Survie

Un négationnisme français

rédigé le 28 mai 2024 (mis en ligne le 3 octobre 2024)

Si le négationnisme de la Shoah a été le fait d’individus isolés ou de réseaux d’extrême-droite, ainsi que du Front national jusque dans les années 2000, il n’en va pas de même du négationnisme du génocide des Tutsis, qui a été nourri, avant le rapport de la commission Duclert, par une grande partie de la classe politique et de l’appareil d’État français.

À la fin du printemps 1994, alors que le génocide n’est pas encore terminé, l’État français commence à diffuser un discours négationniste. Les propos du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, à l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, avaient pourtant été clairs quant à la nature des événements : « Génocide […] c’est bien de cela qu’il s’agit au Rwanda. Face à l’offensive du Front patriotique rwandais, les troupes gouvernementales rwandaises se sont livrées à l’élimination systématique de la population tutsie, ce qui a entraîné la généralisation des massacres. »

Pourtant, dans les semaines suivantes, les dirigeants français se livrent à une dénaturation des faits en requalifiant l’extermination en cours. Désigner les victimes (la population tutsie) et les bourreaux (les troupes gouvernementales) rend en effet difficile de justifier l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994), destinée d’abord à soutenir le gouvernement intérimaire rwandais et son armée, pour empêcher que le FPR ne s’empare de la totalité de Rwanda.

Dans Libération, le 16 juin 1994, Alain Juppé maintient le terme « génocide », mais en exonère les autorités rwandaises. Il en fait porter la responsabilité aux milices extrémistes hutues. Il faut attendre le rapport de la Mission d’information parlementaire (MIP) de 1998 pour que l’État rwandais soit décrit comme « l’ordonnateur du génocide » dans un document officiel, et 2009 pour qu’un communiqué du Quai d’Orsay reconnaisse qu’en 1994, il s’est produit un génocide, « celui des Tutsis du Rwanda ».

L’état-major des armées, pour sa part, fait délibérément disparaître le mot « génocide » des instructions concernant l’opération Turquoise. L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, transmet certes, mi-juin, au ministre de la Défense François Léotard un dossier de présentation de Turquoise qui contient une fiche datée du 15 juin indiquant que « [l]a guerre civile, réveillée par l’assassinat du président rwandais le 6 avril 1994, a eu pour conséquence un véritable génocide perpétré par certaines unités militaires rwandaises (garde présidentielle) et par les milices hutues à l’encontre de la minorité tutsie de la population ou de certain cadres hutus modérés. » Pourtant, dans sa « Directive particulière pour le général commandant l’opération Turquoise », datée du 17 juin 1994, le même Lanxade impose au général Lafourcade d’utiliser l’expression « massacres interethniques ». L’ordre d’opérations Turquoise mentionne quant à lui des « affrontements interethniques » dus à des éléments incontrôlés et non un génocide perpétré contre les Tutsis. Seul l’ordre d’opération n° 1 du général Lafourcade, daté du 25 juin, fait état d’un génocide des Tutsis, en reprenant mot pour mot les termes de la fiche du 15 juin.

L’attentat commis par le FPR ?

En plus de dénaturer les faits, les autorités françaises inversent les responsabilités du génocide en faisant du Front Patriotique Rwandais (FPR) l’auteur de l’attentat du 6 avril 1994, signal de déclenchement du génocide. En effet, si, le 18 mai 1994, à l’Assemblée nationale, Alain Juppé reconnaît bien le rôle des « troupes gouvernementales rwandaises » dans « l’élimination systématique de la population tutsie », il déclare aussi que c’est l’offensive du FPR d’octobre 1990 qui est à l’origine du génocide, ce qui est la position des autorités françaises. Les documents militaires mentionnent ainsi un génocide commis en représailles de l’assassinat d’Habyarimana. En 2012 encore, Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée en 1994, estime que le FPR serait « l’instigateur global » de ce qui s’est passé au Rwanda. Cette insistance à vouloir mettre en cause le FPR repose sur l’accusation portée à son encontre d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994.

Malgré la force des éléments venant contredire cette hypothèse, nombre de responsables politiques continuent à attribuer l’attentat au FPR, ce qui donne lieu à des manipulations multiples de la part de l’État français. La première a lieu en plein génocide, quand, le 28 juin 1994, Paul Barril, ancien gendarme de l’Élysée, accuse le FPR d’une agression généralisée contre le Rwanda qui aurait débuté avec le meurtre d’Habyarimana. Il brandit ce qu’il prétend être la boîte noire de l’avion présidentiel… en fait un boîtier d’antenne radio-compas.

En 1998, la Mission d’information parlementaire déjoue à son tour une tentative de manipulation visant à faire porter la responsabilité de l’attentat au FPR. Après un examen minutieux, les députés réfutent ou mettent en doute les « preuves » présentées par le ministère de la Défense. Se fondant sur les documents militaires français, qui signalent que le FPR lance son offensive sur Kigali le 10 avril 1994, ils écartent définitivement l’argument selon lequel le FPR aurait procédé dès le 6 avril au matin à des mouvements de troupe pour être dans la capitale le 6 au soir, « ce qui aurait pu donner à penser qu’il connaissait le projet d’attentat contre l’avion présidentiel » (Rapport, Tome 1, p. 258). Analysant les photos de lance-missile qui lui ont été remises, la MIP est très claire : « la probabilité étant forte que le missile photographié n’ait pas été tiré, ce missile ne peut en aucune manière être considéré de façon fiable comme l’arme ayant abattu l’avion du Président Juvénal Habyarimana » (Rapport, Tome 1, p. 233). Les députés se montrent enfin dubitatifs quant à la véracité des interceptions de messages de victoire sur les fréquences du FPR. Avec raison : en 2009 le journaliste Jean-François Dupaquier et la commission Mutsinzi, chargée d’enquêter sur l’attentat, démontreront qu’il s’agissait de faux messages fabriqués par les FAR, en retrouvant le transmetteur qui les avait reçus du lieutenant-colonel Nsengiyumva, ex-chef des services de renseignement militaire des FAR, et transcrits pour faire croire à d’authentiques interceptions des communications du FPR.

L’enquête Bruguière

En 1998, à l’issue des travaux de la MIP, rien n’étaie la thèse d’une responsabilité du FPR dans l’attentat. Pourtant, elle est martelée à l’opinion publique française par le biais d’une campagne médiatique organisée autour de l’enquête du juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière. Saisi en 1998, le magistrat conduit une instruction à charge contre le FPR. Le journaliste Pierre Péan est le premier à relayer le « travail » de Bruguière, dès 2000. A partir de cette date, maints ouvrages et articles cherchent à démontrer la culpabilité du FPR dans l’assassinat de Habyarimana, et donc dans le déclenchement des massacres (dans une logique fallacieuse voulant faire de l’attentat la cause de l’extermination des Tutsis et non le signal de déclenchement d’un génocide préparé de longue date). En 2004, à l’approche de la dixième commémoration, Péan est rejoint par Stephen Smith, dans Le Monde, et Charles Onana. Péan publie en 2005 Noires fureurs, blancs menteurs, qui paraît peu après Rwanda. L’histoire secrète, témoignage d’un ancien soldat du FPR, Abdul Joshua Ruzibiza. Celui-ci affirme être témoin oculaire de l’attentat, commis selon lui par un commando du FPR.

Les informations distillées laissent croire que Bruguière a abouti à une conclusion bâtie sur des preuves irréfutables. Mais à peine rendue publique, son ordonnance du 17 novembre 2006 commence à s’effriter. Le magistrat reprend en effet le scénario déjà réfuté par la MIP en 1998. Le seul apport de l’instruction – les témoignages recueillis par Bruguière lui permettant de reconstituer précisément les faits et gestes du commando – s’effondre à son tour lorsque son témoin-clé, Ruzibiza, modifie ses déclarations : il ne prétend plus être témoin direct des tirs, mais seulement avoir croisé le commando au moment de l’attentat, avant, en novembre 2008, de revenir complètement sur son témoignage, qu’il qualifie de « montage ».

Les successeurs de Bruguière, les juges Marc Trévidic et Philippe Coirre, puis Nathalie Poux, ordonnent une expertise balistique qui désigne le camp militaire de Kanombe, fief des officiers hutus extrémistes, comme origine des tirs. Cela ne suffit pas à mettre fin à une désinformation délibérée, venant de certains secteurs de l’État et relayée par des journalistes et des universitaires. Quelques semaines après la publication, en mars 2021, du rapport Duclert qui conclut, s’agissant du rôle de la France au Rwanda, à « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes », Charles Onana fait paraître Enquêtes sur un attentat. Rwanda, 6 avril 1994.

Le renversement de l’accusation de génocide

Ces responsables français acharnés à incriminer le FPR pour l’attentat du 6 avril n’ont en outre eu de cesse de mettre sur le même plan les crimes de guerre du FPR et le génocide des Tutsis. L’ordre d’opérations Turquoise du 22 juin 1994 indique ainsi : « Bien que la situation soit moins bien connue dans sa zone, il semble que le FPR se soit également livré à des exécutions sommaires et à des actions ‘‘d’épuration’’ à l’encontre des Hutus. Plusieurs centaines de milliers de personnes d’ethnies hutue et tutsie ont été exterminées […] ». La mention de l’extermination de personnes d’« ethnie hutue » juste après celle des « actions d’épuration » qu’auraient menées le FPR à l’encontre des Hutus laisse entendre que le FPR s’est livré à des massacres mis sur le même plan que ceux commis par les autorités rwandaises à l’encontre des Tutsis. Cette accusation trouve un écho sous la plume d’Alain Juppé qui accrédite la thèse du « double génocide » lorsqu’il écrit le 16 juin 1994 dans Libération : « la France […] exige que les responsables de ces génocides soient jugés ».

François Mitterrand reprend ce pluriel significatif en novembre 1994, dans la version écrite de son discours au sommet franco-africain de Biarritz, Dominique de Villepin, en 2003 sur RFI, l’ancien ministre de la Coopération Bernard Debré, dans son livre de 2006, La véritable histoire des génocides rwandais.

Après avoir tenté de faire passer les crimes commis par le FPR au Rwanda pour un « génocide », certains responsables français paraissent vouloir déplacer temporellement et géographiquement l’accusation de « double génocide ». En 2012, Hubert Védrine reprend l’accusation, cette fois concernant les Hutus tués lors des deux guerres du Congo. Réagissant au rapport d’expertise sur l’attentat du 6 avril 1994, l’ancien secrétaire général de l’Élysée accuse à mots couverts Paul Kagame d’être le principal responsable d’un « génocide » au Congo, en prétendant s’appuyer sur le « rapport Mapping » du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU.

Après avoir loué le « travail » de Pierre Péan, Hubert Védrine cautionne aujourd’hui celui de ses successeurs. En 2020, lors d’un colloque organisé au Sénat, ce véritable protecteur des arts et lettres négationnistes a présidé une table ronde où intervenaient Charles Onana et Judi Rever. Nécessaire, en 1994, pour justifier la poursuite du soutien aux autorités génocidaires, le négationnisme est aujourd’hui le dernier écran de fumée pour tenter de masquer la complicité de l’État français dans le génocide des Tutsis.

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#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 337 - juin 2024
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