Au Sénégal, l’élection de Bassirou Diomaye Faye rebat les cartes. Entretien avec Boubacar Boris Diop, écrivain sénégalais.
Vous faites partie des personnalités qui se sont mobilisées contre les coups tordus du clan de Macky Sall destinés à le maintenir au pouvoir, quel est votre état d’esprit, et plus largement celui de la population sénégalaise après le succès de Bassirou Diomaye Faye à la présidentielle ?
Jusqu’au dernier moment nous avons redouté le pire car il était difficile de s’imaginer que des groupes et des individus extrêmement puissants pouvaient se résigner à perdre leurs privilèges sans tenter un coup de force. Tout s’est finalement très bien passé et à mon avis la chose la plus importante a été le refus par les Sénégalais d’un deuxième tour qui aurait été synonyme de tractations politiciennes de bas étage. Le 24 mars, les électeurs ne se sont pas seulement débarrassés d’un homme, ils ont aussi envoyé à la retraite toute une classe politique qui dictait sa loi au pays depuis les années cinquante. C’est une véritable rupture, car en temps normal, les trois quarts des partisans de Macky Sall seraient déjà en train de grenouiller autour du nouveau président en quête de privilèges pour obtenir qui un ministère qui une direction de société nationale. Ce phénomène que les Sénégalais appellent avec mépris la "transhumance politique" est difficilement concevable dans le contexte actuel. Il permettait aux plus corrompus de se mettre à l’abri de poursuites pénales pour enrichissement illicite. A ce jour, la reddition des comptes est fermement exigée par la population. Le pillage des ressources nationales n’a certes pas débuté avec les libéraux mais en vingt-quatre ans de pouvoir Abdoulaye Wade et Macky Sall ont littéralement mis à sac le pays. Les chiffres de ce carnage financier donnent le vertige et il est donc attendu du président Faye une véritable moralisation de la vie politique. Mais ce n’est pas tout : il y a eu des crimes de sang, François Mancabou est mort sous la torture et les gendarmes Didier Badji et Fulbert Sambou ont disparu depuis novembre 2022 dans des circonstances troubles. Par ailleurs selon Amnesty International au moins soixante jeunes sont morts au cours des manifestations dont certains suite à des tirs à balles réelles : la responsabilité du régime de Macky Sall est d’autant plus engagée que les rares marches autorisées se sont toutes déroulées sans le moindre incident. Le pays veut des explications.
Quels changements attendez-vous des nouvelles autorités sénégalaises ?
La lutte contre l’impunité est un préalable absolu si on veut atteindre les objectifs majeurs que sont la souveraineté et le développement. Il est trop tôt pour juger le président Faye mais on peut dire que la formation du gouvernement et le fait qu’il se soit mis en retrait de son parti d’origine, sont des signes positifs. Beaucoup ont toutefois critiqué la faible représentativité féminine dans l’équipe gouvernementale et je suis entièrement d’accord avec eux. Le président Faye considère l’emploi des jeunes et le coût de la vie comme des chantiers prioritaires et cela est bien normal dans un pays où 75 % de la population a moins de trente cinq ans. Ce sont ces millions de jeunes qui ont confié à Diomaye Faye et Ousmane Sonko la mission de changer leur destinée. On a entendu certains d’entre eux dire avant l’élection qu’ils allaient rester pour voter mais que si le Pastef ne gagnait pas, ils prendraient les pirogues pour l’Europe, quitte à y laisser leur vie. Ça donne une idée de l’immense espoir suscité par le président Diomaye Faye.
Peut-on envisager un approfondissement de la démocratie dans un pays où les alternances n’ont jusqu’ici pas réglé les questions des mandats, de l’hyper-présidentialisme et de la séparation des pouvoirs ?
Il y a toujours eu des doutes sur la fiabilité de notre système électoral. Mais après ce qui est arrivé le 24 mars, rien ne saurait justifier un tel scepticisme, les Sénégalais sont bien en mesure de choisir leurs dirigeants en toute transparence. Cela dit, les trois années de traque du régime de Sall contre Sonko ont été comme un miroir grossissant, elles ont mis en évidence la face la plus hideuse de la démocratie sénégalaise. Pour ne donner que l’exemple de la justice, on a fini par se demander d’où sortaient tant de magistrats si prompts à piétiner allègrement les lois au point de falsifier des procès-verbaux de gendarmerie, d’extirper des tréfonds du Code pénal le mystérieux délit de « corruption de la jeunesse » et de faire d’une banale affaire de diffamation le dossier judiciaire le plus important de la nation. Plus que le contrôle de l’Assemblée, cette mise sous tutelle du pouvoir judiciaire a rendu possible l’hyper-présidentialisme pendant le règne de Macky Sall et de ses prédécesseurs. Le rééquilibrage des trois pouvoirs est devenu la principale revendication d’une société civile qui a soutenu très activement le candidat Diomaye Faye. Et ce dernier a solennellement promis qu’une fois élu, il appliquerait les conclusions des Assises nationales et le Pacte National de Bonne Gouvernance qui restent à ce jour le meilleur antidote à l’hyper-présidentialisme. Rien dans sa démarche à ce jour ne fait craindre un éventuel reniement de sa parole par le nouveau président. La société civile est d’ailleurs en état d’alerte et ne se satisferait pas d’un statu quo qui risquerait de dériver progressivement vers l’exercice solitaire du pouvoir.
Bassirou Diomaye Faye a promis de rompre les liens avec l’ancienne puissance coloniale française, pensez-vous qu’une réelle émancipation est en cours, dans les domaines économique et militaire ?
Une rupture radicale avec l’ancienne puissance coloniale a toujours été à l’ordre du jour avec le PASTEF mais on avait du mal à en voir les modalités parce que Sonko et son parti étaient plus occupés à se défendre d’une aberrante accusation de viol qu’à exposer leur projet de société. Je dois avouer que je m’étais moi-même plutôt attendu à un rééquilibrage en douceur, compte tenu des relations très spéciales entre le Sénégal et la France. Mais le 16 mai à l’université de Dakar en présence de Mélenchon, Ousmane Sonko a été extrêmement clair et dur. Les propos qu’il a tenus ce jour-là auraient pu l’être par le bouillant président burkinabè Ibrahim Traoré. Après les avoir entendus on est préparé à la sortie du CFA et à la fermeture des bases militaires françaises, c’est-à-dire à la fin de la Françafrique au Sénégal. Mais peut-être qu’au fond nous aurions dû voir venir car dès son arrivée au pouvoir Diomaye Faye a eu à cœur de casser les codes qui ont jusqu’ici signalé au monde la soumission à l’Élysée de tout président sénégalais nouvellement élu.
Au regard de l’histoire de notre pays, pion majeur dans le dispositif de la Françafrique, le simple fait que Paris devienne du jour au lendemain un partenaire comme un autre est en soi une véritable révolution. Il faut dire aussi que la France qui a déjà perdu la Centrafrique, le Burkina, le Mali et le Niger, n’a plus les moyens de dicter sa volonté à de jeunes dirigeants sénégalais se réclamant de Cheikh Anta Diop, Mamadou Dia et Thomas Sankara. Et Faye sait bien qu’il se trouve à la tête du premier pays africain où depuis l’époque coloniale les intérêts français - Auchan, Total, Eiffage etc. - ont été ciblés en tant que tels par des foules de jeunes gens en colère. Cela signifie que le mot d’ordre "France Dégage" de la jeunesse n’est pas un simple slogan, il est le reflet d’un authentique désir d’émancipation dont le nouveau président doit tenir compte.
Cela étant dit, je suis très intrigué par le fait que l’on ne parle presque jamais de l’implication américaine dans cette crise. Elle a été tout simplement spectaculaire et à titre d’exemple lorsque Macky Sall a reporté l’élection du 25 février, il y a eu cinq ou six déclarations indignées depuis Washington, dont celle d’Anthony Blinken lui-même. Ces interventions répétées et parfois assez menaçantes ont encore plus fragilisé Macky Sall et précipité sa chute. Et puisque, contrairement à ce qu’ils prétendent, les Américains n’agissent jamais de la sorte pour sauver ou protéger la démocratie, il est logique de se demander pourquoi ils ont été si intéressés par la situation au Sénégal. Il est clair qu’ils attendent un renvoi d’ascenseur mais quand on voit avec quelle aisance le Niger a mis fin à la présence militaire américaine sur son sol, on se dit que les temps ont décidément changé et qu’un pays réellement désireux d’affirmer sa souveraineté a des chances d’y parvenir.
Vous êtes depuis longtemps profondément engagé pour la mémoire et la reconnaissance du génocide des Tutsi du Rwanda, qu’avez-vous pensé des déclarations de Macron à l’occasion des 30èmes commémorations ?
On ne peut qu’être d’accord avec ce conseiller de Macron qui a laissé entendre que la France qui aurait pu arrêter le génocide n’a pas cru devoir le faire. J’ai moi-même écrit il y a quelques années qu’un simple coup de fil de l’Élysée à Bagosora, Jean Kambanda ou Nahimana aurait pu sauver d’une mort horrible des centaines de milliers de Tutsi. En apprenant que Macron s’apprêtait à reprendre ces propos, j’ai pensé comme sans doute la plupart de ceux qui travaillent sur ce sujet : encore un petit bout d’aveu venu de l’Élysée… Mais voilà, quelques jours plus tard, le président français a dû battre en retraite face au puissant lobby voué à la défense du soi-disant héritage moral de Mitterrand. En fait, l’existence même d’un tel lobby montre à quel point François Mitterrand s’est déshonoré au Rwanda. Sans cela, quel besoin y aurait-il eu de mobiliser tant d’éminentes personnalités civiles et militaires en sa faveur ? Vous savez, dans l’histoire coloniale française, les millions de morts à Madagascar, au Cameroun et en Algérie – pour ne parler que des plus grands massacres – montrent bien que la France a versé plus de sang pour se maintenir en Afrique que pour la conquérir. On ne parle presque plus de nos jours de ces terribles campagnes dites de pacification alors que Paris continue à être sommé de s’expliquer à propos de son rôle au Rwanda. N’est-il d’ailleurs pas significatif que trente ans après le génocide des Tutsi, Jean Glavany écrive dans Libération qu’il reste « d’une actualité brûlante » en France ? Les officiels français ne sont pas habitués à voir leur « mission civilisatrice » sur notre continent ainsi remise en cause, mais je crois bien que, pour eux, la partie est perdue d’avance. Ceux qui font encore de la résistance ne seront plus là dans deux ou trois décennies et la complicité pleine et entière de l’État français dans le dernier génocide du vingtième siècle sera acceptée de tous.
Propos recueillis par Patrice Garesio