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Dessine-moi ce que l’État français veut cacher

Ben Barka, la disparition

(mis en ligne le 1er juillet 2025) - Camille Lesaffre

Alors que l’on s’apprête à commémorer les 60 ans de l’assassinat de Mehdi Ben Barka, David Servenay et Jacques Raynal reviennent dans une excellente bande dessinée sur cette affaire emblématique de l’autoritarisme de la Ve République.

La bande-dessinée du journaliste David Servenay et du dessinateur Jacques Raynal, Ben Barka, la disparition (Futuropolis) est une plongée vertigineuse dans l’affaire, jamais officiellement résolue, de l’enlèvement et de l’assassinat en 1965 du militant socialiste marocain. Elle illustre bien l’un des objectifs défendus par la Ve République et ses amis autoritaires : neutraliser toute voix alternative à l’ordre – ici colonial. L’ouvrage alerte sur les mécanismes systémiques qui ont permis cette tragédie et sur les entraves antidémocratiques de l’État français à l’éclosion de la vérité et la justice.

Victime de la répression autoritaire

Ben Barka, la disparition s’ouvre sur les minutes qui ont précédé l’objet de « la plus ancienne enquête criminelle en cours dans les annales de la justice française » (p. 12) : la disparition de Mehdi Ben Barka, devant la brasserie Lipp à Paris, en pleine journée du 29 octobre 1965. Son fils Bachir, qui souhaite lui redonner « sa vraie place dans l’histoire du Maroc » (p. 143), le décrit en faveur d’un Maroc « moderne, social, égalitaire » (p. 33) et des revendications anticoloniales, anti-impérialistes et antiracistes de la Tricontinentale (Conférence de la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine) dont il a été l’un des organisateurs.

Forcé à l’exil, il ne pouvait qu’être perçu comme une menace par les gagnants du système mondial inégalitaire : « En cette dernière année de sa vie, Mehdi Ben Barka est bien sûr la bête noire du régime marocain d’Hassan II. Mais surtout, il est devenu l’ennemi public numéro un des services secrets occidentaux. » (p. 66). Comme une monographie, le récit de sa vie révèle les dessous de l’autoritarisme de l’État marocain d’alors et ses convergences d’intérêt sécuritaire avec des États impérialistes, qui lui fournissent un appui logistique pour réprimer – à l’instar d’Israël et de la France, autres protagonistes de l’histoire…

Victime de la Françafrique

« Le Sdece [Service de documentation extérieure et de contre-espionnage français] a toujours considéré le Maroc comme sa base arrière, dans l’hypothèse d’une invasion du territoire national par les Soviétiques » (p. 108) : les prisons secrètes du roi où étaient torturés, détenus et enterrés les opposants (p. 113) n’étaient donc pas une entrave à la coopération France-Maroc, menée à coups de barbouzeries, corruptions et autres magouilles… Rappeler les alliances stratégiques derrière la mort de Ben Barka est aussi l’occasion de rappeler les réseaux et mécanismes « inhérents au compagnonnage gaulliste  » (p. 97).

Au-delà de la figure du Général, le livre propose une lecture systémique des manquements démocratiques qui entourent l’affaire : « De Valéry Giscard d’Estaing à Emmanuel Macron, pas un seul des présidents de la Ve République n’a pris une quelconque initiative pour faire la lumière sur cette affaire. Motif ? La raison d’État, qui s’appuie sur un art du mensonge au plus haut niveau. » (p. 121) Les justifications à l’immobilisme des institutions républicaines évoluent au fil du contexte politique, à l’instar des positions officielles françaises sur le Sahara occidental : il s’agit de « protéger “notre ami le roi” du Maroc », puis de préserver la « stabilité » du régime après la mort d’Hassan II, enfin, de conserver le Maroc comme « rempart à la montée de l’islamisme  » (p. 134)…

Visage de luttes pour la vérité et la justice

Si deux procès ont fixé (provisoirement) une vérité judiciaire avec des boucs-émissaires – bien utiles pour éviter de remonter la chaîne des responsabilités –, « à ce jour, nul n’a de certitude à propos de ce qui est arrivé à Mehdi Ben Barka  » (p. 11). L’acharnement des États, notamment français, à maintenir l’ordre autoritaire et colonial s’incarne aussi dans l’utilisation abusive du secret défense. Soixante ans plus tard, cet outil antidémocratique maintient les proches dans l’ignorance la plus totale, comme l’exprime Bachir Ben Barka (p. 143) : « J’aurais aimé que ma mère sache la vérité… Avant de pousser son dernier souffle. Cela lui aurait rendu justice. Pour sa mémoire et celle de mon père. »

En miroir des exactions institutionnelles, l’ouvrage rend hommage à la détermination des citoyen·ne·s engagé·e·s dans cette lutte dispendieuse contre un système bien plus armé qu’eux·elles, de l’exécutif à la justice, en passant par les médias. Sa femme Rhita Bennani (disparue l’an dernier), son fils, son avocat Maurice Buttin (95 ans aujourd’hui), le juge Patrick Ramaël et le journaliste Joseph Tual : tous ont tenté et tentent de résoudre le mystère… pour que sa disparition cesse d’en être complètement une.

Camille Lesaffre
Ben Barka, la disparition de David Servenay et Jacques Raynal (Futuropolis, 160 pages, 23 €). En librairie depuis le 05/02/2025.


COLLECTIF SECRET DEFENSE

L’affaire Ben Barka fait partie de celles portées par le collectif Secret Défense – un enjeu démocratique, dont Survie est membre. Celui-ci cherche à mettre en lumière des affaires criminelles et d’État non résolues, dans lesquelles l’État français, au lieu d’assumer ses responsabilités, use de manœuvres diverses pour entraver la recherche de la vérité par les familles, les chercheurs et pour empêcher que justice soit rendue aux victimes.

https://collectifsecretdefense.fr/

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 346 - avril 2025
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