Un vent mauvais soufflait depuis plusieurs mois sur le Sénégal. Le 3 février, il a emporté le statut de « vitrine démocratique » du pays et tenté de briser l’espoir d’un réel changement au sommet de l’État pour tourner la page des longues années Macky Sall.
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a pour coutume de s’offusquer des coups d’État qui, de façon sporadique, emportent des régimes. L’organisation sous-régionale réagit alors avec une cohorte de mesures drastiques (sanctions économiques, blocus complet, suspension de la participation aux instances, etc.), au nom de l’exigence d’un « retour à une vie institutionnelle normale ». Les Maliens, les Burkinabè et les Nigériens l’ont récemment appris à leurs dépens. Mais l’organisation, souvent perçue comme un « syndicat de chefs d’État », accueille les putschs constitutionnels avec une certaine mansuétude, suscitant l’ire des populations concernées. Il a suffi, à certains régimes, d’organiser un référendum constitutionnel pour remettre les compteurs à zéro et imposer un troisième mandat. Macky Sall a procédé autrement : en abrogeant le 3 février le décret de convocation du corps électoral, il annonçait l’annulation pure et simple du scrutin présidentiel qui devait se tenir le 25. Une décision qui s’apparente à une véritable tentative de coup d’État institutionnel à trois semaines de l’élection. Il ne s’agissait plus de s’installer à la tête de l’État par les armes, encore moins de s’octroyer le mandat de trop. Il fallait juste empêcher le transfert du pouvoir à une force politique qui menaçait.
Mais comment un pays que de nombreux médias hexagonaux présentaient jusqu’ici comme une « vitrine de la démocratie » en Afrique, a-t-il pu en arriver là ? Surtout, comment Macky Sall a-t-il pu commettre une telle forfaiture au crépuscule d’un long magistère ?
En réalité, en douze ans, Macky Sall a semé les graines d’une discorde continue avec son opposition qu’il entendait dès 2015 « réduire à sa plus simple expression » (Le Quotidien, 17/5/2015). Cette volonté n’a jamais été trahie par les faits subséquents. Dès sa réélection surprise en 2019, le président s’enfermait dans un positionnement sibyllin au cours d’une interview (« Je ne répondrai ni par oui ni par non », RTS, 31/12//2019) au sujet d’une éventuelle troisième candidature, laquelle aurait été anticonstitutionnelle. Macky Sall aura joué cette carte de l’ambiguïté jusqu’au bout, avant d’infirmer toute velléité de se représenter seulement le 3 juillet 2023, au lendemain de révoltes qui ont encore ensanglanté le pays (présidence.sn, 03/07/2023).
À l’autre bout de l’échiquier, se tenait Ousmane Sonko, principal opposant et figure de proue du Parti Africain du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité (PASTEF). De la confrontation entre les deux dépendait l’issue, non pas du scrutin, mais de la liste des candidat·e·s devant concourir au suffrage en 2024. Or, Macky Sall devait être sur deux fronts : d’abord faire accepter une troisième candidature loin de faire l’unanimité, ensuite éliminer de la course un potentiel rival.
Si bien que Sall a eu recours, tout au long de ses années de présidence, à sa stratégie de démocratie au forceps ou à marche forcée aboutissant à l’élimination systématique de rivaux potentiels avant l’organisation de sa « sélection » présidentielle. On a en tête les cas de Karim Wade, fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, au profit de qui son père avait tenté, en vain, d’organiser une succession dynastique. Ou celui de Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, pour le scrutin de 2019. Accusé d’enrichissement illicite, le premier était condamné en mars 2015 à six ans de prison ferme et à une amende de 209 millions d’euros. Pourtant, le 23 juin 2016, il était libéré après avoir obtenu une grâce présidentielle, pour laquelle il remerciait l’entremise de l’émir du Qatar. En contrepartie, Macky Sall semble avoir obtenu son départ du pays : Karim Wade s’envolait immédiatement pour le Qatar, où il vit depuis. (JeuneAfrique.com, 24/06/2016 et Voice of Africa, 26/06/2016.) Entre temps, tous les pontes de l’ancien régime voyaient les poursuites contre eux abandonnées.
Quant à Khalifa Sall, il était inculpé en mars 2017 pour « faux et usage de faux » et « escroquerie portant sur des fonds publics », le tout sur 2,7 millions d’euros. Le 30 août 2018, la Cour d’Appel de Dakar confirmait une condamnation de cinq ans de prison ferme assortie d’une amende dérisoire de 7 620 euros. Après une course contre la montre judiciaire avant l’élection présidentielle du 24 février 2019, il est écarté in extremis. Il perdra ensuite la dernière manche de son combat à la Cour suprême (Sud Quotidien, 17/07/2019). Une fois la page de l’élection tournée et Macky Sall reconduit à la tête de l’État, il bénéficiera lui aussi d’une mesure de grâce.
Pour 2024, la principale cible du pouvoir semblait être naturellement Ousmane Sonko. Or, le 3 février 2021, on apprenait qu’il était accusé de viols répétés et de menaces de mort par une jeune femme du nom d’Adji Sarr. Elle braquait les projecteurs de l’actualité sur le salon de massage où elle travaillait. L’affaire était sérieuse et l’opposant risquait gros car, depuis la loi 2020-05 du 10 janvier 2020, le viol et la pédophilie sont des crimes désormais passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité.
Toutefois, la précipitation avec laquelle les autorités judiciaires ont voulu arrêter l’opposant, alors même qu’il bénéficiait d’une immunité parlementaire, a laissé germer quelques doutes dans les esprits sur la volonté du pouvoir d’instrumentaliser cette affaire judiciaire. Ces doutes se sont peu à peu transformés en quasi-certitudes dans l’opinion à la découverte des nombreuses zones d’ombres de l’enquête.
Malgré tout, les autorités semblaient pressées de trancher cette « affaire privée ». Une fois l’immunité parlementaire d’Ousmane Sonko levée (26 février), une vague d’arrestations s’abattait sur son parti. Convoqué le 3 mars au tribunal, il est accompagné d’une foule de partisans. Il est alors bloqué pendant des heures en pleine circulation par les forces de l’ordre, suite à quoi il est arrêté pour « trouble à l’ordre public » et « participation à une manifestation non autorisée » ! (Africanews, 03/03/2021)
Cette incarcération mit le feu aux poudres dans Dakar et d’autres localités de l’intérieur. Les images firent le tour du monde, scènes de pillages et de guérilla urbaine. Des manifestant·e·s, jeunes pour la plupart, armé·e·s de pierres contre des policiers surarmés qui n’y allèrent pas de main morte : bilan officiel 14 morts. Aucune enquête menée depuis, aucun policier inquiété malgré les promesses du pouvoir !
Secoué par l’ampleur manifestement inattendue des événements, Macky Sall a donné l’impression de reculer devant une situation incontrôlable. Le 8 mars, il déclarait dans un discours attendu : « C’est pourquoi j’invite au calme et à la sérénité. Tous, ensemble, taisons nos rancœurs et évitons la logique de l’affrontement qui mène au pire. » (Le Soleil, 9 mars 2021.)
Mais la trêve décrétée durera le temps d’une rose. Au cours d’une interview (RFI et France 24, 09/12/2021), il retrouvait ses accents comminatoires habituels : « (…) ce qui s’est passé en mars ne se passera plus dans ce pays. On ne peut plus laisser les gens (…) mettre à feu et à sang le bien public comme privé de façon volontaire. »
Le président pouvait dès lors continuer à menacer ses adversaires, à les emprisonner au besoin à tour de bras et à réprimer les manifestations de son opposition avec une police de plus en plus surarmée et toujours sur le qui-vive.
Deux ans plus tard, bis repetita : le pays est à nouveau dans le chaos. En cause, la condamnation d’Ousmane Sonko le 1er juin 2023 « par contumace » alors qu’il se trouvait à Ziguinchor où son domicile était barricadé par une foule de jeunes qui entendaient s’ériger en bouclier humain contre son arrestation. Jugé pour viol en l’absence de ses avocats, il est condamné à deux ans de prison ferme mais seulement pour « corruption de la jeunesse » (« jeunesse » sous-entendant « mineure » selon un article de loi obsolète et anachronique depuis que la majorité est passée de 21 à 18 ans.) Deux ans de polémiques infinies, d’accusations infamantes, de morts injustifiables et de dégâts pour ça ! En réalité, le verdict soulevait plus de questions qu’il n’apportait d’éclairage dans le cadre de cette scabreuse affaire.
Seule certitude, il permettait d’éliminer (momentanément) Sonko de la course à la présidentielle pour 2024. Les rues de Dakar et de quelques autres villes s’embrasaient de nouveau dès le 1er juin 2023 après le verdict. Le bilan était encore plus lourd qu’en mars 2021. Le gouvernement s’est empressé d’avancer le chiffre déjà macabre de 14 morts. Mais Amnesty international a dénombré 23 manifestants tués. Une organisation locale (Maison des Reporters) fait maintenant état de 29 morts. Fait nouveau, des images vidéo montrent clairement la présence de personnes en civil opérant aux côtés des forces de l’ordre et tirant à balles réelles sur les manifestants. Malgré les dénégations des autorités, la présence suspecte de ces nervis suscite des interrogations encore irrésolues. Depuis, d’autres vies ont été fauchées au cours d’échauffourées sporadiques entre policiers et manifestants. Amnesty international, dans un récent article paru sur son site internet (13/02/2024), dénombre au total soixante personnes tuées lors de manifestations au Sénégal depuis mars 2021.
Pour le président, juin 2023 était sans doute l’épreuve de trop sur le chemin menant au troisième mandat. Début juillet, à l’occasion d’une adresse à la nation, il renonçait à une candidature réclamée par ses partisans. Il éteignait ainsi un front, mais entretenait le second, celui de la candidature de Sonko, son principal opposant. Celui-ci a vraisemblablement gagné en popularité devant le harcèlement judiciaire dont il était l’objet. Le président se lançait dès lors dans une énième fuite en avant. Le temps lui était compté, il fallait donc conclure les différentes affaires Sonko (viol, diffamation contre un ministre entre autres), car 2024 approchait.
L’opposant est arrêté chez lui le 28 juillet 2023. Le pouvoir l’accusait d’avoir « volé avec violence le téléphone portable d’une femme gendarme » et « aussitôt appelé le peuple, par un message subversif divulgué sur les réseaux sociaux, à se tenir prêt » selon le communiqué du procureur de la République. Cette fois-ci, les révoltes que l’on craignait n’ont pas eu lieu. Est-ce parce que le pouvoir y voyait un moyen d’annuler le processus électoral déjà lancé ?
Les Sénégalais·e·s restaient désormais calmes, avalant couleuvre sur couleuvre, et attendant l’élection présidentielle pour se débarrasser d’un pouvoir qui continuait à réprimer et à embastiller. On parlait d’un millier de prisonniers politiques selon des ONG locales (Le Témoin, 17/08/2023). Dans le lot figure le numéro 2 du PASTEF, Bassirou Diomaye Faye, arrêté au soir du 15 avril 2023 à son bureau pour « diffusion de fausses nouvelles, outrage à magistrat et diffamation envers un corps constitué » (Le Témoin 01/02/2024). Pendant ce temps, Macky Sall déroulait son plan. La justice condamnait le leader du PASTEF. Le Conseil constitutionnel invalidait sa candidature mais acceptait celle de son camarade et codétenu, Bassirou Diomaye Faye, lequel était donc désigné candidat pour la future élection présidentielle.
A ce stade, selon des sondages officieux, le dauphin officiel de Macky Sall, Amadou Bâ, Premier ministre, était crédité de scores à même de remettre en cause son élection. C’était imprévu pour le pouvoir. Il fallait donc rebattre les cartes, redistribuer les rôles.
L’acteur principal de ce nouveau scénario vivait loin du pays. Installé au Qatar depuis sa sortie de prison en juin 2016, Karim Wade revenait au-devant de la scène politique du pays à la faveur de la publication de la liste définitive des candidat·e·s autorisé·e·s à concourir pour l’élection présidentielle (dix-huit hommes et deux femmes) le 20 janvier. Il n’en reste plus que 19 depuis le retrait d’une candidate soupçonnée, comme Karim Wade, d’avoir une deuxième nationalité non déclarée.
Après l’exclusion de Karim Wade de la course pour le même motif, le Parti Démocratique du Sénégal (PDS) qu’il « dirige » depuis l’extérieur, multipliait les manœuvres pour remettre son candidat en selle et accusait aussitôt deux membres du Conseil constitutionnel d’avoir été « corrompus » par Amadou Bâ en personne, le candidat désigné du pouvoir. Dans la foulée, une commission d’enquête parlementaire voyait le jour dès le 31 janvier (Sud Quotidien, 02/02/2024), avec le soutien des députés de la coalition Benno Bokk Yaakar, coalition au pouvoir.
Le camp présidentiel jouait ainsi sa partition et montait au créneau pour clouer au pilori les hauts magistrats et… son propre candidat ! Le président restait pour l’instant silencieux. Sommé de réagir et surtout d’agir, Macky Sall finit par intervenir le 3 février, à quelques heures du démarrage de la campagne électorale. À l’appui de sa décision d’annuler l’élection présidentielle, tombée comme un couperet inattendu, il invoque alors : « (…) un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges. » Il se prévaut de l’article 52 de la Constitution qui attribue des pouvoirs exceptionnels au président en cas de « crise institutionnelle ». Le tout est de savoir ce qu’on met dans cette expression. La vraie crise était désormais là, provoquée par la décision présidentielle. La fuite en avant aussi.
Macky Sall venait également de fouler aux pieds le Protocole additionnel de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, signé en février 2001 à Dakar et stipulant : « Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques. »
Tout ceci semblait bien loin pour Macky Sall, le 3 février. Il devait dérouler très vite le modus operandi de son putsch sous peine d’échouer. En effet, deux jours plus tard, les députés de la majorité présidentielle et leurs alliés du PDS assumaient la décision de Macky Sall, après avoir fait exfiltrer manu militari les élus de l’opposition de l’Assemblée nationale par des gendarmes appelés à la rescousse. Ils votaient dans un entre-soi assumé une loi renvoyant le scrutin présidentiel au 15 décembre 2024, soit un bonus inespéré de dix mois pour Macky Sall et son clan.
Ces députés venaient de violer la Constitution qui gravait le mandat présidentiel dans le marbre d’une clause d’éternité et d’intangibilité : « (…) le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du Président de la République ne peuvent faire l’objet de révision » (Article 103).
L’épouvantail d’une « crise institutionnelle » a fini par fonctionner, monté de toutes pièces par des thuriféraires effrayés par la perspective plus que plausible d’une victoire de l’opposition au vu de l’impopularité du régime qui, à maints égards, connaissait un tournant autoritaire depuis quelques années. Mais, signe des temps, le pouvoir était de plus en plus esseulé dans sa fuite en avant. C’est ainsi que, dès le 7 février, un des députés porteurs de la proposition de loi se défaussait sur le plateau d’une télévision dakaroise (TFM) : « Il n’y a pas de crise entre les institutions, même avec la mise en place de la Commission d’enquête parlementaire visant deux membres du Conseil Constitutionnel (…) Je considère qu’il n’y a pas eu de corruption. »
Après le coup de massue de l’annulation de l’élection présidentielle, les soutiens habituels du président Macky Sall se faisaient dans un premier temps aphones. Pourtant, il ne manquait pas d’« amis » à l’extérieur de son pays. Qui ne se souvient de la nomination par Macron d’un président encore en exercice à une fonction aussi ronflante que pompeuse : « envoyé spécial pour le Pacte de Paris sur les Peuples et la Planète » ? Cette proximité de Macron avec le régime autoritaire de Macky Sall a une histoire, celle d’un alignement quasi automatique du président sénégalais sur Paris.
Arrivé au pouvoir en 2012, Macky Sall n’était pas un inconnu de la droite française. Il avait été l’hôte de l’Assemblée nationale et du Sénat français dès septembre 2008, à un moment où il n’était plus en odeur de sainteté avec son mentor, le président Wade, qu’il allait affronter trois ans plus tard. Avec Wade et Sall candidats, la France avait au moins deux marrons au feu dans la compétition électorale de 2012 au Sénégal. Pari gagnant pour Paris ! Macky Sall sortait largement vainqueur du duel avec Wade au soir du 25 mars. Il assurait la continuité d’une relation avec l’ancienne métropole.
Il ne trahira jamais cette réputation. Les entreprises françaises, au nombre de 250 en tout en 2020 au Sénégal, s’en donnent à cœur joie, bénéficiant comme toujours de contrats mirobolants. Le PSE (Plan Sénégal émergent) mis en place leur fait la part belle. Les activités sont diverses : des BTP (Eiffage, Vicat) aux transports (Systra pour les bus dits rapid transit, et Alstom pour le TER de Dakar), de la téléphonie (Orange, puis Free) à l’eau (Suez, Veolia), des banques (CFAO, BICIS, Société générale, etc.) à l’agro-alimentaire (Groupe Mimran), des mines de zircon (Eramet) à la grande distribution (Auchan, Casino, et maintenant Carrefour), etc. Tout ceci fait de la France le premier partenaire commercial du pays. En 2022 par exemple, selon les chiffres fournis par la Direction générale du Trésor français, les échanges commerciaux entre les deux pays s’élevaient à 1,059 milliards d’euros, soit une hausse de 18 % par rapport à 2021. L’excédent commercial français s’établissait à 877 millions d’euros. Les exportations françaises vers le Sénégal atteignaient 968 millions d’euros en 2022. Le Sénégal restait le 3ème client de l’Hexagone en Afrique subsaharienne, derrière l’Afrique du Sud et la Côte d’Ivoire.
Plusieurs secteurs cristallisent notamment la colère contre les entreprises françaises au Sénégal : l’hégémonie française dans la téléphonie ou la grande distribution et la concurrence déloyale à l’égard des petits commerçants ; la lucrative concession de la première autoroute à péage d’Afrique subsaharienne, construite (sous Wade) dans le cadre d’un partenariat public-privé (PPP), accordée à une filiale d’Eiffage ; ou encore le coût astronomique du TER de Dakar qui a profité à plusieurs firmes françaises comme Alstom.
À tous ces enjeux économiques, est venue s’ajouter la question du gaz et du pétrole off-shore découverts officiellement depuis janvier 2016 au large du Sénégal. En visite dans le pays dès septembre de la même année, le Premier ministre français déclarait au cours d’une interview : « Le pétrole sénégalais est une grande opportunité pour les entreprises françaises. » (Seneweb.com, 27/09/2016) En terre françafricaine, on ne s’embarrassait plus de circonlocutions pour marquer son territoire ! En clair, le pétrole sénégalais devait d’abord profiter à l’ancien pays colonisateur ! Ainsi, un an et demi plus tard (mai 2017), la multinationale française Total signait son premier contrat pétrolier au Sénégal dans des conditions très avantageuses (Africa Intelligence, 03/04/2018). En réalité, les hydrocarbures du Sénégal ont une odeur de soufre, ils génèrent depuis leur découverte des rumeurs de gros sous et des soupçons de corruption tous azimuts dans l’entourage et la famille du président (BBC Afrique, 03/06/2019).
Cette nouvelle donne ne fera que renforcer les remugles de collusion entre une partie de la classe politique sénégalaise et les deux derniers occupants de l’Élysée. Au même moment, l’hégémonie française était de plus en plus contestée en Afrique de l’Ouest, son armée congédiée sans ménagement dans au moins trois pays. Aussi la France décidait-elle de se replier sur son dernier « pré carré » de la sous-région : le Sénégal et la Côte d’Ivoire, renforçant les liens avec les dirigeants. On se souvient qu’Alassane Ouattara et Macky Sall ont été, après le putsch de juillet 2023 au Niger, les plus fervents partisans d’une intervention militaire de la CEDEAO pour sauver le régime de Bayoum, option pour laquelle militait la diplomatie française.
Au Sénégal, les révoltes de 2021 et de 2023 ont révélé le ressenti des populations face à ce qui est conçu comme une mainmise d’intérêts privés français sur l’économie locale. À titre d’exemple, rien qu’en juin 2023, une trentaine de stations-service essence de TotalEnergies ont été saccagées, occasionnant des dégâts estimés à quelque 4,5 millions d’euros (Agence de presse sénégalaise, 13/06/2023). L’enseigne Auchan, quant à elle, estimait à environ 23 millions d’euros le coût des pillages de plus de la moitié de ses magasins en 2021 et 2023. Pour ne rien arranger, les grenades assourdissantes utilisées contre les manifestants étaient de fabrication française (Politis, 29/06/2023), de même que des lances-grenades, des balles en caoutchoucs et des blindés utilisés pour réprimer les manifestations, occasionnant plusieurs morts et de nombreux blessés en 2021 (StreetPress, 17/03/2021). La coopération sécuritaire entre les deux pays s’est pourtant poursuivie. Plus que la France, l’Union européenne est elle-même désormais pointée du doigt. En effet, selon une enquête d’Al Jazeera (29/02/2024), plusieurs éléments d’une unité spéciale de la gendarmerie sénégalaise (Groupe d’action rapide de surveillance et d’intervention) que l’Europe finance depuis 2017 pour lutter contre le terrorisme transfrontalier (loin de Dakar), auraient pris part à la répression de manifestations, en violation de leur mission initiale (Dossier résumé par Enquête Plus, 01/03/2024).
Arrive alors l’échéance de 2024 qui a valu au Sénégal autant de soubresauts aussi tragiques les uns que les autres. Le traditionnel affrontement entre partis classiques sénégalais (PS et PDS) a désormais laissé place à un duel annoncé d’un tout autre genre.
D’une part, il y a la coalition au pouvoir. Usé par douze années d’un magistère riche tant en scandales et faits de corruption restés impunis qu’en atteintes flagrantes aux libertés fondamentales, le bloc autour de Macky Sall s’est effrité avec le départ de nombreux caciques suite au choix controversé de désigner son Premier ministre comme candidat. Trois dissidents issus de ce rang figurent sur la liste définitive des candidats.
De l’autre, on a le PASTEF (officiellement dissous depuis juillet 2023) et ses alliés dont le discours a de quoi inquiéter à Paris. Le souverainisme économique, le rejet du franc CFA et de la présence militaire française dans le pays, le panafricanisme sont leur credo. Ils entendent surtout renégocier les contrats pétroliers, gaziers et miniers octroyés. La popularité du leader du PASTEF auprès des jeunes (75 % de la population a moins de 35 ans) laisse présager un scrutin pour le moins difficile pour le camp présidentiel. Amadou Bâ, actuel Premier ministre et dauphin désigné, manque de charisme, il est en outre héritier d’un bilan catastrophique à plus d’un titre face à la montée en puissance d’une opposition ragaillardie par les résultats du scrutin législatif de 2022.
Or, deux faits viennent corroborer les soupons d’immixtion de Paris dans l’élection présidentielle sénégalaise. Le premier est le soutien implicite accordé à Amadou Bâ, candidat de la majorité présidentielle. En effet, Élisabeth Borne invitait en décembre 2023 (à quelques semaines du scrutin) son homologue sénégalais à un « Séminaire intergouvernemental franco-sénégalais ». Au menu, des accords tous azimuts qui engagent les deux États sur plusieurs années, ce qui peut interroger à la veille d’un scrutin présidentiel. N’est-ce pas là un coup de pouce à peine déguisé pour le candidat du camp présidentiel ? L’opposition sénégalaise n’a d’ailleurs pas tardé à dénoncer cette ingérence hexagonale qui a vraisemblablement contribué à plomber le candidat du pouvoir, selon le chercheur Jean-Pierre Olivier de Sardan (AOC, 08.02.24).
Le deuxième fait est la publication du décret actant la demande introduite par Karim Wade aux fins de renoncer à sa nationalité française. La mesure est signée par Gabriel Attal le 16 janvier, soit quatre jours avant la publication de la liste définitive des candidat·e·s. Une précipitation qui s’est révélée inutile : ce geste eut un effet boomerang pour le fils de l’ex-président, car cela prouvait qu’au dépôt de sa candidature, il se prévalait encore d’une autre nationalité. Or, selon la Constitution que son père a fait adopter en janvier 2001 par référendum, tout candidat à la présidentielle « doit être exclusivement de nationalité sénégalaise » (Article 28). C’est sur cette base que la candidature de Karim Wade a été rejetée.
Le président Macky Sall a alors décidé le 3 février d’annuler le processus, prenant de court ses propres partisans au pays, mais aussi les « partenaires » en dehors du Sénégal. Seulement, c’était sans compter avec la réaction très peu diplomatique de Washington intervenue le 6 février. Dans un communiqué (06/02/2024), le Département d’État demandait au gouvernement sénégalais : « instamment (…) d’organiser l’élection présidentielle conformément à la Constitution et aux lois électorales (…), de rétablir immédiatement l’accès à Internet et de veiller à ce que les libertés de réunion pacifique et d’expression (…) soient pleinement respectées. »
Dès lors, la « communauté internationale » semblait découvrir subitement la face hideuse d’un régime dont on feignait jusque-là d’ignorer les pratiques peu démocratiques. Chaque chancellerie y alla de sa condamnation. En ce qui concerne la France, l’exécutif, visiblement embarrassé, était conscient que la décision du président sénégalais pouvait se révéler contre-productive pour le maintien au pouvoir du camp libéral, mais ne souhaitait pas désavouer un allié de longue date. Cette prise de parole fut donc suivie d’un long silence, à l’exception d’une réponse à l’Assemblée nationale du ministre des Affaires étrangères Stéphane Séjourné lors des questions au gouvernement du 7 février. Même la CEDEAO sortait momentanément de sa torpeur. Elle a d’abord réagi de façon ambiguë à la déclaration (« La commission (…) salue le président Macky Sall pour avoir maintenu sa décision antérieure de ne pas briguer un troisième mandat (…). » (Communiqué de la Commission, 03/02/2024). Trois jours plus tard, elle se montrait plus ferme à l’égard du président sénégalais et invitait la classe politique du pays : « à prendre de toute urgence les mesures nécessaires pour rétablir le calendrier électoral conformément aux dispositions de la Constitution ». (Communiqué du 06/02/2024)
Trois jours après la mort de trois manifestants sénégalais (10 février), la France sortait finalement de son silence pour présenter « ses condoléances aux proches des personnes décédées lors des manifestations de ces derniers jours au Sénégal », appeler les autorités « à faire un usage proportionné de la force », et « à organiser l’élection présidentielle le plus rapidement possible, conformément à la Constitution du Sénégal ». Mais toujours nulle condamnation des violences ou du coup de force institutionnel.
Pendant ce temps, Macky Sall, tel le roi Bérenger 1er d’Ionesco (Le Roi se meurt, 1962), continuait sa fuite en avant effrénée, interdisant les manifestations de l’opposition, les réprimant dans le sang quand elles avaient lieu, refusant d’abord d’organiser, comme le Conseil constitutionnel l’enjoignait depuis le 15 février, l’élection « dans les meilleurs délais », faisant voter à la hussarde une loi d’amnistie synonyme d’impunité pour lui, ses proches et les forces de répression, libérant une partie des centaines de prisonniers politiques dont il niait jusque-là l’existence en signe d’« apaisement », jouant constamment sur les nerfs des Sénégalais·e·s par ses manœuvres dilatoires autour d’une élection alors qu’approchait l’échéance du 2 avril, date d’expiration de son mandat. L’ultime manœuvre aura consisté à convoquer un « dialogue national », boycotté par l’opposition et 17 des 19 candidats, qui a préconisé au terme de deux jours de débat la tenue d’une élection le 2 juin et le réexamen des dossiers de candidature. Mais pour la deuxième fois, le Conseil constitutionnel, pourtant réputé proche du pouvoir, a maintenu l’exigence d’une élection organisée avant la fin du mandat présidentiel. Macky Sall a fini par céder à cette exigence appuyée par les mobilisations populaires.
Pour autant, le pays reste plongé dans une crise politique et institutionnelle sans précédent et n’est pas sorti de l’inconnu tant que reste au pouvoir un homme perdu pour l’histoire et pris dans les mailles de ses propres intrigues. Jusqu’où iront ses manigances, ses magouilles et ses subterfuges pour maintenir son clan au pouvoir et protéger ses intérêts ?
L’avenir le dira, mais quoi qu’il arrive, Macky Sall a déjà raté l’occasion de se montrer à la hauteur des exigences d’un pays avec lequel il aura engagé pendant des années un bras de fer aussi inutile que coûteux, surtout en vies humaines.
Salian Sylla