Survie

Chercheurs, militaires… et extractivisme biomédical

Un nouveau titre des Dossiers noirs

(mis en ligne le 2 mai 2025) - Arthur Baron

Un nouvel ouvrage paraît dans la collection Dossiers noirs : Opération Bangui – Promesses vaccinales en Afrique postcoloniale (Lux). Ou comment des recherches sur le VIH en Centrafrique dans les années 1980-1990 se sont inscrites dans un néocolonialisme scientifique français. Entretien avec son auteur, Pierre-Marie David.

Opération Bangui – Promesses vaccinales en Afrique postcoloniale, qui vient de paraître aux éditions Lux dans la collection Dossiers noirs (créée et animée par Survie depuis 1994), revient sur la recherche d’un vaccin contre le VIH, menée dans les années 1980-1990 par les chercheurs de l’Institut Pasteur de Bangui, capitale de la Centrafrique. Sociologue et pharmacien, Pierre-Marie David nous y montre comment cette institution française a pu profiter du contexte néocolonial et des réseaux de la Françafrique pour servir ses intérêts, ainsi que les intérêts de la France et d’autres États dits « occidentaux » dans une période de forte concurrence pharmaceutique internationale, en se servant de militaires des forces armées centrafricaines.

Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ? Comment avez-vous entendu parler de l’opération Bangui pour la première fois ?

Pierre-Marie David : J’ai travaillé en Centrafrique de 2005 à 2008 comme coordinateur pour la Croix-Rouge française, dans le cadre d’un programme de l’Union européenne pour rendre accessibles les antirétroviraux aux Centrafricain·e·s. À l’époque, il y avait dans le pays de l’ordre de 15 à 18 % de prévalence du VIH (proportion de personnes infectées dans une population donnée, NDLR), un chiffre très haut.

Puis, en 2008, j’ai fait ma thèse sur l’accès aux antirétroviraux en Centrafrique. Cela m’a permis de prendre un pas de recul un peu plus académique pour voir comment les traitements transformaient les relations sociales, mais aussi comment ils n’étaient jamais totalement acquis, puisqu’il y avait beaucoup de rupture de stock sur place.

Enfin, en post-doctorat de 2015 à 2018, j’ai étudié l’histoire des recherches réalisées sur le sida en Centrafrique, sans avoir encore jamais entendu parler de l’opération Bangui. Je savais qu’il y avait eu une recherche dans les années 1980 dans laquelle Bangui et Kinshasa avaient été des postes avancés de la recherche internationale sur le sida. Il y avait beaucoup d’études qui avaient été faites du côté congolais, mais peu du côté centrafricain. C’est comme cela que m’est venue l’idée de faire un travail d’historien – ce que je ne suis pas – en mettant mon nez dans les archives.

Votre ouvrage s’articule autour du concept de l’extractivisme biomédical. De quoi s’agit-il ?

L’extractivisme est un concept qui vient de chercheurs d’Amérique latine, comme Eduardo Gudynas ou Alberto Acosta, notamment pour mettre à jour un système asymétrique et inéquitable d’exploitation des ressources premières. Il a semblé longtemps acceptable qu’on exploite les ressources de la terre pour participer au progrès, au développement vu comme universel. Mais ces chercheurs ont montré à travers le terme d’extractivisme que cette exploitation des ressources ne profite pas de la même manière à tout le monde. Il y a des personnes qui en bénéficient, tandis que d’autres personnes se retrouvent à vivre en subissant toutes les conséquences écologiques, sociales et politiques de cet extractivisme.

Il me semble qu’on peut employer ce concept comme une métaphore de la recherche biomédicale, dans laquelle les matières premières ne sont pas des minerais, mais les ressources biologiques des sujets. Avec cette différence qu’un minerai, une fois exploité, disparaît, contrairement par exemple au sang humain qui se régénère. La recherche biomédicale a toujours été vue comme une manière d’amener un progrès à l’humanité. Mais ce concept d’extractivisme m’a permis de questionner cette recherche, son asymétrie et de me demander à quelle humanité elle bénéficie vraiment.

Cela m’a permis aussi de m’intéresser à l’infrastructure plus globale de cette opération Bangui pour comprendre cette recherche menée localement et ses intérêts, ainsi que les chercheurs et les industries pharmaceutiques qui y travaillaient. Est-ce qu’on est passés à côté de certains besoins de la population ? Est-ce que, à travers cette recherche, on a pu faire la prévention qu’on devait faire ? Est-ce qu’on a vraiment eu un échange de réciprocité qui aurait permis aussi aux personnes locales de se former ? C’est toutes ces questions qui m’ont amené à parler d’un cas d’extractivisme biomédical.

L’Institut Pasteur de Bangui (IPB), qui a mené cette opération Bangui, semble l’incarnation parfaite d’une institution française s’inscrivant dans ce système néocolonial qu’est la Françafrique. Comment a-t-il bénéficié de celui-ci pour être à la pointe de la recherche contre le VIH ?

À l’époque, il y a peu d’études qui s’effectuent sur la prévalence du VIH. Les premières ne sont pas vraiment des études épidémiologiques, mais plutôt des comptes rendus des hôpitaux de Bangui dans lesquels les cliniciens, notamment des coopérants français, constatent que beaucoup de gens qu’ils reçoivent sont infectés par le virus. D’un autre côté il commence à y avoir à ce moment-là une crainte d’une importation du sida en France à travers les militaires français. C’est comme cela que se met en place une première recherche, assez confidentielle et secrète, sur les militaires basés à Bouar, soit 1500 à 2000 hommes.

Il y a là des bars avec des filles qui fréquentent le camp, et tout le monde sait qu’il peut y avoir des infections. À tel point que l’un des directeurs du camp décrète que ces filles n’auront plus accès au camp. Suite à quoi elles manifestent, bloquent les routes, pour pouvoir continuer à travailler et ramener de l’argent pour leurs familles. L’administration militaire va donc avoir recours à de vieilles stratégies appliquées aux troupes coloniales en mission pour s’assurer que les maladies vénériennes puissent être contrôlées : les « hôtesses » doivent passer un contrôle médical pour déterminer si elles sont aptes ou non à effectuer le « service » et à entrer dans le camp. C’est comme cela qu’une première étude est mise en place sur ces « filles de Bouar ». Pour les autorités françaises, il s’agit de prémunir les militaires français avant tout. Elles passent à côté du problème de santé publique qui est en train de croître en Centrafrique.

Mais la hiérarchie militaire va estimer que travailler sur les militaires français n’est pas une bonne idée, car ça attire la lumière sur eux. Les militaires centrafricains représentent dès lors une parfaite opportunité pour poursuivre les recherches sur un public tout autant exposé, mais plus discrètement. La post-colonie est un petit milieu pour les personnes expatriées. Il y a beaucoup de liens entre la hiérarchie militaire et politique française et les chercheurs français de l’IPB, qui sont d’ailleurs pour la plupart des médecins militaires issus de l’École du Service de santé des armées de Bordeaux. Ces derniers savent par ailleurs très bien manier la diplomatie pour faire comprendre aux autorités centrafricaines qu’elles ont, elles aussi, tout intérêt à travailler sur un vaccin contre le sida.

Les autorités centrafricaines demandent paralèllement à l’IPB d’évaluer le taux d’infection dans l’armée, mais aussi de renforcer son centre de transfusion sanguine pour améliorer la prévention de cette maladie naissante. Une demande utilisée par les chercheurs pour leur permettre de continuer à investiguer, à la fois pour contrôler la prévalence du VIH, mais aussi pour caractériser les virus qui peuvent se transmettre à l’époque. L’avantage est clair : avoir des sujets de recherche au garde-à-vous, placés dans des casernes et donc faciles à retrouver. Et politiquement beaucoup moins sensibles que les militaires français ! Ce sont des chercheurs américains qui vont finalement révéler l’opération Bangui en en faisant part à l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Lorsqu’ils débarquent en République Centrafricaine, ils estiment que, localement, les gens se trouvent floués par cette situation. Nous sommes alors en pleine « guerre scientifique » entre la France et les États-Unis autour du VIH. C’est évidemment un coup dur pour les Français, qui profitaient de « l’exclusivité » de ces recherches en Centrafrique.

Quels sont vos objectifs avec cet ouvrage ?

Ce livre permet de réfléchir à la question de la santé mondiale. Le problème dans cette recherche n’est pas du point de vue de l’éthique procédurale, mais à celui de l’asymétrie de pouvoir qu’il y avait dans la relation entre la Centrafrique et la France – d’où le concept d’extractivisme biomédical. Des asymétries de pouvoir qui amènent certaines personnes à ne pas pouvoir faire autre chose que de rentrer dans une recherche médicale. Après le refus des autorités françaises d’étudier l’entourage de leurs militaires, qui est alors assez désocialisé, assez dévalorisé, assez dépolitisé pour devenir un bon sujet biologique de recherche ? Les militaires centrafricains !

Propos recueillis par Arthur Baron


Opération Bangui – Promesses vaccinales en Afrique postcoloniale est à retrouver dans la boutique en ligne de Survie.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 347 - mai 2025
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