En plus de causer de nombreux dégâts environnementaux et humains, le mégaprojet pétrolier Tilenga-EACOP lancé par TotalEnergies en Ouganda profite à une trentaine de proches de Yoweri Museveni, dictateur à la tête du pays depuis trente-neuf ans.
Décidément, le projet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda cristallise toutes les critiques régulièrement adressées à la major depuis sa création. Une nouvelle enquête, d’abord publiée par Mediapart (06/02), révèle une autre facette du scandale. Fondée sur l’analyse de plus de 12 000 documents d’entreprises sous-traitantes, elle montre que TotalEnergies enrichit directement une trentaine de proches du président Yoweri Museveni : membres de sa famille, conseillers, ministres d’État, officiers supérieurs et figures du parti au pouvoir, le National Resistance Movement (NRM), et autres proches détiennent des parts dans le projet.
Derrière l’argument officiel du développement économique – souvent brandi pour justifier les déplacements forcés de populations –, ce projet apparaît ainsi surtout comme un rouage clé du régime autoritaire en place. Il alimente les réseaux de pouvoir et renforce la mainmise du dictateur, en place depuis 39 ans, sur l’économie du pays, dans un système qui évoque les heures sombres de la Françafrique.
Ce mégaprojet ne se limite donc pas aux violations massives des droits humains et aux ravages environnementaux dénoncés par les ONG et les journalistes depuis au moins six ans (Billets d’Afrique n°329, été 2023). Pour rappel, TotalEnergies et son partenaire chinois CNOOC prévoient d’y investir dix milliards de dollars pour développer les champs pétroliers de Tilenga (en partie situé dans le parc naturel des Murchison Falls) et de Kingfisher (sur les rives du lac Albert). Ces projets seront reliés au plus long oléoduc chauffé au monde, l’EACOP, qui traversera l’Ouganda et la Tanzanie sur 1 443 km.
Dans les années 1990, l’affaire Elf a mis en lumière des pratiques de corruption au sein de l’industrie pétrolière française. Plus récemment, TotalEnergies a été condamnée pour des faits similaires en 2016 (pour ses pratiques en Irak) et 2018 (Iran). Cette nouvelle enquête en Ouganda soulève la question de la persistance de telles pratiques au sein de la major pétrolière française. Elle pose, en tout état de cause, au minimum des problèmes moraux.
Ruth Nankabirwa, la ministre de l’Énergie du pays, avançait pourtant en août 2024 : « Nous nous engageons à faire preuve de transparence et de responsabilité, en veillant à ce que les bénéfices de ces ressources soient partagés par tous les Ougandais » (Nile Post, 21/08/2024).
L’un des premiers bénéficiaires du projet de TotalEnergies est le général Caleb Akandwanaho, plus connu sous le nom de Salim Saleh, frère du président ougandais Yoweri Museveni. Son entreprise de sécurité privée, Saracen, détient un lucratif contrat de protection du projet d’exploitation Tilenga de TotalEnergies ainsi que de l’oléoduc EACOP. Détenue à plus de 95 % par Salim Saleh et son épouse, Jovial Akandwanaho, Saracen bénéficie directement des investissements pétroliers en Ouganda. Pourtant, le couple est cité dans plusieurs rapports et résolutions des Nations unies (ref. S/2002/1146 du 16/10/2002) pour son implication présumée dans le pillage des ressources naturelles à l’est de la République démocratique du Congo.
Autre bénéficiaire du clan : Geoffrey Kamuntu, qui était actionnaire d’Exquisite Solution Limited jusqu’à son divorce en 2022 d’avec la fille cadette du président, Diana Museveni. Cette entreprise a notamment proposé des services de recrutement de personnel pour le projet Tilenga.
Edwin Karigure, époux de Natasha Museveni Karigure, fille aînée du président, détient aussi des intérêts dans le secteur pétrolier. Co-fondateur du cabinet K&K Advocates, il revendique une expertise de plus de quinze ans dans le domaine. Son cabinet affirme avoir conseillé sur les blocs 1 (Tilenga, TotalEnergies) et 3A (Kingfisher, CNOOC), notamment pour l’examen des plans de développement et des demandes de licences. Il n’a toutefois pas répondu à nos questions pour savoir pour quels acteurs – compagnies pétrolières, gouvernement ou autres – lui et sa firme ont travaillé.
Autre exemple : Hannington Rubarenzya Karuhanga, cousin de la première dame Janet Museveni, préside la maison mère de Threeways Shipping Services, entreprise qui a obtenu environ 50 millions de dollars de contrats logistiques (Global Infrastructure Magazine, 05/31/2024) avec TotalEnergies et CNOOC.
L’action en justice menée par 26 Ougandais contre TotalEnergies et soutenue par Survie, Les Amis de la Terre France et des organisations partenaires ougandaises, porte principalement sur les conditions des expulsions liées au mégaprojet (qui affectent près de 118 000 personnes). En Ouganda, trois entreprises gèrent ces expulsions pour TotalEnergies : Newplan et ICS Engineering and Environment pour le projet EACOP, et Atacama Consulting pour Tilenga.
Newplan appartient à Lawrence Levy Omulen, marié à une ex-cadre du ministère de l’Intérieur, et députée du NRM au début du processus d’expulsion. ICS Engineering and Environment a été fondée par Andrew Matthew Kasekende, dont le frère Louis Kasekende, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale, a été accusé de détournement de fonds, notamment auprès d’une enquête parlementaire. Enfin, concernant Atacama Consulting, l’enquête n’a pas permis d’obtenir la liste des actionnaires de l’entreprise.
Sur les anciennes terres et maisons de nombreux/ses plaignant⋅e⋅s ougandais⋅es⋅ s’élève aujourd’hui l’usine de traitement du pétrole du projet Tilenga. Elle est construite principalement par la filiale locale du géant portugais du BTP, Mota-Engil, qui a décroché pour au moins 262 millions de dollars de contrats liés au projet Tilenga ([communiqué de l’entreprise, 3/02/2022). Mais cette filiale ougandaise de Mota-Engil n’appartient qu’à 49% à la maison mère basée au Portugal. Elly Karuhanga, via sa société Ruhore Company, détient près de la moitié du capital.
Soutien de Museveni dès le début de la guerre civile (1981-1986), Elly Karuhanga est devenu un conseiller clé sur le pétrole depuis qu’on en a découvert dans le pays en 2006. Il est le fondateur de la Chambre ougandaise du pétrole, ainsi que le consul honoraire des Seychelles depuis 2005. Ancien député du NRM, il est également associé du cabinet Kampala Associated Advocates, qui a fourni des services juridiques pour Tilenga et EACOP. En parallèle, Elly Karuhanga est aussi le deuxième actionnaire de BTS Uganda Clearing and Forwarding, une société qui fournirait des services de fret pour le projet Tilenga.
Interrogé sur ces liens d’intérêts, il a affirmé avoir participé « aux processus de passation de marchés conformément à la loi ougandaise ». Cette défense rejoint celle de la fille de Salim Saleh – frère de Museveni – et actuelle présidente du CA de Saracem qui affirme que « toute allégation suggérant que [leurs] liens familiaux ont joué un rôle dans l’attribution du contrat de sous-traitance est fausse ».
Quand à Bwaniaga Taremwa, le beau-frère de Salim Saleh, il détient plus d’un tiers de Civtec Africa, qui a obtenu au moins 5,3 millions de dollars de contratspour l’usine de traitement pétrolier de Tilenga, en tant que sous-traitant de l’entreprise déjà citée Mota-Engil.
D’autres contrats de sous-traitance ont également permis d’enrichir des militaires de l’armée ougandaise – pilier du régime autoritaire – ainsi que des députés du parti au pouvoir et même des juges.
Par exemple, l’une des entreprises en charge du traitement des déchets issus du projet Tilenga est Luwero Industries. Cette branche commerciale de l’armée ougandaise a été placée sous sanctions américaines entre 2016 et 2018 (Master Sanction list - US State, 15/08/2023) pour son implication dans la prolifération d’armes de destruction massive en Iran, Syrie et Corée du Nord. Dirigée par plusieurs militaires, elle compte parmi ses figures clés le lieutenant-général Peter Elwelu, interdit d’entrée aux États-Unis pour avoir orchestré un massacre en novembre 2016 à Kasese, une ville de l’ouest du pays. Selon Human Rights Watch (31/05/2024), au moins 155 personnes, dont des enfants, ont été tuées en deux jours lors de cette répression sanglante menée par l’armée. On retrouve également dans cette entreprise le général de division Fred Mugisha, ancien procureur d’État, condamné en 2017 (Inspectorate of government, Acd 12/20 – 25/01/217) à un an de prison pour corruption.
White Nile Consults, autre entreprise impliquée dans la gestion des déchets pétroliers de TotalEnergies, comptait parmi ses dirigeants et actionnaires Asa Mugenyi, juge à la Cour d’appel. Il a d’abord affirmé s’être retiré avant 2019, mais face à des documents signés par lui bien après, il a reconnu ne plus se souvenir de la date exacte de son retrait, tout en assurant ne plus en faire partie. Il était en tout cas encore actionnaire de l’entreprise début 2024. Également active dans la gestion des déchets du projet Tilenga, la société Green Label Service compte parmi ses actionnaires le député du NRM, Alex Niyonsaba.
Enfin, Newrest Uganda Inflight Services, chargée de la restauration pour Tilenga et le siège de TotalEnergies à Kampala, est détenue à 50 % par le groupe français Newrest, cofondé et dirigé par Olivier Sadran,l’une des plus grandes fortunes françaises, et ancien propriétaire du Toulouse football club de 2001 à 2020. L’autre moitié appartient à Kenbe Investments, dont les actionnaires sont William Byaruhanga, ex-procureur général (2016-2021) et proche de Salim Saleh, et la femme de Byaruhanga.
Newrest a précisé suite à nos questions que Byaruhanga a quitté la présidence du conseil d’administration après sa nomination au poste de procureur, bien que son entreprise est restée actionnaire de 50 % de la coentreprise.
Interrogée avant lapublication de l’enquête sur Mediapart, TotalEnergies a répondu aux questions (accessible en annexe de l’article du média en ligne) en expliquant que « la sélection des entreprises bénéficiaires de ces contrats se fait à travers un processus d’appel d’offres transparent et concurrentiel ». L’entreprise a également précisé que « 1,2 milliard d’USD seront directement dépensés auprès d’entrepreneurs locaux durant la phase de construction. Ce montant aura un impact socio-économique significatif, représentant plus de deux ans d’investissements directs étrangers en Ouganda ».
En revanche, TotalEnergies n’a pas répondu aux questions concernant les mécanismes spécifiques mis en place pour garantir le respect de ses obligations légales dans le cadre de la loi Sapin 2, qui impose des mesures strictes de prévention et de détection de la corruption dans des projets de cette envergure.
Thomas Bart
L’auteur de cet article a bénéficié d’une bourse du Journalismfund Europe pour cette enquête.