Survie

Coloniser par l’allaitement

Sur l’île de la Réunion

(mis en ligne le 27 novembre 2024) - Nicole Maillard-Déchenans

Dans un livre passionnant paru en 2020, Nous qui versons la vie goutte à goutte (Dalloz), la chercheuse en science politique Myriam Paris étudie la lactation féminine à La Réunion du XVIIe siècle à nos jours.

«  À vendre une négresse créole âgée de 20 ans, bon sujet, laveuse et repasseuse, enceinte de six mois, garantie bonne nourrice  » : cette annonce, parue le 6 juillet 1830 dans la Feuille hebdomadaire de l’île Bourbon, nous plonge au cœur de l’organisation esclavagiste de la reproduction coloniale à La Réunion (ex-Bourbon). Une citation extraite de Nous qui versons la vie goutte à goutte, une des premières thèses de science politique portant sur cette île française de l’océan Indien. Un travail colossal et passionnant édité en 2020 par Dalloz. Sur 537 pages, la chercheuse Myriam Paris nous y raconte plus de 300 ans d’exploitation du corps, du lait et du travail d’allaitement des femmes réunionnaises. L’enjeu fut si important qu’au XIXe siècle, il fut même rationalisé par l’Administration qui créa un « atelier colonial » de nourrices, nénènes en créole, qu’elle louait aux propriétaires des plantations.

En effet, l’esclavagisme est genré : le travail reproductif est presque exclusivement accompli par des femmes. Allaitement et soin des enfants blancs (aux dépens de leurs propres nourrissons), service des maîtresses, entretien domestique sont aussi décisifs pour « la reproduction matérielle, biologique et sociale de la classe des propriétaires » et « l’accumulation de son capital  » que le travail agricole. Il s’agit aussi d’allaiter les enfants des femmes esclaves travaillant dans les plantations de l’île (au fil des siècles : café, canne à sucre, géranium, vanille), trop exténuées pour avoir du lait. Et, de toutes façons, contraintes à s’adonner de l’aube au coucher, sans interruption, à leur tâche afin d’être au maximum rentabilisées, comme les esclaves masculins. Dès le XVIIe siècle, les femmes ayant «  un enfant à la mamelle » sont « estimées à un prix supérieur à celui des autres femmes » (p.60). C’est leur capacité lactogène (et non leur nourrisson) qui augmente leur valeur marchande.

Nénène, terre nourricière

Selon Aristote et Ambroise Paré, suivis par beaucoup de médecins, le lait est du sang blanchi qui transmet les caractères héréditaires. Or, à La Réunion comme dans les autres colonies, des femmes noires allaitent des bébés blancs. Aussi ces derniers, en tétant leur lait, incorporent-ils les vices de leurs nourrices « immorales par nature » (p.88) selon la doxa sexiste. Jusque dans la première moitié du XXe siècle, cela interroge. Poussant à l’extrême le raisonnement raciste en le positivant, les Leblond, écrivains réunionnais (et ex-secrétaires de Lyautey), iront jusqu’à décrire au contraire le lait des nénènes comme le nec plus ultra de l’allaitement pour faire des sujets blancs qui le tètent de parfaits créoles, la nourrice noire incarnant la terre nourricière dont les Blancs seraient les possesseurs naturels selon la volonté divine. Par « cette relation de possession, d’appropriation et de consommation du corps des femmes noires, le sujet blanc est “imprégné” des mondes non blancs. Il devient par là (…) le connaisseur intime des peuples qu’il a mission d’assujettir, donc le colonisateur par excellence » (p. 91). Cerise sur le gâteau, les nénènes sont explicitement érotisées et bien souvent « exploitées pour l’apprentissage sexuel des enfants blancs  ».

Blanchir pour dominer

Le travail reproductif tel qu’organisé par l’esclavagisme réunionnais est aussi racialisé : le mâle français y devient un agent de blanchissage efficace. Parmi les Européens s’étant insérés dès le XVIe siècle dans les trafics esclavagistes préexistants dans l’océan Indien, les Français seront les plus actifs : plus de 70 % des déportations y seront de leur fait. En 1663, l’île Bourbon, inhabitée, commence à devenir une colonie de peuplement grâce à la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales. Toutefois, c’est la résistance des Malgaches aux colons français de Fort-Dauphin, à partir de 1674, qui accélère le processus. Réfugiés sur Bourbon, ces colons se voient attribuer des terres. Mais pour sédentariser ces hommes, encore faut-il leur trouver des femmes ! Or, « entre 1663 et 1715, seules sept femmes françaises sont recensées dans l’île » (p. 63). Autorités et missions catholiques autorisent alors le mariage de Français avec, majoritairement, de jeunes Malgaches et Indiennes et quelques Africaines, à peine pubères, d’abord destinées à l’esclavage et qui désormais procréent et élèvent les premiers colons « créoles » – c’est-à-dire nés dans la colonie. Ces derniers « seront pourtant catégorisés comme blancs et blanches dans les registres » (p. 63). Les femmes ainsi « blanchies » voient désormais leur sexualité strictement contrôlée et ne peuvent épouser que des Blancs…
L’engagisme succède, certes, à l’esclavagisme dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais il n’atténue pas pour autant la férocité de l’exploitation des colonisé⋅e⋅s par les planteurs réunionnais. Pour cette raison, les engagé⋅e⋅s (de Madagascar, d’Indochine...) refusent de renouveler leur contrat, voire, malgré tous les risques de répression encourus, n’hésitent pas à se révolter (ainsi des Rodriguais⋅e⋅s en 1933). Face à cette difficulté à recruter par immigration de la main d’œuvre corvéable à merci, les sucriers se voient contraints de recourir au « colonat partiaire » : celui-ci, pratiqué depuis le XVIIIe siècle à La Réunion par « des hommes et des femmes nommées colons en créole », se généralise lui aussi après l’abolition de l’esclavage (et ne sera aboli par loi qu’en… 2005 !) : « Selon ce régime de travail, un grand propriétaire foncier met à la disposition d’un⋅e colon une parcelle de ses terres pour la culture [qu’il lui impose]. En contrepartie, le ou la colon doit à ce bailleur un tiers de sa récolte » (p. 108). Les « colons furent massivement recrutés parmi les affranchi⋅e⋅s et leurs descendant.e.s  » (p. 109). En 1938, ces colons produisent encore 48 % de la récolte sucrière. Le travail des garçonnets et fillettes noir⋅e⋅s de moins de 10 ans continue d’être une ressource économique pour le colonisateur malgré la loi de 1874. Le manque de main d’œuvre persiste pourtant.

« Moderniser » l’allaitement

À La Réunion comme en métropole, la forte mortalité infantile et la dépopulation afférente ne sont imputées ni aux conditions de travail meurtrières, ni aux salaires de misère et à la sous-alimentation, ni aux conditions de vie insalubres (manque d’eau potable entre autres), mais à l’incompétence des mères et de leurs accoucheuses et, bien sûr, des nénènes ! Se met en place alors la première « police sanitaire » au nom de la protection infantile : « la célèbre loi Roussel votée le 23 décembre 1874 (…) concerne la surveillance de l’allaitement. Elle soumet au contrôle des pouvoirs publics tout enfant de moins de deux ans placé en nourrice » (p. 101).
nitiée en France en 1894, d’abord dans les milieux ouvriers de Fécamp (où des femmes travaillaient de 5h du matin à minuit dans l’industrie du poisson), puis se répandant partout, la première Goutte de lait est créée à Madagascar dès le début du XXe siècle, puis à Saint-Denis de La Réunion en 1928. Il s’agit de faire distribuer par le Bureau de bienfaisance municipal des boites de lait animal et des biberons aux mères pauvres… si elles en sont jugées dignes ! Les mères doivent présenter leur nourrisson pour pesée et rapporter les boites vides à chaque distribution hebdomadaire organisée par les infirmières et sages-femmes venues de métropole, puis par les créoles formées. Celles-ci pénètrent dans les logements, rendent des rapports sur les familles aux autorités municipales. Certaines, toutefois, ne sont pas à l’aise dans ce rôle de surveillantes et se montrent solidaires des « femmes du peuple ». Leur professionnalisation dans le soin natal et postnatal fera peu à peu d’elles, comme des institutrices, «  un corps d’employées acquis à la cause des femmes et en capacité de revendiquer des droits » (p. 125). C’est dans ce milieu « que se recruteront les fondatrices du mouvement féministe anticolonial après 1945  » (p. 132).

Féminisme indépendantiste

Les deux guerres mondiales, partout, bouleversent les rapports genrés. Les femmes doivent exercer tous les travaux et métiers désertés par les hommes. À La Réunion, la Maternité coloniale, créée en 1905 à Saint-Denis, voit sa direction confiée en 1927 à la docteure Marcelle Vabois, première femme réunionnaise accédant à la profession médicale. Les femmes du monde groblan (la classe dominante) et les bourgeoises s’engagent dans l’Union des dames créoles, section locale de l’Union des femmes de France fondée en 1881 pour secourir, au sein de la Croix-Rouge, les militaires blessés. Elles participent à la Goutte de lait et, en 1934, créent l’Aide maternelle contre la mortalité infantile. En 1940, elles inaugurent l’Hôpital d’enfants. Certaines d’entre elles, ô scandale, se revendiquent féministes et suffragistes. Elles souhaitent améliorer la condition des « “femmes de couleur” (…) victimes de la brutalité des “hommes de couleur”  », y incluses « les Indiennes de La Réunion » (p. 140). La mortalité infantile ne diminue pas pour autant entre 1903 et 1945.
Créée en 1946, l’Union des femmes de La Réunion (UFR), section réunionnaise de l’Union des femmes françaises (UFF), d’obédience communiste, rassemble « des femmes des classes populaires majoritairement racisées – notamment employées, sages-femmes, ouvrières, journalières agricoles, petites agricultrices, bonnes et blanchisseuses – [qui ne veulent plus être] les destinataires de la philanthropie blanche  » (p. 155). Elles développent leurs propres revendications, adaptées à leur propre réalité en porte-à-faux avec celle des mouvements féministes de métropole. Elles revendiquent tous les droits reconnus par la loi du 19 mars 1946 «  érigeant La Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane en départements français  » (p. 155) – droits qu’elles n’obtiendront pas. Cette orientation assimilationniste évolue vers l’anticolonialisme indépendantiste. Dès 1960, l’UFR adhère à la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF). Désormais, les Réunionnaises engagées dans le militantisme local sont en interaction avec les luttes mondiales. La dénonciation du « lait Debré » avec ses escroqueries aux allocations familiales, de la contraception (piqûres de Depo-Provera), de la stérilisation et des avortements forcés des femmes « pauvres » (chapitre 7) s’inscrit dans l’opposition universelle au colonialisme de l’assistanat (welfare) – en réalité affamer et nourrir.
Ce livre très dense relatant le vécu féminin du travail de reproduction à La Réunion déborde d’informations dans des domaines peu ou jamais étudiés, tels : l’esclavagisme dans l’océan Indien ; l’appareil coercitif et la formation des outils répressifs contre le militantisme communiste anti-colonial dans les « vieilles colonies » (p. 228) ; l’expérience féminine de ce dispositif répressif ; «  l’approche différentielle de la natalité entre la France et la Réunion » (p. 307) ; les migrations féminines, notamment des Antillaises et des Réunionnaises, et « la part féminine des migrations postcoloniales en France » (p. 382) ; les conditions de travail des domestiques/bonnes à tout faire migrantes après 1945... et plus encore. À lire absolument !

Nicole Maillard-Déchenans

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 338 - été 2024
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