Survie

Les « droits communs » kanak aussi

Logique coloniale carcérale

(mis en ligne le 30 avril 2025) - Georges Franco

Les sept militants de la CCAT ne sont pas les seuls à avoir été déportés : des dizaines de prisonniers dits « de droit commun », la plupart kanak, se retrouvent aujourd’hui eux aussi détenus à 17 000 kilomètres de Kanaky-Nouvelle-Calédonie.

L’insurrection populaire kanak de l’année dernière aura également permis de rendre visible la situation des détenus dits « de droit commun » en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, et tout particulièrement la pratique discriminatoire et coloniale de leur déportation vers la France. Une pratique dont la légalité peut, au minimum, être questionnée, vu la spécificité du statut institutionnel de la Nouvelle-Calédonie et le droit au respect et à la continuité de la vie familiale tel que défini par la Convention européenne des droits de l’Homme.

Un rappel tout d’abord : plus de 90 % des détenus du territoire sont des autochtones (et les autres presque tous océaniens). Des chiffres sidérant par leur disproportion lorsqu’on sait que les Kanak ne représentent que 41 % de la population générale de l’archipel selon le recensement de 2019. Voilà qui révèle bien le racisme et les discriminations qui ont cours là-bas. En somme, une réalité coloniale.

Mutinerie et répression au Camp Est

Le 13 mai 2024, alors que le territoire s’embrase, une mutinerie éclate également au Camp Est, la principale prison du territoire située à Nouméa. Elle aboutit à la destruction de près d’un tiers des cellules de cet établissement notoirement vétuste et surpeuplé. Un soulèvement qui s’inscrit autant dans le cadre de protestations contre les conditions de détention particulièrement infâmes de ce pénitencier (Billets d’Afrique n°342, décembre 2024), établi dans les bâtiments mêmes de l’ancien bagne, que dans le mouvement global de contestation du dégel du corps électoral local, alors en discussion à l’Assemblée nationale. La répression fut particulièrement violente, impliquant Raid, GIGN et Éris [1]. Divers témoignages corroborés parlent de tabassages individuels et collectifs quotidiens pendant plusieurs semaines, voire jusqu’à fin octobre, et évoquent même le décès d’un détenu.

Conséquence de cette mutinerie, mais aussi volonté de faire de la place pour les nombreux interpellés pendant la répression de l’insurrection populaire à l’extérieur, une partie des condamnés à de longues peines est envoyée dans les prisons hexagonales dans les semaines qui suivent, entre mi-juin et mi-juillet – soit à peu près en même temps que les sept militant·e·s de la CCAT. Ce genre de transfert de prisonniers n’est pas une pratique nouvelle, en dépit de l’illégalité et de l’atteinte manifeste aux droits des prisonniers, mais jamais elle n’avait été constatée avec une telle ampleur. Au total, au moins 76 prisonniers ont été déplacés en plusieurs vagues, et ce en extorquant leur accord sous la pression pour nombre d’entre eux. On a aussi fait croire à certains qu’ils étaient transférés au centre de détention de Koné, en province Nord : ce n’est qu’une fois en route vers l’aéroport qu’ils ont compris la tromperie… Consentant ou non, aucun n’a eu le temps nécessaire pour emporter ses affaires et de prévenir famille et avocats.

Des déportés eux aussi

Ces détenus ont ainsi été exilés à 17 000 kilomètres de toutes leurs relations, que ce soit hors ou au sein de la prison. Ils se retrouvent isolés dans des établissements où ils sont souvent les seuls Kanak, où ils ne bénéficient pas des mêmes possibilités de suivi et de réinsertion (car manquant de réseaux en France) et où même leurs droits administratifs ne sont pas reconnus. Par exemple, leurs numéros de sécurité sociale néo-calédoniens ne sont pas compatibles avec les numéros français…

De la même façon, les conditions de leur sortie, souvent des libérations conditionnelles impliquant un strict contrôle du lieu de vie, sont rendues bien plus difficiles vu leur manque de relations localement. En cas de libération, le retour au pays coûte plusieurs milliers d’euros, totalement à la charge du détenu. Des familles ont également dû s’endetter, et parfois même vendre tous leurs biens, pour pouvoir suivre en France des détenus particulièrement fragiles.

Ces transferts forcés ont aussi été conçus comme des punitions à l’encontre de détenus accusés d’avoir participé à la mutinerie de mai 2024. Certains sont d’ailleurs aujourd’hui poursuivis pour ces faits, et leur isolement a pu les priver de l’assistance d’avocats dans ces procédures.

Une réponse politique

La solidarité s’organise à la demande d’un certain nombre de familles. Elle est relayée en France par les collectifs de solidarité avec la Kanaky ou de lutte anticarcérale. Mais il a d’abord fallu retrouver les noms de toutes ces personnes déportées, leurs numéros d’écrou… puisqu’aucune liste officielle n’avait été communiquée par l’administration pénitentiaire. Un travail de fourmi pour pouvoir entrer en contact avec les détenus, et leur apporter le minimum nécessaire, certains étant arrivés sans aucun vêtement chaud pour l’hiver, ou sans même le minimum basique pour se changer. Plusieurs d’entre eux ont aussi pu recevoir de l’argent pour cantiner ou acheter des cartes téléphoniques pour joindre leurs proches en Kanaky. Ceux qui l’ont souhaité ont aussi pu bénéficier de l’aide gracieuse d’avocats militants.

Même si les faits ayant mené à leur incarcération ne sont pas spécifiquement politiques, tous ces détenus subissent une déportation pour le coup très politique. Leur sort est finalement assez semblable à celui de ces prisonniers déportés dans l’archipel jusqu’à la fin du XIXe siècle… D’où l’importance d’une réponse politique ! Des manifestations ont déjà eu lieu devant certaines prisons et des parlementaires sont venus rendre visite à quelques détenus. Les prémices, espérons-le, d’une mobilisation plus large pour demander le retour en Kanaky de tous ceux qui le souhaitent. Et bien sûr l’arrêt des poursuites pour tous les actes liés au soulèvement contre le dégel du corps électoral.


→ L’ensemble de notre dossier consacré aux prisonniers kanak déportés en France est à retrouver par ici.

Je soutiens Survie

[1Équipes régionales d’intervention et de sécurité. Créées en 2003 pour intervenir en cas de tension dans un établissement, elles sont une « sorte de GIGN de la pénitentiaire » selon l’Observatoire international des prisons qui les accuse d’avoir entraîné le « franchissement d’un cap dans l’usage de la force en prison ».

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 346 - avril 2025
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi