Dans son nouveau spectacle La France, Empire, le comédien et dramaturge Nicolas Lambert (Elf, la pompe Afrique) mêle souvenirs personnels, récits historiques et témoignages et questionne ainsi le « secret de famille national » que constituent notre passé et notre présent colonial.
Dans votre précédente trilogie théâtrale, L’A-démocratie, vous évoquiez déjà le néocolonialisme français et les sales affaires de la Ve République. Qu’est-ce que vous n’aviez pas encore raconté et qui devait l’être dans ce nouveau spectacle, La France, Empire ?
Nicolas Lambert : Ce qui m’a convaincu de monter ce nouveau spectacle, c’est, en 2021, un salarié de CNews qui a commencé à monopoliser la parole médiatique en disant : « Vous êtes racistes, mais ce n’est pas de votre faute, c’est eux qui ne sont pas bien ! » Alors qu’il me semble qu’on devrait plutôt dire : « Vous êtes racistes, mais ce n’est pas de votre faute, c’est la France qui pendant des siècles vous a dit que eux ne sont pas bien ! »
C’est pour cela qu’il faut rappeler les différentes facettes de notre histoire, qu’il faut rappeler que sous drapeau français, nos forces de l’ordre ou nos armées ont systématiquement violé et massacré des gens en Algérie, à Madagascar, en Syrie et ailleurs. Sinon, on ne comprend pas ce qui se passe aujourd’hui. Si on ne nous dit pas qu’on a des liens avec tous les gens d’origine marocaine, camerounaise, vietnamienne, malgache… autour de nous, le premier polémiste de comptoir qui vient dans le poste pour dire « on est chez nous, ils viennent pour nous grand-remplacer », pourra, en trois phrases, réactiver 150 ans de racisme dans nos cerveaux. Puisqu’il ne fait que répéter ce qu’ont toujours prétendu la IIIe, la IVe République… et ce qu’a longtemps dit la Ve ! C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la loi de Brandolini : pour détricoter une phrase pareille, j’ai besoin de deux heures sur scène. Bon, d’accord, je le fais !
Mon boulot, c’est de raconter des histoires, et donc j’essaie de proposer un contre-discours qui puisse transformer la vision du public, et lui donner quelques éléments qu’il peut ensuite transmettre lui-même. Je cherche juste à montrer comment, moi-même, j’ai démonté ce discours dans ma tête, par étapes. Moi aussi, j’ai cru que « les femmes », « les noirs », « les Arabes » et « les Asiatiques », c’était pas des gens. Cela peut être insupportable à entendre, que d’une façon ou d’une autre, j’ai participé à ça, comme tout le monde. Ça s’est passé à mon insu, mais je peux en prendre conscience et arrêter de transmettre cette vision. Encore faut-il en prendre conscience !
Dans L’A-démocratie, vous adoptiez un style très documentaire, en utilisant des sources brutes que vous mettiez en scène. Quelle forme adoptez-vous dans ce spectacle et quelles sources utilisez-vous ?
L’A-démocratie, c’était du documentaire brut, il n’y en avait plus sur les scènes françaises depuis des décennies et ça me manquait. C’était important pour moi qu’on entende directement les acteurs de ce qui s’était passé. Cela me permettait de ne pas entrer dans une confrontation d’opinion, mais de présenter des faits, et je pensais que cela serait pertinent pour que le spectateur se fasse sa propre opinion.
Ce que je propose aujourd’hui sur scène, c’est un autre genre que je n’ai encore jamais vu au théâtre et qui me manque également : l’essai. Comme le font de nombreux essais sur papier, je pars d’exemples personnels, que je développe ensuite à l’aide de documents. J’utilise la forme du récit, et je voulais que ces documents soient eux-mêmes des récits. Ce n’est pas l’événement brut, contrairement à mes autres spectacles. C’est quelqu’un qui à chaque fois raconte. Par exemple, Max Bardet, ce pilote d’hélicoptère au Cameroun qui raconte son expérience ; la journaliste Florence Beaugé qui raconte à l’Assemblée nationale le viol systémique en Algérie ; le Général de Gaulle qui raconte l’Histoire en marche aux enfants de France en 1941… J’utilise aussi du reportage, parce que je suis allé récolter de la parole, à Mayotte par exemple. J’ai d’ailleurs commencé à faire du documentaire au théâtre parce que je faisais du reportage à la radio.
Vous utilisez aussi votre propre vécu, contrairement à vos précédents spectacles. Pourquoi était-il important pour vous de nous plonger dans cette part d’intime ?
Partir de sa vie, qui est une méthode propre à l’essai, me permet de développer mon parcours et mon cheminement de pensée. Et puis, je pense qu’on a beaucoup d’intime en commun ici, notamment un intime raciste, avec lequel on a grandi. C’est à l’école qu’on m’a raconté que les-filles-les-noirs-les-arabes, c’était des gens « pas comme nous ». C’est pas quelque chose que je suis allé inventer. Par contre, je l’ai intégré, et c’est une parole que je suis devenu susceptible de transmettre. Aujourd’hui, on ne tient plus ces discours racistes, antisémites, islamophobes de la même façon dans la parole publique, ils ne sont plus dominants à l’école… Mais ils continuent à s’y transmettre en filigrane. Et ils sont en permanence activés dans le cadre familial ou professionnel, c’est donc là qu’il faut les désactiver. Donc, si je veux m’attaquer à l’intime de notre pays, il faut que je me mouille et que je m’attaque à mon propre intime.
Vous parlez même d’un « secret de famille national »…
Tout à fait. Le problème, c’est que, comme le dit le psychologue Serge Tisseron, qui a travaillé sur les secrets de famille, un secret indicible devient, à la génération d’après, innommable, puis impensable à la génération suivante. Mais il continue à se transmettre et à peser lourd. Dans le spectacle, je prends l’exemple de la paix. La paix, c’est quelque chose que l’on construit, comme avec l’Allemagne après la guerre : on a mis en place des villes jumelées, la chaîne de télé franco-allemande Arte, etc. Mais si vous prenez les guerres de démantèlement de l’Empire colonial, comme celle d’Algérie, il a fallu quarante ans à la France pour reconnaître que c’était une guerre. Et même depuis, on n’a pas fabriqué la paix. On n’a pas créé, par exemple, une chaîne Arte franco-algérienne. Si on ne construit pas la paix, il ne reste qu’un silence qui se transmet en secret, quelque chose qui ne se dit pas de génération en génération.
C’est pareil pour la question des droits des femmes, et c’est pour ça qu’il y a beaucoup de témoignages féminins dans ce spectacle. Le viol a longtemps été une chose normale en France, et le viol comme arme de guerre, que la France dénonce notamment aujourd’hui en Ukraine, a fait partie de la tradition militaire tricolore.
Ou encore comme le terrorisme : ce n’est pas une arme spécifique à tel ou tel groupe social « sous-développé ». C’est l’arme que nous avons nous-mêmes employée quand nous sommes allés prendre possession d’une terre. Quand on emporte un opposant camerounais en hélicoptère et qu’on l’assassine en le jetant depuis les airs au milieu de son village, c’est du terrorisme. On ne peut pas faire de guerre « contre le terrorisme », ça n’a pas de sens puisque le terrorisme, c’est une arme. L’objectif de ce spectacle, c’est justement de redonner un peu de sens aux mots, et un peu de valeur aux termes qu’on emploie.
Propos recueillis par Nicolas Butor
Le spectacle commence par une fin de soirée un peu arrosée, où la fille de Nicolas Lambert lui demande de corriger un devoir d’histoire – qu’elle doit évidemment rendre pour le lendemain. Le sujet, tiré du brevet général de 2017 : « Montrez en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la République et de l’Union européenne. » C’est cette consigne, plus que la réponse de sa fille, qu’il s’emploie à corriger pendant deux heures, seul sur scène, dans La France, Empire. Deux heures où le comédien et dramaturge nous tient en haleine dans une réflexion-fleuve sur la République française, l’Empire colonial qu’elle n’a pas voulu laisser mourir et l’armée à qui elle a tout permis pour arriver à ses fins.
Du grenier de ses grands-parents saint-quentinois, lieu de ses premières découvertes artistiques et historiques, à une Mayotte retournée par l’opération Wuambushu en 2023, en passant par le quartier de prostitution coloniale de Bousbir (au Maroc), actif de 1923 à 1955, Nicolas Lambert nous entraîne à travers les lieux et les époques dans un triple processus de destruction créatrice : sa propre déconstruction des mythes et des figures républicaines ; la psychanalyse d’une Marianne bodybuildée dont l’inconscient resurgit sous forme de jeux de mots involontaires ; la construction d’un « musée de la Guerre du démantèlement de l’Empire » qu’il remplit sous nos yeux de statues invisibles. Tout cela pour créer de la paix, celle qui n’a jamais vu le jour après les guerres d’indépendance pour la bonne raison qu’on n’avait pas le droit de les appeler des guerres.
Rythmé, toujours drôle, parfois émouvant, voire bouleversant, le spectacle tire sa grande force d’un Nicolas Lambert survolté, jonglant avec les registres et les récits, possédé par les personnages qu’il invoque sur scène grâce à ses talents d’imitateur, et porté par une mise en scène sobre et efficace, où la lumière et le clair-obscur révèlent les spectres coloniaux qui continuent à hanter notre imaginaire national.