Armelle Mabon, dans un livre intitulé Le massacre de Thiaroye - 1er décembre 1944, Histoire d’un mensonge d’État, prouve avec minutie que des centaines de « tirailleurs sénégalais » ont été tués froidement par des militaires français.
« Combattante pour la vérité » (p.21) : ainsi se définit elle-même l’historienne Armelle Mabon, devenue telle par la force des choses. « L’inconsolable de Thiaroye 44 », comme l’appelle Boubacar Boris Diop (préface, p.13), a, en effet, consacré plus de trente ans de sa vie à la recherche historique sur les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains, avec un focus particulier sur Thiaroye.
Son livre sorti ce 22 novembre 2024, Le massacre de Thiaroye - 1er décembre 1944, Histoire d’un mensonge d’État (Le Passager clandestin), en est l’aboutissement. Il est le seul « à renfermer autant d’informations [sur le sujet] et deviendra très vite incontournable sur cette question », comme le souligne avec raison Boubacar Boris Diop. La conclusion de cette enquête tri-décennale peut être résumée ainsi : le 1er décembre 1944, à 9h30 du matin, à Thiaroye, près de Dakar, entre 300 et 400 « tirailleurs sénégalais », ex-prisonniers de guerre, non encore démobilisés, désarmés, sont massacrés par des automitrailleuses manœuvrées par des militaires blancs, selon un scénario prémédité (des fosses communes auraient même été creusées avant la tragédie et furent recouvertes par la suite de dépôts d’ordures).
Pour la prouver, Armelle Mabon a dû arracher à l’omerta chaque mot de cette affirmation par « une lecture attentive et critique des archives françaises » (p.28) mais aussi britanniques et nord-américaines. Elle a dû entamer des procédures administratives répétées pour y accéder, elle a subi des intimidations par tentative de décrédibilisation publique de la part de « collègues » moins scrupuleux qu’elle sur la recherche et l’interprétation des sources. Elle a recherché (pas facile, étant donné la négligence militaire pour lister les « coloniaux » enrôlés) des descendants de victimes ou de survivants au massacre et les a longuement entendus et soutenus dans leurs démarches.
Saluons grâce à elle la ténacité de Biram Senghor (lire notre reportage par ici), se battant depuis des décennies en demande de réhabilitation et d’indemnisation des ayants-droits de son père M’Bap Senghor. Ce dernier a finalement été reconnu « Mort pour la France » le… 18 juin 2024 ! Aussi tardive, la victoire est surtout symbolique. Et très incomplète : l’Office national des combattants et victimes de guerre continue de tenir « pour acquise la thèse de la rébellion et de sa légitime répression » (p.171). Le mensonge fabriqué par l’armée qui prétend que des mutins, influencés par la propagande allemande, ont tenté de s’armer contre les troupes françaises et ne reconnaît que 35 à 70 victimes, a la vie dure.
Qui sont-elles, les près de 400 victimes réelles, justement ? De jeunes hommes, entre 22 et 25 ans pour la plupart, « tirailleurs sénégalais », à savoir africains de l’Ouest (en majorité « soudanais », c’est-à-dire maliens, mais aussi sénégalais, ivoiriens, togolais…). Ils avaient été capturés et enfermés par les Allemands dans des Frontstalags, camps d’internement situés en France, les nazis voulant éviter, en les maintenant loin des frontières du Reich, tout risque de « contamination raciale ». Libérés par les Forces françaises de l’intérieur ou par les forces alliées à partir de juin 1944, ils furent regroupés « par races » en octobre dans des centres de transit et n’eurent plus le droit d’être démobilisés avant leur retour dans les colonies. Environ 1 600 de ces hommes quittèrent Morlaix direction Dakar : c’était le 5 novembre 1944, comme le prouve le carnet de bord du Circassia, sous pavillon britannique, à bord duquel s’effectue le voyage. Ils seront regroupés à Thiaroye.
Une circulaire du 21 octobre 1944 précise qu’un quart du paiement de la solde de captivité « doit être réglé en métropole, le reste au débarquement en Afrique. C’est pourquoi, à leur arrivée à Dakar, les rapatriés réclament logiquement les trois quarts restants. » (p.42). Or, une modification de la réglementation sur le versement des soldes est édictée par télégramme le 16 novembre 1944 par la direction des troupes coloniales : les rappels de soldes devront être payés aux ex-prisonniers de guerre avant leur rapatriement sur leur colonie d’origine. Une circulaire du 4 décembre 1944 (trois jours après le massacre !) confirme le télégramme (p.43) : « [Les soldes de captivité] seront payées [intégralement] avant le départ de la métropole. » Une note de bas de page de ladite circulaire révèle la supercherie : « Cette mesure a déjà été appliquée au détachement parti de France le 5 novembre. » Il fallait s’appeler Armelle Mabon pour la découvrir, cette note, et détecter l’arnaque, puis remonter le fil jusqu’à dérouler toute la pelote de falsifications…