Survie

Complicité de génocide à Bisesero

Génocide des Tutsis

(mis en ligne le 27 novembre 2024) - Raphaël Doridant

À la fin du mois de juin 1994, les Tutsis de Bisesero ont été abandonnés à leurs tueurs pendant trois jours par les militaires français de l’opération Turquoise. Le 29 mai 2024, la cour d’appel de Paris devait examiner le non-lieu ordonné par les juges d’instruction, qui refusent de voir là une complicité de génocide. Audience renvoyée au 19 septembre.

Fin juin 1994, les soldats français de l’opération Turquoise (22 juin – 22 août 1994) pénètrent dans le sud-ouest du Rwanda, dans la région de Kibuye. Le 27 juin, le détachement du capitaine de frégate Marin Gillier arrive à Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de Bisesero. En fin de matinée, Gillier observe le départ d’une centaine d’hommes armés encadrés par des militaires et l’attaque qu’ils mènent ensuite à Bisesero. Dans son compte-rendu à son supérieur, le colonel Jacques Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, Gillier évoque des combats et non des massacres, malgré les informations qu’il a reçues la veille de la part de journalistes selon lesquels le génocide se poursuivait à Bisesero.
Ce même jour, en début d’après-midi, une patrouille commandée par le lieutenant-colonel Jean-Rémi Duval se rend à Bisesero, apparemment sans en informer Gillier. Un survivant tutsi, Éric Nzabihimana, force les Français à s’arrêter. Une centaine de Tutsis dans un état de dénuement extrême, certains blessés, le rejoignent. Bien qu’ils disent être au total 2000, attaqués chaque jour, Duval les abandonne sans protection, en leur conseillant de retourner se cacher dans l’attente du retour des Français, « dans deux ou trois jours ». Le soir, Duval rend compte à Rosier. Plus tard, ce même 27 juin, le général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise, envoie un fax à l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major des armées, dans lequel il décrit les Tutsis de Bisesero non comme des « éléments FPR [1]. infiltrés » mais comme des « Tutsis ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place ». Lafourcade mentionne le risque de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos ». Pourtant, durant trois jours, rien n’est fait pour secourir ces Tutsis dont la situation est rapportée de manière répétée dans les documents militaires français [2], mais aussi dans la presse (RFI le 28 juin, Le Figaro et Libération le 29 juin).
Le 30 juin, les commandos de marine de Gillier traversent Bisesero pour se rendre 20 kilomètres au-delà, sans instructions de porter secours aux Tutsis. C’est l’élément de queue de ce détachement, formé de militaires du 13e régiment de dragons parachutistes et de gendarmes du GIGN qui, averti par des journalistes, prend l’initiative d’aller à leur rencontre. Cette fois, les militaires restent avec les survivants et préviennent Gillier. Celui-ci revient sur les lieux et avertit le colonel Rosier, qui déclenche enfin les secours… avec trois jours de retard, alors même que l’armée française était mandatée par les Nations Unies pour mettre fin aux massacres au Rwanda, si besoin en utilisant la force.

Dernier appel pour Bisesero

Ouverte en 2005, l’information judiciaire que les juges d’instruction veulent définitivement clore par un non-lieu vise à déterminer si des militaires français se sont rendus coupables de complicité de génocide. Une première ordonnance de non-lieu, rendue le 1er septembre 2022, a été annulée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris le 21 juin 2023 pour des raisons de forme, offrant aux parties civiles la possibilité de demander (ou redemander) des actes d’enquête justifiés par le rapport Duclert. Mais ces actes d’instruction ont été refusés par les juges, qui ont rendu le 17 octobre 2023 une nouvelle ordonnance de non-lieu, frappée d’appel à son tour.
La cour d’appel de Paris doit maintenant se prononcer. D’une part, sur le refus des magistrats instructeurs de tenir compte des apports de la commission Duclert quant au rôle éventuel de l’état-major des armées et de l’état-major particulier du président Mitterrand dans la décision de ne pas intervenir à Bisesero. D’autre part, sur leur refus de renvoyer quatre officiers français devant la cour d’assises pour complicité de génocide du fait de leur abstention d’intervenir alors qu’ils en avaient le pouvoir légal et la capacité opérationnelle.

Des responsabilités à Paris

Pour les juges d’instruction, le rapport Duclert n’apporte rien de neuf. Il confirme pourtant que des responsabilités pénales sont à rechercher à Paris. Tout d’abord, il établit que le général Lafourcade ne bénéficiait pas de l’autonomie de décision opérationnelle dont les juges le créditent, mais suivait les instructions du chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, et de son adjoint, le général Germanos. L’audition de ces deux officiers généraux, demandée en 2017, avait été refusée au motif que les ordres concernant Bisesero ne remontaient pas au-delà du commandant de la force Turquoise. Le général Germanos est depuis décédé.
Le rapport Duclert souligne également le rôle majeur de l’état-major particulier du président Mitterrand qui, tout au long de la crise rwandaise, a exercé « des responsabilités non seulement de conseil du président, mais aussi opérationnelles  ». Tout laisse penser que le général Quesnot, chef de l’état-major particulier en 1994, est intervenu au moment de Bisesero. Le général Lafourcade a en effet déclaré aux magistrats instructeurs que, le 29 juin 1994, le chef des forces spéciales de Turquoise, le colonel « Rosier a une lourde responsabilité politico-diplomatique et militaire. Il a le président de la République sur le dos ».
Cette responsabilité de « Paris » est soulignée par le général Patrice Sartre, ancien second de Turquoise, selon qui, «  le 27 juin au soir, le général Lafourcade identifie les réfugiés de Bisesero comme des Tutsi menacés. Leur protection immédiate n’est pas ordonnée. Pour le général Sartre, Paris a tranché malgré les informations de terrain et l’analyse du général Lafourcade, obligeant les militaires à endosser les dramatiques conséquences de décisions dont ils ne sont pas responsables [3]. »
Reste à savoir qui, à Paris, a tranché. Les charges que la poursuite de l’instruction, si elle est ordonnée par la cour d’appel, retiendra éventuellement contre l’amiral Lanxade, le général Quesnot, et peut-être certains responsables politiques, ne manqueront pas de nuancer celles pesant sur quatre militaires de terrain dont les parties civiles demandent le renvoi devant la cour d’assises.

Quatre militaires aux assises ?

Il apparaît en effet démontré, au vu du dossier d’instruction, que Jean-Rémi Duval a, le 27 juin 1994, abandonné une centaine de Tutsis qui lui demandaient de les protéger ou de les emmener avec lui. Même si de retour à Kibuye, Duval, manifestement très touché par ce qu’il avait vu, a alerté son supérieur Rosier en insistant sur la gravité de la situation, son abstention initiale de porter secours a eu des conséquences tragiques.
Marin Gillier, pour sa part, a observé sans intervenir les attaques sur Bisesero depuis Gishyita, à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Selon des témoins rwandais, les tueurs qui partaient de Gishyita pour Bisesero passaient sans encombre les points de contrôle des militaires français, pendant que Gillier expliquait à la presse que les massacres en cours à Bisesero étaient des combats entre des éléments FPR infiltrés d’une part, les forces gouvernementales et les milices d’autre part.
Jacques Rosier, supérieur de Duval et Gillier, a lui aussi alimenté cette désinformation à destination des journalistes dès le soir du 27 juin, parlant de 1 000 à 2 000 hommes du FPR présents sur les hauteurs de Bisesero. En outre, bien qu’informé dès le 27 juin de l’extermination en cours à Bisesero, il n’a donné aucun ordre de secourir les survivants tutsis avant le 30 juin.
Quant à Jean-Claude Lafourcade, commandant la force Turquoise, s’il a indiqué à l’amiral Lanxade dès le 27 juin dans la soirée que s’étaient, selon lui, réfugiés à Bisesero des Tutsis ayant fui les tueries, il n’a pas pour autant donné l’ordre de leur venir en aide, et ce alors qu’il était conscient du risque de laisser se perpétrer des massacres.
Selon les juges d’instruction et le parquet, ces quatre officiers ne pourraient pas être poursuivis pour complicité de génocide parce qu’il n’a pas été établi qu’ils ont eu, par leur abstention, l’intention d’aider et d’assister les auteurs du génocide à Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994. S’appuyant sur la jurisprudence française et internationale, les parties civiles contestent la nécessité de cette démonstration. Dans sa décision du 23 janvier 1997 (affaire Papon), la chambre criminelle de la Cour de cassation retient en effet que «  le dernier alinéa de l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg n’exige pas que le complice de crimes contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux ». Cette jurisprudence a récemment été confirmée par la Cour de cassation dans son arrêt « Lafarge » du 7 septembre 2021.

Dire enfin la vérité

Les responsabilités individuelles de ces quatre officiers doivent encore être précisées, notamment au regard de leur capacité d’analyser la situation. Si Rosier connaissait et partageait l’objectif réel de Turquoise, lui qui avait combattu le FPR en 1992, qu’avaient compris Duval et Gillier de la situation rwandaise dans les premiers jours de cette opération militaro-humanitaire ? Tous deux ont déclaré aux magistrats ne pas avoir reçu d’informations claires sur le génocide en cours contre les Tutsis. Turquoise avait d’abord pour but de sanctuariser un « pays hutu » car, à la mi-juin 1994, Paris était encore convaincu que le FPR n’avait pas les moyens militaires de contrôler l’ensemble du pays et que la reprise des négociations politiques était inévitable.
Au-delà de la définition des responsabilités individuelles, pourquoi aucun de ces quatre officiers n’a-t-il à ce jour dit tout ce qu’il sait sur ce qui s’est passé à Bisesero ? Duval n’a pas donné d’explications convaincantes sur le fait qu’il n’a pas alerté par radio depuis Bisesero le 27 juin, pas plus que sur la raison pour laquelle il n’a pas conduit les Tutsis à Gishyita. Gillier n’a jamais mentionné avoir reçu un appel téléphonique de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées [4]. Rosier a tu devant les magistrats le fait qu’il avait sur le dos l’état-major particulier du président de la République entre le 27 et le 30 juin. Et Lafourcade n’a jamais fait état des ordres reçus de Paris concernant Bisesero.
La vérité, toute la vérité, les rescapés de Bisesero et les familles des centaines de victimes tutsies mortes entre le 27 et le 30 juin 1994 y ont droit. Tout comme les citoyens français.

Raphaël Doridant

[1Le Front Patriotique Rwandais (FPR) est un mouvement politico-militaire à majorité tutsie, à l’époque en train de libérer le Rwanda de l’emprise du gouvernement génocidaire

[2« Rwanda : les documents qui accusent la France », France Inter, 30/11/2015.

[3La France face au génocide des Tutsi, Vincent Duclert, Tallandier, 2024 (p. 473).

[4Quand le monde a basculé, Jacques Lanxade, Nil éditions, 2001 (p. 337) : « Je m’entretiens ainsi quelques jours plus tard [après le 25 juin 1994] avec un capitaine de frégate qui commande un des groupements des forces spéciales ».

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