’hui quant à cette politique.

Le livre

Il a approfondi les recherches effectuées par la commission qu’il a présidée pendant deux ans et qui avait abouti en 2021 à la publication du rapport éponyme. Au travail mené sur les archives françaises de la période 1990-1994 qui avaient été mises à sa disposition, Vincent Duclert a ajouté d’autres sources ainsi que de nombreux articles de presse. Il pointe clairement les responsabilités écrasantes de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda, comme cela avait déjà été fait dans de nombreux ouvrages, dont ceux de François-Xavier Verschave, de Jean-Paul Gouteux, de Raphaël Doridant et François Graner, de Jacques Morel [2], ainsi que dans son Rapport. Il met en évidence une « cobelligérance française avec une dictature raciste » entre 1990 et 1993, les années qui précèdent le génocide. À la lumière de nouveaux témoignages, il revient sur la tragédie de Bisesero où, pendant trois jours, des rescapés tutsis ont été massacrés sous les yeux de l’armée française, dédouanant le commandement local de Turquoise et laissant entendre que les ordres de sauvetage ne sont pas venus de Paris [3]. Une analyse détaillée des informations reçues par l’état-major aurait été utile, pour mieux appréhender les raisons de la non intervention française. Il est à noter que les juges ont refusé d’interroger l’état-major et les politiques dans le dossier judiciaire concernant Bisesero. Concernant l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana, les zones d’ombres restent nombreuses et les éléments pouvant suggérer une éventuelle participation française à son organisation ou à sa réalisation (origine des missiles, assassinat suspect de deux coopérants…) sont absents de l’ouvrage.

Le rôle de la France

Vincent Duclert ouvre la voie à une critique des institutions : « La parole libérée de plusieurs acteurs de premier plan sur le Rwanda a consolidé de profondes interrogations sur la France, sur l’État, sur la démocratie dans le temps de la Vème République ». Il souligne les dissensions entre les différentes composantes de l’exécutif dans la période qui suit l’attentat du 6 avril 1994 et insiste à nouveau sur le rôle direct joué par l’Élysée et les militaires au Rwanda, en court-circuitant souvent le gouvernement de cohabitation. Il insiste aussi sur le rôle opaque et le caractère dogmatique de l’état-major particulier du président de la République (avec, par exemple, son « obsession d’un FPR marxiste et totalitaire » clairement mise en évidence par les archives). Mais les dérives pointées et les responsabilités apparaissent souvent reposer sur une poignée d’individus, dont l’identification reste parfois floue. À aucun moment, ces dérives et responsabilités ne sont analysées d’un point de vue vraiment systémique, notamment par le prisme de « la Françafrique » et de la volonté continue de la France d’asseoir sa puissance [4].
Pour pouvoir tirer des enseignements autres que dans le domaine mémoriel de ce qui a pu se passer dans cette période, une analyse systémique françafricaine apparaît essentielle. En effet, dans la politique africaine de la France des dernières années, on retrouve bon nombre des travers des années 1990 décriés par Vincent Duclert dans son ouvrage. C’est le cas notamment dans le fiasco de l’ingérence militaire française au Sahel et de la guerre « contre le terrorisme » menée à partir de 2010, qui a eu des conséquences délétères pour toute la zone sahélienne [5]-. Le néocolonialisme se combat au présent ! Tout comme la nature excessive du pouvoir présidentiel, rendu possible par les institutions, qui actuellement écrase tout contre-pouvoir comme jamais sous la Vème République. Les dérives engendrées par l’hyper-présidentialisation du second mandat de François Mitterrand, tant reprochées par Vincent Duclert dans son ouvrage, devraient nous alarmer vis-à-vis de la situation actuelle.

La France complice ?

Bien que reconnaissant les responsabilités de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda, Vincent Duclert écarte bien rapidement à l’écrit la complicité de l’État français : « La France n’est pas complice du génocide, puisqu’en l’état rien dans les archives consultées ne vient démontrer une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire de l’extrémisme hutu » (p. 17). Est-ce un déni ? C’est peut-être une stratégie de communication, car il ne contredit pas à l’oral ce même terme lorsqu’il est prononcé à deux reprises en sa présence à l’occasion de la promotion de son ouvrage le 18 janvier 2024 Soft-power, « 30 ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, où va le Rwanda ?  », France Culture, 18 février 2024.. Le journaliste Jean-François Dupaquier rapporte qu’à cette occasion, Vincent Duclert a tenu à dire que « la qualification des faits par les historiens n’est pas la même que par les juges. Ni le Rapport ni mon livre ne mettent fin à l’histoire. Nous n’avons pas fermé la porte au travail des juges. » (Afrikarabia, 18/01/2024). S’il est vrai que les responsables français n’avaient pas d’intention génocidaire, ils ont toutefois apporté aux extrémistes hutus un soutien actif (livraison d’armes, conseillers techniques, obstruction au Conseil de sécurité de l’ONU, exfiltration des génocidaires, envoi de mercenaires…). Comme Vincent Duclert le montre dans son ouvrage, notamment en référençant les nombreuses alertes transmises à l’exécutif, ce soutien a été effectué en toute connaissance de cause [6] ; et on ne peut nier ses conséquences sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Il s’agit bel et bien de complicité, comme stipulé dans l’arrêt du 7 septembre 2021 de la Cour de cassation [7] : « 66. En revanche, l’article 121-7 du code pénal n’exige ni que le complice de crime contre l’humanité appartienne à l’organisation, le cas échéant, coupable de ce crime, ni qu’il adhère à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, ni encore qu’il approuve la commission des crimes de droit commun constitutifs du crime contre l’humanité. 67. Il suffit qu’il ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation. » Cet ouvrage de Vincent Duclert a le mérite d’insister à nouveau sur les responsabilités écrasantes de la France. Il contribue à briser le déni français vis-à-vis de la politique menée par la France au Rwanda, mais il est encore loin d’épuiser la question. Bien des faits ne sont pas relatés : qu’en est-il par exemple des livraisons d’armes et du rôle des mercenaires français présents à cette période ? En conclusion, il reste maintenant à avancer vers un « non-déni » de la complicité de la France, ce qui permettra une analyse plus sereine des causes systémiques.

Guillaume Bulteau

Le traitement médiatique biaisé des relations Rwanda-RDC

Dans les fils d’actualité, la question des conflits armés dans la région du Kivu, à l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC), et des relations avec le Rwanda, est au centre de l’attention. La situation dans la région du Kivu est complexe, conjuguant de nombreux enjeux économiques, avec l’extraction du coltan [8], et sécuritaires, tant pour les populations congolaises que rwandaises. La diplomatie française, dans un communiqué du 20 février, a alerté sur la situation qui pourrait dégénérer en guerre entre les deux pays. Elle a à la fois condamné « la poursuite des offensives du M23 avec le soutien du Rwanda » et appelé la RDC à « cesser toute collaboration avec les FDLR, mouvement issu des milices ayant commis le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 » dont l’objectif est une reconquête du Rwanda et la poursuite du génocide. Or, à chaque fois que ce communiqué a été relayé, en France et dans le monde (RFI, France Inter, France 24, Deutsche Welle, BBC,…), le relai a été biaisé : seule la condamnation du M23 et du Rwanda est mentionnée, jamais celle de la RDC et des FDLR. En outre, la diplomatie française et les médias prennent soin d’occulter systématiquement le rôle que la France a joué dans la constitution des FDLR, avec l’exfiltration des ex-génocidaires en RDC (appelée « Zaïre » à l’époque), et le soutien que la France leur a ensuite apporté. On ne peut que s’inquiéter de ces biais médiatiques dont les conséquences sont graves. La dénonciation des crimes bien réels dans l’Est du Congo ne doit pas servir de terreau à l’anti-tutsisme ; ni à relativiser, pour mieux effacer de la mémoire collective, le génocide qui, d’avril à juillet 1994, il y a trente ans, a tué près d’un million d’êtres humains, pour le seul fait d’être né Tutsi.

C.B.

[1Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Vème République, Taillandier, 2024, 633 pages.

[2François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ?. La Politique de la France au Rwanda,, La découverte, 1994 ; Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise – l’implication française dans le dernier génocide du XXème siècle, Dagorno, 2001 ; Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020 ; Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, L’Esprit frappeur, 2010.

[3Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi. « … Bisesero dont la faillite était jusque-là imputée aux forces Turquoise. Il est désormais établi qu’au contraire, en grande majorité, elles ont agi pour l’éviter. Et que la responsabilité principale revient à l’autorité politique. » et « pourquoi ne reçoit-il [Lafourcade] pas l’ordre [ndlr : de Paris] de leur venir en aide ».

[4François Graner, « Françafrique et génocide des Tutsis du Rwanda : les leçons à tirer », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°157, 2023, https://journals.openedition.org/chrhc/21954

[6Cf. l’article de ce numéro« Chaque audience apporte sa pierre à l’édifice », qui pointe notamment les signes de la montée du risque génocidaire et l’alerte de Jean Varret.

[8Coltan : minerai de niobium et de tantale utilisé dans l’industrie des téléphone

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 335 - mars 2024
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