Survie

Macron, Biya et le grand raout des « opérations mémorielles »

France / Cameroun

(mis en ligne le 9 juin 2025) - Thomas Deltombe

Le rapport de la « commission mixte » franco-camerounaise sur la guerre du Cameroun à l’époque de la décolonisation a été rendu public fin janvier. Analyse.

Une commission de chercheur⋅se⋅s franco-camerounais⋅es, dirigée par l’historienne Karine Ramondy, vient de remettre à ses commanditaires, les présidents Emmanuel Macron et Paul Biya, son rapport sur «  le rôle et l’engagement  » de la France au Cameroun contre les mouvements indépendantistes entre 1945 et 1971. En réalité, une véritable guerre, longtemps dissimulée, aujourd’hui largement documentée. L’analyse de Thomas Deltombe, co-auteur des deux ouvrages de référence sur le sujet, Kamerun ! (2011) et La Guerre du Cameroun (2016), tous les deux parus chez La Découverte – un article initialement publié par nos camarades d’Afrique XXI.

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Pendant des décennies, la « pacification » qui a ensanglanté le Cameroun dans les années 1950-1960 a été occultée par les responsables politiques français et négligée par les milieux académiques hexagonaux.
Lorsque l’écrivain camerounais Mongo Beti tenta, en 1972, de briser le silence, son livre Main basse sur le Cameroun fut immédiatement interdit par le gouvernement français. Une décennie plus tard, un jeune politologue de 33 ans, Jean-François Bayart, regrettait dans les colonnes du journal Le Monde la publicité que cette censure avait paradoxalement offert à cet ouvrage pionnier qu’il qualifiait de « pamphlet exécrable ». « Par la complexité et la richesse de son histoire, le Cameroun mérite mieux que ces clichés  », s’indignait le chercheur (18 juin 1983). Certes, il accompagnera plus tard la traduction du livre de l’historien américain Richard Joseph Le Mouvement nationaliste au Cameroun (Karthala, 1986) et les travaux du chercheur camerounais Achille Mbembe (La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, Karthala, 1996). Mais les voix rebelles qui dénonçaient trop crûment les atrocités perpétrées au cours de cette période troublée furent longtemps considérées avec suspicion par le monde universitaire français.
Le personnel politique français ne s’est guère montré plus ouvert. La palme du négationnisme revient sans conteste à François Fillon, qui a fait étalage de son ignorance et de sa suffisance au cours d’un déplacement officiel à Yaoundé en mai 2009. Interpellé sur la responsabilité de la France dans l’assassinat des principaux leaders de l’Union des populations du Cameroun (UPC) dans les années 1950 et 1960, celui qui était alors premier ministre repoussait l’affaire d’un revers de main : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention ! »
C’est donc des milieux réputés « militants » et des chercheurs étrangers, camerounais en particulier, naturellement, qu’est venue la pression qui a finalement obligé le pouvoir français à ouvrir le dossier.
Questionné à son tour lors d’une visite à Yaoundé, le président François Hollande évoqua en juillet 2015 des « épisodes extrêmement tragiques et tourmentés  » et promit d’« ouvrir les archives » (dont beaucoup étaient déjà accessibles…). Son successeur Emmanuel Macron, confronté à la contestation grandissante de la présence française sur le continent, décida à l’orée de son second quinquennat de passer à la vitesse supérieure : dans une opération communication soigneusement préparée par l’Élysée, il annonça depuis Yaoundé, en juillet 2022, la création d’une « commission mixte » d’historien⋅ne⋅s à laquelle il confia la tâche d’identifier les responsabilités françaises dans la tragédie camerounaise.
Au terme des deux années qui lui étaient imparties, cette commission vient donc de rendre ses conclusions. Et elles sont claires : elle confirme que la France a bien mené une « guerre » au Cameroun dans les années 1950-1960, validant ainsi un mot introduit dans l’historiographie il y a une quinzaine d’années. Ce conflit, qui a été émaillé d’assassinats politiques – n’en déplaise à François Fillon – et de « violences extrêmes », comparables à celles qui avaient cours à la même période en Algérie, a fait « plusieurs dizaines de milliers de morts », ajoutent les historiens, qui sur ce point aussi reprennent mot pour mot les estimations des chercheurs qui les ont précédés.

Il faudra sans doute pointer les faiblesses et les insuffisances de ce rapport, qui passe sous silence des aspects importants de cette histoire enfouie. Et mille détails seront certainement discutés par les spécialistes, nombreux désormais à se passionner pour ce conflit trop longtemps oublié. Il faudra surtout se méfier des propagandes officielles qui, brandissant ce rapport, présenteront la guerre du Cameroun comme une affaire classée. Car le travail est en fait loin d’être achevé : outre que la commission n’a pas eu accès à toutes les archives souhaitées, cette guerre n’est pas une histoire close. Ce passé brûlant se conjugue également au présent. Paul Biya, qui fut conseiller à la présidence du Cameroun dès 1962 et qui gravit un à un les échelons jusqu’à accéder au pouvoir suprême en 1982, en sait quelque chose, lui qui n’hésite pas à faire embastiller ses opposants par des tribunaux militaires et à noyer dans le sang les contestations populaires.
Il est d’ailleurs regrettable que la commission, par respect sans doute pour ses commanditaires, n’ait pas jugé utile de souligner l’évidente filiation historique qui relie la guerre « contre-insurrectionnelle » menée jadis par les autorités coloniales aux dispositifs « contre-terroristes » sans cesse réactivés par le régime postcolonial. En 2014, le président camerounais justifiait lui-même l’existence de ces dispositifs en comparant la lutte contre les djihadistes de Boko Haram à l’éradication, dans les années 1960, des maquis de l’UPC. Quelques années plus tard, les régions anglophones du Cameroun subissaient à leur tour les foudres de la « contre-subversion » : une nouvelle guerre s’enclenchait, qui a fait au moins 6 000 morts et provoqué le déplacement forcé de 700 000 personnes entre 2016 et 2023, selon Amnesty International.
Tel est finalement le paradoxe des opérations mémorielles initiées par le président Macron depuis 2017 (commission Duclert sur le Rwanda, commission Stora sur l’Algérie…). Des « opérations de pacification des mémoires », comme les qualifie l’historien Noureddine Amara, de nature moins historique que politique : il s’agit, sous couvert de rompre avec le passé, de ménager à la France un avenir en Afrique. « Notre génération a un double travail  », expliquait le président français à Yaoundé en juillet 2022 : « régler les traumatismes du passé qu’on n’a pas su régler et relever les défis du présent et de l’avenir. » La commission franco-camerounaise s’inscrit de plain-pied dans le « plan de reconquête » de l’opinion publique africaine que M. Macron évoquait un an plus tôt lors d’un déplacement en Afrique du Sud. Un plan dont le but est clairement expliqué par Achille Mbembe, devenu un brillant auxiliaire de la politique africaine du président français : « Redonner une chance à la France à un moment où elle est chahutée en Afrique. »
Paul Biya, qui n’était pas la cible prioritaire de cette offensive de charme, a vite compris le profit qu’il pourrait en tirer. Accueillant tout sourire les membres de la commission dans son palais présidentiel le 28 janvier, il précisa devant un parterre de militaires, de diplomates et d’universitaires en tenue de gala que cette initiative « mémorielle » avait dès le départ pour objectif d’ouvrir de « nouveaux développements » à la relation franco-camerounaise. Un message d’espoir, on imagine, alors que l’autocrate nonagénaire, fidèle allié de Paris depuis un demi-siècle, prépare sa candidature à la prochaine élection présidentielle.
Thomas Deltombe

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 345 - mars 2025
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