Quatre-vingts ans après le massacre de Thiaroye, le fils d’un tirailleur assassiné ce jour-là se bat toujours pour obtenir réparation. Depuis son village au Sénégal, Biram Senghor a intenté plusieurs actions en justice contre l’État français. Rencontre.
Un jour de 1939, l’ordre de mobilisation générale est tombé et M’Bap Senghor a quitté son village de Diakhao (Sénégal) pour aller faire la guerre en France contre l’Allemagne hitlérienne. Il n’est jamais revenu. M’Bap Senghor n’est pas mort fauché au combat par une balle allemande. Il n’a pas non plus été victime, hors combat, de la barbarie nazie. Non. Ce tirailleur sénégalais est mort assassiné sur ordre de ses propres supérieurs, par l’armée à laquelle il appartenait : l’armée française. C’était le 1er décembre 1944 à Thiaroye, dans la périphérie de Dakar.
Quatre-vingts ans plus tard, une autoroute à péage traverse l’ancien camp militaire de Thiaroye. De là, il faut à peine plus de deux heures pour rejoindre Diakhao (département de Fatick), le village natal de M’Bap Senghor, où son fils Biram vit toujours. Quand son père a été tué, il n’était qu’un petit enfant. C’est aujourd’hui un octogénaire qui se bat inlassablement pour obtenir justice, car « qui commet un crime est tenu de le réparer ». Dans l’affaire de Thiaroye, répète Biram Senghor, « la France a été inhumaine ». Alors, elle « doit payer », parce qu’elle a « une dette de sang ici en Afrique ».
En novembre 1944, M’Bap Senghor attend sa démobilisation au camp de Thiaroye. Dernière étape avant le retour à la vie civile, M’Bap Senghor et ses camarades doivent toucher leurs arriérés de solde et leur prime de démobilisation. Mais le paiement tarde et la tension monte. Les soldats africains refusent de quitter le camp tant qu’ils n’ont pas touché leur dû.
Des « prétentions inadmissibles » aux yeux de la hiérarchie militaire coloniale, pour qui l’exigence du respect de leurs droits qu’expriment les tirailleurs relève d’une « attitude arrogante ». À Dakar, le commandement organise une opération de répression afin de « restaurer autorité et prestige ».
C’est un carnage à l’automitrailleuse. À l’époque, les différents rapports militaires font état de 35 ou 70 morts. Des historiens d’aujourd’hui, Martin Mourre et Armelle Mabon, soupçonnent un bilan bien plus lourd, de l’ordre de 300 à 400 décès.
À l’ombre du porche de sa maison, Biram Senghor résume l’histoire de son père avec l’armée française : « Je travaille pour toi et je te dis : “Maintenant, paye-moi ce que tu me dois” ; mais je ne te paye pas et au contraire, je te tue. Ça, c’est du brigandage ! La France a été vraiment scélérate. » La thèse de la « rébellion armée », avancée a posteriori par l’armée pour justifier le bain de sang ? Le fils de M’Bap Senghor n’y croit pas une seconde : « C’était normal qu’ils se révoltent. Mais ils l’ont fait les mains vides. Ils ont gueulé, oui, en disant : “Non, on ne rentre pas sans être payés”. Mais ça ne donnait pas à l’autorité militaire le droit de les tuer. »
Chez Biram Senghor, on entend le bêlement des moutons et le passage des camions. Une médaille militaire est accrochée au mur : l’octogénaire l’a obtenue en tant qu’adjudant-chef dans la gendarmerie sénégalaise. L’orphelin de père aurait bien aimé faire de longues études, mais il a dû quitter l’école jeune : « J’ai été renvoyé du collège parce que mon oncle ne pouvait plus payer. » À la mort de M’Bap Senghor, sa famille n’a pas touché la moindre pension, pas vu l’ombre d’une indemnisation. Ce n’est pas faute d’avoir demandé.
À la fin des années 1950, alors qu’il effectue son service militaire dans l’armée coloniale française, Biram Senghor pose la question à ses supérieurs. Sans succès. Dans les années 1960, il tente une visite à l’ambassade de France. Des gendarmes le congédient, en expliquant que leur pays ne veut « plus entendre parler » de Thiaroye. En 1972, Biram Senghor écrit au ministre sénégalais des Forces armées puis, en 1982, à François Mitterrand. Le cabinet du ministre de la Défense lui répond que son cas va faire l’objet d’une enquête. Biram Senghor n’en entendra plus jamais parler.
Depuis sa rencontre, en 2015, avec l’historienne Armelle Mabon, Biram Senghor est passé à l’offensive sur le front judiciaire. Devant le tribunal administratif de Paris, il vient de demander un dédommagement pour le préjudice causé à sa famille par l’assassinat de son père. Dans un premier temps, il s’était contenté de réclamer le remboursement des sommes spoliées à M’Bap Senghor en 1944. Sans succès : au tribunal comme en cour d’appel et au Conseil d’État, les magistrats ont jugé que la créance est prescrite depuis les années 1950. L’affaire est désormais devant la Cour européenne des droits de l’Homme.
Avant de rentrer en phase contentieuse, cette juridiction a tenté une conciliation. Dans ce cadre, l’avocat de Biram Senghor a proposé à l’État français de verser 30 000 € (20 millions de francs CFA) à son client en échange de l’arrêt des poursuites. En septembre, la France a refusé son offre. Par crainte de créer un précédent ? Quoi qu’il en soit, l’octogénaire est indigné : « Les millions, c’est rien du tout pour l’État français, surtout qu’il nous a exploités durant trois siècles de domination coloniale. Chaque année, la France a tiré combien de milliards de ce pays ? »