Du fait de la monstruosité du crime, le propre d’un génocide est de susciter, avant même sa perpétration, un discours négationniste visant à le dissimuler, puis à le nier, le dénaturer, voire le justifier. Le génocide des Tutsis ne fait pas exception.
Le génocide commis contre les Tutsis du Rwanda en 1994 continue à faire l’objet d’un négationnisme virulent qui s’articule autour de trois éléments : la négation / dénaturation du crime, le renversement des responsabilités du génocide, le renversement de l’accusation de génocide. Si le négationnisme prend des formes spécifiques pour chaque génocide particulier, le discours négationniste peut néanmoins se décomposer en trois éléments qui interviennent simultanément, à toutes les étapes du génocide, pendant sa préparation, pendant sa perpétration et pendant son occultation a posteriori :
La première affirmation (« Ça n’a pas lieu », « Ça n’a pas eu lieu ») est caractérisée par la dénégation et la dénaturation du crime. La dénégation consiste à prétendre que le crime n’existe pas : les auteurs du génocide des Tutsis parlent de « travail », les mots « extermination » ou « génocide » ne sont pas prononcés.
Cependant, comme la négation pure et simple du génocide – celle qui consisterait à dire que les morts ne sont pas morts – est quasi impossible, la dénégation s’accompagne de la dénaturation des faits. Il s’agit alors de nier la volonté d’extermination des auteurs du génocide, leur intention criminelle – ce qui revient à vider de son contenu la notion même de génocide – pour attribuer d’autres causes à leur forfait. Cette dénaturation passe notamment, dans le cas du génocide des Tutsis, par la requalification (substitution de certains termes, comme « massacres interethniques », « affrontements interethniques », « guerre civile » ou encore « autodéfense » à celui de « génocide »).
Le second élément du négationnisme (« Les victimes l’ont bien cherché ») caractérise le renversement des responsabilités : les victimes sont désignées comme étant responsables du génocide qui les a prises pour cible. Elles auraient provoqué leur propre extermination. Ainsi les Tutsis sont-ils soupçonnés de préparer le massacre des Hutus, de ce fait contraints à « l’autodéfense » préventive, et le Front Patriotique Rwandais (FPR) se voit reprocher d’avoir sciemment couru le risque de faire exterminer les Tutsis de l’intérieur dans sa volonté supposée de s’emparer du pouvoir par la force.
La troisième affirmation négationniste (« Les victimes ont fait la même chose ») marque le renversement de l’accusation : les victimes – ou leurs défenseurs – auraient elles-mêmes commis un génocide ou des massacres du même ordre. Le FPR est ainsi accusé d’avoir commis un génocide des Hutus, au Rwanda et au Congo. C’est la théorie du « double génocide ».
Dénégation et dénaturation
La négation pure et simple du crime a été la stratégie de défense des auteurs du génocide accusés devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Niant le génocide, quatre officiers supérieurs des Forces armées rwandaises (FAR), parmi eux le colonel Théoneste Bagosora, en sont venus à échafauder diverses explications pour rendre compte de ce qu’ils ont nommé « la vague de meurtres de civils qui avait déferlé sur le pays ».
Le polémiste Charles Onana est aujourd’hui toujours sur cette ligne de la dénégation / dénaturation, comme en témoigne son livre de 2019, Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. Quand les archives parlent. Pour Onana, en effet, « la thèse conspirationniste d’un régime hutu ayant planifié un “génocide” au Rwanda constitue l’une des plus grandes escroqueries du XXe siècle » (p. 198). Fustigeant « le dogme ou l’idéologie du "génocide des Tutsis" », il affirme avec force : « Soyons clairs, le conflit et les massacres du Rwanda n’ont rien à voir avec le génocide des Juifs ! » (p. 34). Ou encore : « Continuer à pérorer sur un hypothétique "plan de génocide" » des Hutus ou une pseudo-opération de sauvetage des Tutsis par le FPR est une escroquerie, une imposture et une falsification de l’histoire » (p. 460).
Poursuivi par Survie, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et la Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH), Charles Onana sera jugé en octobre 2024 par le tribunal correctionnel de Paris au titre de l’article 24 bis de la loi sur la liberté de la presse de 1881 qui punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de nier, minorer ou banaliser de façon outrancière un génocide.
Renversement des responsabilités
La dénégation et la dénaturation du génocide des Tutsis étant aujourd’hui quasiment impossibles, le discours négationniste privilégie un autre « argument », consistant à rendre le FPR, le mouvement politico-militaire à majorité tutsie qui a mis fin au génocide, responsable de celui-ci.
Deux éléments sont avancés pour étayer cette affirmation : d’une part, le FPR aurait commis l’attentat du 6 avril 1994, signal de déclenchement des tueries ; d’autre part, la planification préalable du génocide, signant sa préméditation par les extrémistes hutus, ne serait pas démontrée. Le FPR, tout à sa soif de conquérir le pouvoir total au Rwanda, n’aurait pas hésité à prendre le risque de sacrifier les Tutsis vivant à l’intérieur du pays, leur faisant courir un risque évident d’extermination en assassinant le président rwandais Habyarimana. Cette thèse laisse croire à un « génocide spontané », commis par un peuple hutu en colère, en représailles de la mort de « son » président, dans un pays livré au chaos.
Une version plus élaborée de ce renversement des responsabilités est celle du « génocide improvisé », selon laquelle le génocide serait la réaction des autorités rwandaises à l’assassinat du président Habyarimana. Cette thèse repose nécessairement sur l’attribution de l’attentat du 6 avril 1994 au FPR : les extrémistes hutus auraient été surpris dans les jours suivants le 6 avril, avant de mettre en œuvre le génocide des Tutsis, « en intention et en acte », à partir du 12 avril, comme le soutiennent les universitaires Claudine Vidal, André Guichaoua et Filip Reyntjens. Une hypothèse invraisemblable.
L’attentat faussement attribué au FPR
Deux éléments déterminants viennent, en effet, contredire l’accusation selon laquelle le FPR aurait assassiné le président Habyarimana. Tout d’abord, une expertise judiciaire ordonnée par des magistrats français chargés d’instruire le dossier de l’attentat indique que les missiles ayant abattu l’avion du chef de l’État sont partis du camp militaire de Kanombe ou de ses abords immédiats, un endroit inaccessible à un commando du FPR. Cela laisse supposer que l’attentat a été commis à l’instigation d’un petit groupe d’officiers hutus extrémistes menés par le colonel Bagosora, et qu’il serait le premier acte du coup d’État qui les a ensuite portés au pouvoir pour mener à bien leur projet génocidaire. Bagosora tente, en effet, immédiatement après l’attentat, de convaincre des officiers supérieurs des FAR et de la gendarmerie qu’il a réunis de prendre le contrôle du pays. Comme ceux-ci s’y refusent, Bagosora suscite la formation du gouvernement intérimaire rwandais, couverture politique du génocide, qu’il substitue aux autorités légitimes en faisant assassiner la Première ministre et les ministres hutus et tutsis favorables aux accords de paix et de partage du pouvoir signés à Arusha avec le FPR à l’été 1993.
L’autre élément décisif qui permet d’écarter la possibilité que le FPR ait assassiné Habyarimana est l’attitude respective des protagonistes. Immédiatement après l’attentat, le génocide débute à Kigali où la garde présidentielle, certaines unités d’élite des FAR et les miliciens Interahamwe commencent dans la nuit du 6 au 7 avril à massacrer les Tutsis et les opposants hutus. La même nuit ou dans la journée du 7 avril, les tueries éclatent aux quatre coins du pays. Cette concomitance entre l’attentat et le lancement du génocide est très accusatrice à l’encontre des extrémistes hutus.
La rapidité de réaction des génocidaires contraste, en effet, radicalement avec l’attitude du FPR, dont les troupes ne bougent pas. Seul le bataillon FPR cantonné à Kigali dans le cadre des Accords d’Arusha, bombardé le 7 avril au matin par la garde présidentielle, sort en fin d’après-midi pour affronter cette unité d’élite. Ce même 7 avril, des officiers des FAR hostiles à Bagosora demandent au général Dallaire, commandant la Mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda (MINUAR), de contacter le FPR pour restaurer l’ordre. En réponse, le chef du FPR, Paul Kagame, propose de créer une force conjointe composée de 300 soldats du FPR, de 300 hommes des unités rwandaises opposées à Bagosora et de 300 Casques bleus de la MINUAR pour faire cesser les massacres. Mais Dallaire décline cette offre, estimant que son mandat ne lui permet que des opérations défensives. La reprise de la guerre par la garde présidentielle qui attaque le bataillon FPR à Kigali, ainsi que les massacres de Tutsis partout dans le pays, relancent les hostilités, et poussent le FPR à une offensive générale dont le démarrage date, selon les documents militaires français, du 10 avril 1994 dans l’après-midi.
Un génocide prémédité
Attribuer faussement l’attentat au FPR ne suffit pas à étayer la thèse d’un « génocide improvisé ». Il faut encore contester sa planification préalable pour faire croire qu’un tel crime – près d’un million de victimes tutsies – a pu être décidé en quelques jours et mené à bien avec opiniâtreté pendant cent jours sans une minutieuse préparation préalable, tant idéologique qu’organisationnelle.
Pour démontrer que le génocide des Tutsis n’a pas été planifié, le discours négationniste prétend se fonder sur le jugement rendu par le TPIR contre Bagosora. Ce dernier, condamné pour « génocide », ne l’a pas été pour « entente en vue de commettre un génocide ». Le TPIR n’ayant pu prouver l’entente contre le « cerveau du génocide », c’est donc que la planification préalable du génocide ne serait pas établie.
Cette analyse fallacieuse du jugement Bagosora est réfutée par les juges du TPIR eux-mêmes, qui ont souligné les limites de leur verdict, écrivant : « il est possible que l’accès à d’autres informations, la découverte de faits nouveaux, les procès à venir ou l’histoire permettent un jour de démontrer l’existence d’une entente en vue de commettre le génocide antérieure au 6 avril et à laquelle seraient parties les accusés ». La chambre de jugement ajoute qu’elle ne s’est prononcée que sur les éléments qui lui ont été présentés, selon des normes de preuve et des règles de procédure strictes.
Une autre difficulté est la compétence temporelle du TPIR, limitée à l’année 1994. Cela ne lui a pas permis, par exemple, de prendre en compte le fait qu’à l’automne 1992, les principaux extrémistes hutus ont organisé une réunion capitale pendant laquelle Bagosora a affirmé : « Il y a un plan d’extermination des Hutus par les Tutsis, il faut déjouer ce complot, et pour y parvenir, nous devons nous débarrasser des Inyenzi [cafards : les Tutsis]. »
L’idée d’un génocide des Tutsis est même antérieure puisque, dès octobre 1990, le colonel Serubuga, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait, selon lui, de justification aux massacres des Tutsis. En décembre 1990, Serubuga donne au général Jean Varret, chef de la mission militaire française de coopération, l’impression que le génocide est une des solutions envisagées. Le général Varret a encore relaté comment, lors de son arrivée au Rwanda en décembre 1990, le colonel Rwagafilita lui avait expliqué la question tutsie : « ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ». C’est donc dès 1990 que le projet d’exterminer les Tutsis germe dans les têtes d’un certain nombre d’officiers hutus extrémistes, un projet préparé concrètement au minimum à partir de l’automne 1992.