Survie

Rémi Carayol : « Mayotte est devenue le cheval de Troie de l’extrême-droite »

(mis en ligne le 31 octobre 2024) - Benoît Godin

Avec Mayotte, département colonie (La Fabrique), le journaliste Rémi Carayol dresse le portrait implacable, passé et actuel, du dernier né des départements d’outre-mer. Une lecture salutaire à l’heure où l’île se transforme en avant-poste de l’extrême-droite et de ses idées. Nous en parlons avec lui.

Dès les premières pages, Rémi Carayol prévient : son livre ne nous parle pas de la seule Mayotte, mais de l’ensemble des Comores – c’est-à-dire également de Grande-Comore, Anjouan et Mohéli, regroupées dans une nation indépendante, l’Union des Comores. « On ne peut pas évoquer Mayotte sans parler des trois autres îles de l’archipel, nous précise-t-il. On la considère trop souvent comme s’il s’agissait d’un îlot perdu au milieu de nulle part, rattaché à la France par une espèce de cordon ombilical imaginaire. C’est en réalité une île qui vit dans son environnement, a des interactions très fortes avec lui. Et qui a une histoire commune avec les autres îles et ses populations, avec qui elle partage à peu près tout. Si ce n’est le projet politique. »

Dans Mayotte, département colonie, qui vient de paraître aux éditions La Fabrique, le journaliste dresse un portrait à la fois historique et contemporain de ce territoire devenu en 2011 le 101e département français. Et c’est donc premièrement le récit d’un arrachement, celui de Mayotte au reste de l’archipel. « Lors de la décolonisation des Comores au milieu des années 1970, rappelle-t-il, la France, avec la complicité de l’élite politique locale mahoraise, a disloqué ce territoire, contrevenant à cette règle de l’Organisation des Nations unies qui consistait justement à conserver au moment des décolonisations les frontières issues de la colonisation. Un cas unique du côté français [1]. » Et qui aboutit à la situation dramatique que l’on connaît aujourd’hui : « Ce n’est pas seulement l’archipel qui a été disloqué, c’est toute la société mahoraise ! »

Retour aux Comores

Rémi Carayol s’intéresse de longue date, on le sait, au continent africain, lui qui a fondé il y a trois ans l’excellente revue en ligne Afrique XXI. Mais ces dernières années, on était plus habitué à ce que ses reportages nous amènent du côté de l’Afrique de l’Ouest [2]. Qu’est-ce qui l’a poussé à partir dans l’océan Indien ? « Dans les années 2000, j’ai vécu et travaillé comme journaliste aux Comores. Depuis mon retour en France en 2009, j’avais dans l’idée d’écrire un livre sur l’archipel, et plus précisément sur Mayotte, car il s’y passe des choses graves, mais très peu connues du public français. Ce qui a ravivé cette envie, c’est l’opération Wuambushu lancée l’an dernier. Et plus encore son traitement médiatique et politique. Le même finalement qu’il y a quinze ans, toujours caricatural, qui oublie le fait que les étrangers ne sont pas ceux qu’on croit et que la situation actuelle a d’abord été fabriquée par les Français. »

Le résultat est un ouvrage passionnant, dense mais accessible : 260 pages, notes comprises, au style direct et percutant. Dont l’un des objectifs, annoncé dès le titre, est de replacer Mayotte dans un contexte colonial : « Tous les territoires d’outre-mer ont un passé, mais aussi un présent colonial, souvent occulté dans le discours public – par exemple lorsqu’éclatent des conflits sociaux dans les Antilles. Il y a un aspect que je voulais vraiment développer dans ce livre, c’est l’étude de la société mahoraise. Je suis journaliste, pas sociologue, mais j’ai vécu là-bas et j’ai pu observer de près cette société et sa part de colonialité à mon sens très forte. »

À tel point que l’auteur présente l’île comme un « musée vivant de la colonisation » : « On a une organisation de la société, de l’administration très coloniale, avec une hiérarchie qui vient de « Métropole » et des subalternes mahorais. De même que les réflexes de mépris, de paternalisme sont très forts dans la communauté des Blancs de Mayotte – qu’on appelle les mzungu sur place – qui se comportent bien souvent en colons, tenant des discours qui rappellent ceux que pouvaient tenir les colons à l’époque où c’était encore une colonisation formelle ».

Entre deux colonisations ?

Une colonisation, soit. Mais avec l’aval des populations concernées. « Mayotte est un territoire perclus de contradictions. Ce qui déboussole tout le monde, notamment les militants anticoloniaux », souligne Rémi Carayol. Les récentes législatives ont ainsi tourné dans l’île au plébiscite en faveur du maintien dans la France. Estelle Youssouffa, députée de la première circonscription de Mayotte, l’une des figures pro-françaises les plus véhémentes du territoire, a ainsi été réélue dès le premier tour avec près de 80 % des voix… « C’est très compliqué de dire que la voie empruntée par les Mahorais n’est pas forcément la bonne, reconnaît Rémi Carayol, puisque c’est celle qu’ils ont choisie et revendiquent. Ils avancent un argument tout à fait entendable : l’autodétermination. Seulement, quand on voit à quel résultat cela aboutit, à quel point la vie est devenue très compliquée sur place, avec beaucoup d’insécurité, de pauvreté, de tensions avec les autres îles, on ne peut à mon sens que questionner la voie empruntée depuis 50 ans. »

Celle – curieux oxymore – d’une « colonisation consentie » : « Ce n’est pas une expression sortie de mon imagination, mais de conversations que j’ai eues dans les années 2000 avec des responsables politiques mahorais du mouvement départementaliste. Ils m’expliquaient alors qu’ils avaient le choix à l’époque entre deux colonisations – la comorienne ou la française – et avaient préféré la seconde. »

Les Mahorais auraient ainsi opté pour un moindre mal. Une vision que le journaliste réfute : « On ne peut pas parler selon moi d’une colonisation comorienne. Il y avait une domination non pas des Grands Comoriens ou des Anjouanais sur les Mahorais, comme on veut le faire croire, mais d’une classe dirigeante, d’une notabilité, qui étaient particulièrement fortes en Grande Comore et à Anjouan, sur les classes populaires. Et notamment sur les Mahorais. Cela a été transformé, essentialisé par le mouvement départementaliste et c’est ce qui lui a permis de faire basculer la population mahoraise de son côté. »

« Ce mouvement départementaliste était d’abord séparatiste, poursuit Rémi Carayol. Pour une partie de l’élite mahoraise, il s’agissait d’abord de s’émanciper des Comores. Mais s’ils souhaitaient “rester français”, ce n’était pas forcément pour épouser les valeurs françaises – bien discutables d’ailleurs – mais d’abord pour préserver leurs intérêts, en l’occurrence pour beaucoup leurs intérêts économiques. Elle est là, la force motrice du mouvement séparatiste lorsqu’il naît en 1958. Puis au fil du temps, dans les discours publics qui ont été développés, c’est surtout une opposition aux autres habitants de l’archipel qui a été mise en avant. Bien plus que la défense de valeurs prêtées à la République française. »

Paradoxe vertigineux

Pas d’amour inconditionnel de la France donc, mais un rejet des Comores voisines suffisant pour faire de Mayotte une nouvelle terre d’élection pour l’extrême-droite hexagonale. « Le Front National, ancêtre du Rassemblement national, n’avait jamais fait de gros scores là-bas jusqu’au début des années 2010, malgré les discours xénophobes ambiants, précise notre interlocuteur. Juste un chiffre : en 2012, Marine Le Pen ne faisait que 2,77 %, un résultat ridicule. Lors de la dernière élection en 2022, elle a récolté plus de 42 % des voix dès le premier tour ! » Ce qui aboutit à ce paradoxe vertigineux : « Un territoire habité par une population qui est en très grande majorité musulmane et noire et qui vote aujourd’hui en très grande majorité pour un parti islamophobe et raciste. »

Pour Rémi Carayol, « cela s’explique en partie par les discours xénophobes mis en avant dans les années 1960-70 pour convaincre les Mahorais de se séparer des autres îles. Ils ont perduré et ont même été exacerbés depuis une dizaine d’années, lorsqu’est apparu une insécurité nouvelle qu’on a voulu relier à l’immigration. C’est en réalité beaucoup plus complexe que cela, tous les travaux sociologiques, les enquêtes de terrain, notamment auprès de la jeunesse délinquante, le démontrent. Mais dans les discours publics, le lien est évident. Moi, on me dit régulièrement qu’il n’y a aucun Mahorais parmi les délinquants… Inévitablement, ce discours dominant se retrouve dans le résultat des élections. » Et de parier qu’à la prochaine présidentielle, « le parti de Le Pen fera un score encore plus important que celui de 2022 ».

Aubaines pour l’extrême-droite

Mayotte est ainsi devenue pour l’extrême-droite un bastion, un enjeu majeur… et un véritable laboratoire pour la mise en place de son programme réactionnaire. « L’Outre-mer, dans son ensemble, sert régulièrement de laboratoire à l’État français, en matière policière et juridique notamment, souligne Rémi Carayol. On se souvient, par exemple, que la BAC (Brigade Anti Criminalité, NDLR) a d’abord été expérimentée aux Antilles. Mais selon moi, Mayotte est devenue pour l’extrême-droite davantage un cheval de Troie qu’un laboratoire. »

Avec, en tête de ses objectifs, ce vieux serpent de mer qu’est l’abrogation du droit du sol : « L’une des revendications les plus anciennes de l’extrême-droite, mais aussi l’une des plus difficiles à faire accepter en France. Elle a compris qu’à Mayotte, cette réforme pouvait passer. De fait, c’est aujourd’hui la première revendication des élus mahorais au Parlement français : les deux députées actuelles, mais aussi l’ancien sénateur, aujourd’hui secrétaire d’État à la Francophonie [3]. Évidemment, l’extrême-droite soutient cette revendication avec une arrière-pensée très claire : commencer par Mayotte pour ensuite étendre la mesure à d’autres territoires d’outre-mer, puis si possible à l’ensemble du territoire français. »

Il complète : « Il y a d’autres idées qui sont avancées aujourd’hui à Mayotte par des élus qui ne sont pas forcément tous d’extrême-droite, mais qui intéressent beaucoup l’extrême-droite française. Prenons le cas de Mansour Kamardine, ancien député Les Républicains : dans un livre récemment publié, il propose non seulement d’abroger le droit du sol, mais aussi d’en finir avec la scolarisation des enfants “étrangers”. Il commence à remettre en cause aussi la gratuité des soins pour tous. Ce sont évidemment des aubaines pour l’extrême-droite française, puisque c’est ce qu’elle défend depuis des années. »

Autant de sujets devenus aujourd’hui, hélas, centraux dans la vie politique française – une dérive que ne stoppera pas le très à droite gouvernement Barnier. Et autant de raisons de s’intéresser de près à ce qui se passe du côté mahorais, en commençant par la lecture, salutaire, de ce Mayotte, département colonie.

Je soutiens Survie

[1« Pour l’instant en tout cas, ajoute-t-il tout de même. Puisqu’on voit en Nouvelle-Calédonie certains extrémistes évoquer régulièrement une partition de la Kanaky… »

[2En particulier au Sahel. Il a notamment publié en 2023 Le mirage sahélien, la France en guerre en Afrique (La Découverte). On en parlait avec lui dans Billets d’Afrique en janvier 2023 (n°324).

[3Respectivement Estelle Youssouffa (LIOT), Anchya Bamana (RN) et Thani Mohamed Soilihi (Renaissance).

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 341 - novembre 2024
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi