Survie

De la forteresse au bunker

Politique migratoire européenne

(mis en ligne le 27 juin 2024) - Nicolas Butor

Après huit ans de négociations, l’Union européenne entérinait au printemps un pacte sur la migration et l’asile. La dizaine de textes qui le constitue normalise des pratiques que l’on sait mortifères. Sans mettre fin aux appels de l’extrême-droite et de certains États d’aller encore plus loin…

Le 10 avril dernier, le Parlement européen adoptait in extremis un pacte sur la migration et l’asile, principalement grâce aux voix du centre-droit, des sociaux-démocrates et des libéraux. Cet ensemble de textes, ratifié mi-mai par le Conseil des ministres de l’Économie des pays membres de l’Union européenne (UE), prévoit entre autres la mise en place de centres de rétention aux frontières extérieures de l’UE pour les personnes exilées arrivant de façon irrégulière, par la mer comme par la terre.

Une mesure qui ouvre la porte à la détention d’enfants dès l’âge de six ans et fait entrer les demandeurs d’asiles dans un processus de tri toujours plus acharné. Ces derniers pourront notamment être soumis à des procédures accélérées (six semaines !) qui ne laissent pas le temps d’un examen individuel approfondi de la demande d’asile, et pourront être plus rapidement expulsés vers leur pays d’origine si celui-ci est considéré comme « sûr ». L’utilisation accrue de technologies de surveillance, comme les drones, et des contrôles policiers est également à l’ordre du jour, avec toutes les dérives associées que l’on connaît, comme le profilage racial par exemple.

Fausse solidarité, vrais refoulements

Ce processus de filtrage s’accompagne d’une plus grande externalisation de la gestion des flux migratoires, qui incomberait encore plus à des pays dirigés par des régimes autoritaires où les droits humains sont bafoués, a fortiori pour les demandeurs d’asile – Libye, Tunisie, Turquie… C’est le cas de l’Egypte d’Al-Sissi, dont on connaît la gestion sanglante de sa frontière libyenne avec la complicité de la France (Disclose, 21/11/2021) : la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président égyptien ont signé le 17 mars dernier des accords qui prévoient notamment le versement de 200 millions d’euros au Caire pour le contrôle des frontières. Ces accords sont d’autant plus scandaleux qu’ils ont notamment pour but d’empêcher l’arrivée sur le territoire européen de réfugié·e·s palestinien·ne·s fuyant les exactions d’Israël à qui plusieurs États européens (dont la France) continuent de fournir des armes…

Enfin, si ce pacte prévoit une « solidarité », ce n’est nullement envers les personnes exilées, mais entre les pays de l’UE, avec la mise en place de mécanismes de répartition visant à venir en aide aux pays de l’UE les plus concernés par l’arrivée d’exilé·e·s (Italie, Grèce, Espagne…).

Bien que honteux, ce nouveau pacte n’a rien d’étonnant car il s’inscrit dans la droite lignée des politiques migratoires européennes de la dernière décennie, qui prennent la forme d’une véritable diplomatie migratoire avec les pays d’origine ou de transit des personnes exilées. Une diplomatie qui « soulève des questions de légalité, de démocratie et d’efficacité », comme l’explique la géographe et politiste Hélène Thiollet (Le Monde, 6/05/2024) : « Ce changement d’orientation s’accompagne d’une tendance notable à privilégier les arrangements ad hoc par rapport aux accords formels. L’UE s’épargne ainsi les longs processus de ratification requis par les traités officiels. Mais elle rend ses choix difficilement contrôlables et peu évalués ». De plus, alors que les accords concernaient avant les personnes entrant en situation irrégulière (ce qui est déjà un problème en soi), ils touchent également aujourd’hui les demandeurs d’asile.

« Nouvelles façons » de rejeter les exilé·e·s

Mais le texte ne va pourtant pas assez loin pour la droite et l’extrême-droite – qui a refusé de le voter (Le Monde, 10/05/2024). Quand cette dernière pousse pour des refoulements (pushbacks) systématiques (une pratique illégale en plus d’être inhumaine), le Parti populaire européen (PPE), qui vient de conserver sa majorité relative au Parlement européen, veut toujours davantage externaliser vers des pays tiers le traitement des demandeurs d’asile arrivés de façon irrégulière. Du côté des États, ce sont quinze pays membres de l’UE qui réclament dans une lettre adressée à la Commission européenne le 15 mai cette externalisation. Selon ces gouvernements, allant des sociaux-démocrates du Danemark à l’extrême-droite italienne, il est nécessaire de « sortir des sentiers battus et trouver ensemble de nouvelles façons d’aborder cette question au niveau de l’UE » (Le Monde, 17/05/2024). Autrement dit, de nouvelles façons de se débarrasser des personnes exilées.

Deux modèles sont mis en avant dans leur argumentaire. D’abord, la « loi sur la sûreté du Rwanda » mise en œuvre au Royaume-Uni depuis le mois d’avril. Par le biais d’un accord passé avec Kigali, le pays peut envoyer au Rwanda des demandeurs d’asile arrivés sur son territoire, contre financements. Le destin de ces demandeurs dépendra ensuite du système rwandais : s’ils sont reconnus comme réfugiés, ils pourront rester dans le pays ; sinon, ils seront renvoyés dans leur pays d’origine. Dans le cadre légal européen actuel, un tel système serait illégal, mais il est aujourd’hui appelé de ses vœux par le PPE.

Les quinze États prennent également en exemple le protocole Italie-Albanie, signé fin 2023 entre les deux pays. Dans le cadre de cet accord, pas encore mis en pratique, Rome va installer sur le sol albanais un camp d’accueil et de traitement des demandes d’asile des migrants interceptés en mer Méditerranée. La structure, dont l’ouverture est annoncée pour le 1ᵉʳ août, serait gérée par les Italiens et dans le cadre du droit italien, ce qui permet au pays de rester dans les limites du droit international.

Ces deux exemples se situent dans des pays considérés comme « sûrs », c’est-à-dire des États censés respecter les droits fondamentaux des réfugiés et des demandeurs d’asile. Il n’existe pas pour l’instant de liste européenne de tels pays tiers, mais le nouveau pacte devrait conduire à en établir une. De plus, il prévoit pour l’heure de ne pouvoir « externaliser » une personne exilée dans un pays tiers qu’uniquement si celle-ci a un lien direct avec le pays concerné. Mais les quinze pays signataires de la lettre veulent supprimer cette condition, pour pouvoir renvoyer n’importe quel demandeur d’asile dans n’importe quel pays.

La fiabilité même de ces pays sûrs pose quoi qu’il en soit question, d’autant plus à la lumière d’une nouvelle pièce qui vient s’ajouter au dossier déjà lourd des exactions tolérées par l’UE au nom de la gestion migratoire : en mai dernier, une enquête menée par plusieurs médias internationaux et le collectif de journalistes Lighthouse Reports documentait les violences subies par des milliers de personnes exilées au Maroc, en Mauritanie et en Tunisie (Le Monde, 21/05/2024).

Des atteintes financées par l’Europe

Au Maroc, les demandeurs subissent ainsi des rafles quotidiennes, comme l’explique Mafa Camara, président de l’Association d’appuis aux migrants mineurs non accompagnés, interrogé dans le cadre de l’enquête : « Tous les Blacks savent que, s’ils sortent entre 10 et 20 heures, ils risquent de se faire embarquer ». Après leur arrestation, les exilé·e·s sont envoyés dans des bâtiments administratifs convertis en centres de rétention, avant d’être récupérés par des bus et déportés dans des zones reculées ou désertiques. Une vingtaine de personnes interrogées assurent avoir été témoins ou victimes de violences policières lors de ces arrestations. Sous couvert d’anonymat, un consultant travaillant pour l’UE reconnaît que « le but est bien sûr de rendre la vie des migrants difficile. Si l’on vous emmène dans le Sahara deux fois, la troisième, vous voulez rentrer chez vous ».

La situation est similaire en Mauritanie, où des véhicules embarquent les personnes exilées sur des bases raciales pour les ramener sans ménagement à la frontière malienne. Dans certains cas, les personnes refoulées possédaient pourtant des titres de séjour mauritaniens. Ces expulsions sont réalisées en coopération avec l’Espagne, qui a fourni plusieurs pick-ups et bateaux et déployé de façon permanente une cinquantaine de policiers à Nouakchott et à Nouadhibou, respectivement capitale administrative et capitale économique du pays.

Dans le cas de la Tunisie, la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) évoque carrément des « expulsions collectives » vers les frontière libyennes et algériennes et des « retours forcés sans procédure », exposant les migrants à de « graves violations et abus des droits humains, avec des cas confirmés d’exécution extrajudiciaire, de disparition, de traite, de torture, de mauvais traitement, d’extorsion et de travail forcé ». Ainsi, depuis 2023, au moins 29 personnes auraient péri dans le désert libyen.

Face à ces pratiques inhumaines, les instances européennes font la sourde oreille et prétendent que l’argent européen ne finance pas ce genre de tactiques – ce que démentent les résultats de l’enquête. Depuis 2015, les trois États mis en cause ont reçu de l’UE plus de 400 millions d’euros pour la gestion de leurs frontières, sans compter les aides directes des États membres, les dons de matériel (des véhicules notamment) et les formations. Ces fonds sont directement utilisés pour acheter des équipements utilisés contre les personnes exilées (navires, caméras thermiques, radars…). En 2023, l’UE a d’ailleurs signé de nouveaux accords avec la Tunisie (avec des aides à hauteur de 105 millions d’euros) et la Mauritanie (pour un soutien financier de 210 millions d’euros, dont une partie doit être allouée à la gestion migratoire), alors même qu’elle a connaissance de ces pratiques depuis au moins 2019. Pour Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin-Lyon-III, « les États européens ne veulent pas avoir les mains sales. Ils sous-traitent donc à des États tiers des violations des droits de l’Homme ».

Ainsi, les conséquences des dispositions de ce pacte européen sur les migrations, qui devrait entrer en vigueur en 2026, ne pourront qu’être désastreuses. Il risque d’accentuer le phénomène de refoulements illégaux contraires au droit international, et surtout d’aggraver encore la mortalité aux frontières. Car, comme le rappelle la philosophe et fondatrice du collectif Migraction59 Sophie Djigo (Mediapart, 9/04/2024) : « Ces politiques migratoires mettent en place des dispositifs mortels, dont l’effet est explicitement de tuer à des fins de dissuasion ».

Au lendemain d’élections européennes marquées par une poussée agressive des partis d’extrême-droite (notamment en France), la forteresse Europe se bunkerise encore un peu plus. La coopération avec les pays africains n’a guère de place dans le débat public en dehors de cet angle migratoire, laissant de côté toute contestation du modèle de coopération de l’UE, les crises humanitaires et politiques en cours en Afrique, tout comme la volonté d’un certain nombre de dirigeants du continent de faire évoluer les rapports de force.

Nicolas Butor

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 338 - été 2024
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