Comme annoncé, comme redouté, l’heure est aux affrontements en Kanaky-Nouvelle-Calédonie où l’on décompte déjà plusieurs morts au moment où nous bouclons ce numéro. Voilà qui vient rappeler à celles et ceux qui auraient pu l’oublier que cet archipel du sud du Pacifique est toujours une colonie. L’inscription du pays sur la liste des territoires à décoloniser de l’ONU depuis 1986 vient rappeler cette évidence. C’est une réalité matérielle et une continuité historique : occupation militaire, politique d’installation de colons, spoliation des terres, racisme systémique, massacres et violences diverses ont jalonné plus de 170 années de présence française. Et continuent de le faire.
L’instauration d’un couvre-feu, puis de l’état d’urgence (comme déjà en 1985 sur le territoire), la militarisation d’une répression dirigée essentiellement contre le peuple colonisé ou même, plus anecdotique, la dénonciation d’une ingérence supposée de puissances étrangères… Tout ici nous rappelle que derrière les discours, les méthodes d’un État colonial ne changent pas. La seule vraie nouveauté, XXIe siècle oblige, est l’interdiction de TikTok. Censurer les réseaux sociaux : une première sur un territoire d’un pays de l’Union européenne, mais une habitude des régimes autoritaires. Y ont eu recours la Chine, l’Iran, la Russie, la Turquie et une poignée de pays africains. La France est en bonne compagnie.
En Kanaky-Nouvelle-Calédonie, l’histoire bégaie. Il y a 40 ans, les affrontements avaient fait sur place plus de 90 morts, en très grande majorité Kanak. On retrouve hélas aujourd’hui la plupart des ingrédients qui avaient alors conduit à l’embrasement : mépris du peuple autochtone et de la revendication indépendantiste, armement à outrance de colons prêts à tuer… et entêtement français autour de la question du corps électoral, cruciale pour un peuple mis en minorité sur ses propres terres par la colonisation de peuplement. Fin 1984, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) naissant lançait une vaste mobilisation pour protester contre le refus du gouvernement français de restreindre l’accès au vote pour les élections territoriales. Un « boycott actif » durement réprimé, qui marquait le début de la période la plus sanglante des « événements » de ces années 1980.
A l’époque, le leader indépendantiste Éloi Machoro, dont la photo le montrant fracassant une urne électorale à coups de hache allait faire le tour du monde, écrivait que ce qui se jouait là n’était ni plus, ni moins que « la survie du peuple kanak ». Que pourrait-on dire d’autre aujourd’hui ? Si les projets de l’État français se concrétisent, à commencer par l’inscription sur les listes électorales locales de dizaines de milliers de nouvelles personnes venues de l’Hexagone et résolument hostiles à toute idée d’indépendance, les Kanak perdront durablement tout réel pouvoir sur leur présent et sur leur avenir.
Le peuple kanak n’a donc d’autre choix que de poursuivre la lutte pour sa liberté comme il l’a toujours fait. L’actualité nous prouve qu’il en a pleinement conscience, y compris au sein de sa jeunesse parfois hâtivement présentée comme dépolitisée. Dès lors, faudra-t-il qu’une situation terrible, intenable se prolonge en Kanaky-Nouvelle-Calédonie pour que l’État français fasse machine arrière et prenne enfin le chemin d’une véritable décolonisation ? Faudra-t-il en arriver à un épisode comparable au massacre de la grotte d’Ouvéa de mai 1988 (19 Kanak assassinés par l’armée française) ? Nous aussi avons un rôle à jouer pour éviter un tel dénouement tragique, en recréant et renforçant dès à présent un véritable front de solidarité ici, au cœur même de la puissance coloniale.