Survie

En Egypte, les armes et le silence de la France

(mis en ligne le 20 septembre 2025) - Ali Katef

Leslie Piquemal, chargée du plaidoyer du Cairo Institute for Human Rights Studies auprès de l’Union européenne, revient pour Billets d’Afrique sur les atteintes aux droits humains en Égypte et les liens que la France entretient avec le régime autoritaire du maréchal Sissi.

Titulaire d’un doctorat sur la politique au Moyen-Orient de l’Institut d’études politiques de Paris, ayant vécu dix ans au Caire, Leslie Piquemal est aujourd’hui responsable du plaidoyer auprès de l’Union européenne (UE) pour le Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS), ONG indépendante fondée en 1993 au Caire qui travaille sur le monde arabe. Le CIHRS a ses bureaux à Marseille, Bruxelles, Genève, Tunis et du personnel en Égypte, où il n’a toutefois plus la possibilité d’avoir des locaux pour des raisons politiques et sécuritaires.
Quelle est la situation de la société civile et des mouvements sociaux en Égypte en 2025 ?
Leslie Piquemal : La sphère publique en Égypte est sévèrement contrôlée par les autorités. Les associations et les mouvements sociaux subissent régulièrement des accusations de terrorisme. Une partie de la société civile existe tant bien que mal. Le secteur associatif non indépendant des autorités fonctionne, en travaillant très prudemment à l’intérieur des lignes rouges dessinées par le régime, sans jamais critiquer la politique ou les pratiques des autorités, sur des thématiques tolérées, essentiellement dans les domaines du caritatif, du social ou du développement. Les ONG réellement indépendantes sont maintenant très rares et sujettes à une forte répression. Dans le domaine des droits humains, il en reste très peu sur le terrain et elles ont besoin de solidarité internationale. Beaucoup d’entre elles ont dû cesser ou réduire leurs activités, et de nombreux militant·e·s associatifs sont en exil. Il existe d’ailleurs un mouvement associatif égyptien en exil, lui aussi visé par une forme de répression transnationale.
Pour ce qui est des mouvements sociaux, ils sont aussi durement réprimés. Quand on regarde l’organisation de la société égyptienne, on devine sans peine qu’un mouvement syndical puissant dans le monde ouvrier pourrait constituer une force redoutable. La classe moyenne est toute petite en Égypte, et les classes pauvres sont très nombreuses. Les autorités s’attachent donc depuis longtemps à éviter la constitution d’un mouvement syndical fédéré au niveau national dans les secteurs ouvrier ou agricole.Nous observons que les grèves et les mouvements sociaux se déroulent souvent dans une entreprise ou parfois plusieurs, mais dans un seul secteur, une région, parfois une ville… Nous observons des disparitions forcées, des arrestations arbitraires, des tortures, et évidemment une absence de respect du droit du travail avec de nombreux licenciements abusifs.
Dans le phénomène général de fermeture de l’espace public en Égypte, le poids du secteur militaire dans l’économie joue un très grand rôle. Il y a beaucoup d’entreprises qui sont contrôlées directement ou indirectement par l’appareil militaire et dans lesquelles grèves et mouvements sociaux sont criminalisés. Les personnes arrêtées sont traduites devant des tribunaux militaires et non pas civils. C’est une justice expéditive et complètement opaque.
La France est un partenaire commercial important de l’Égypte, en particulier dans le domaine de l’armement. Il n’est pas facile de qualifier la nature de la relation franco-égyptienne : peut-on parler ici de « Françafrique » ?
Si nous prenons par exemple les pratiques typiques de la Françafrique comme le financement des campagnes électorales de partis politiques français et le copinage avec des dictateurs, ce n’est pas exactement la même chose avec l’Égypte. Mais si on regarde les intérêts des entreprises françaises, soutenues par les dirigeants politiques français avec force auprès d’un État dans une situation de relative dépendance économique dans le système international, je dirais qu’il y a un peu de ça. Mais ça serait une Françafrique nouvelle version. Ce qui la représente bien, c’est l’industrie de l’armement. Il y a eu à l’époque où Jean-Yves Le Drian était ministre des Armées de très importantes ventes d’armes à l’Égypte, bien documentées par des journalistes et des rapports d’ONG. Mais le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi voulait aussi ces contrats parce qu’il était dans une stratégie d’achat du soutien politique et diplomatique français. Ce n’est donc pas uniquement la France qui vient essayer de « fourguer » des armes. Il y avait aussi une forte demande de la part de Sissi et de l’establishment militaire égyptien. La Françafrique comme grille d’analyse est intéressante pour comprendre la relation franco-égyptienne, c’est un éclairage, mais la relation franco-égyptienne ne se limite pas à ça.
Est-ce que le silence de l’État français en matière de respect des droits humains en Égypte est lié à la présence de nombreuses filiales de multinationales françaises, à la corruption qui entoure leurs activités, et à cette importance du secteur de l’armement français dans ce pays ?
C’est un facteur parmi d’autres. Dès les années 2000, il y a eu d’importantes ventes d’avions et de navires de guerre à l’Égypte. Il y a eu d’autres contrats, par exemple dans le domaine des transports avec Alstom. Mais ce qui explique plus clairement ce silence, ce sont en effet les intérêts du secteur français de l’armement, surtout depuis le passage au gouvernement de Le Drian pendant les présidences Hollande et Macron. Il s’est fait le VRP de cette industrie auprès de plusieurs pays du monde arabe – l’Égypte mais aussi les Émirats et l’Arabie Saoudite – sans s’inquiéter de la situation des droits humains dans ces pays. Sissi est un militaire, et Le Drian a vu en lui une opportunité. En réaction au massacre de la place Rabaa al-Adawiya, dans la foulée du coup d’État de Sissi en août 2013, le Conseil de l’Union européenne a réagi en proposant un embargo européen sur les transferts d’armes et de technologies de surveillance européennes à l’Égypte. Le Drian est passé outre cette position, adoptée à l’unanimité des États membres mais non contraignante. Dans ce dossier, on observe une grande proximité entre les hommes politiques français et le complexe militaro-industriel. Entre le politique et les intérêts économiques français, on ne sait pas qui est la poule et qui est l’œuf.
Autre facteur qui explique le silence français sur la répression en Égypte : l’alignement politique et idéologique entre autorités françaises et égyptiennes sur l’anti-islamisme, le combat contre les Frères musulmans en particulier. On perçoit ici un point commun entre la France et l’Égypte, mais aussi avec les Émirats arabes unis, et l’Arabie Saoudite, même si c’est moins prononcé maintenant. Tous avaient la même position vis-à-vis du régime de Mohamed Morsi [ancien président de la République égyptienne, issu des Frères musulmans - NDLR], et aussi des positions très proches sur la Libye… On a donc des personnalités françaises de centre gauche et du centre droit, en plus bien sûr de l’extrême droite, qui déclarent que Sissi est notre ami, car c’est soi-disant un laïc. Il aurait sauvé l’Égypte du péril islamiste, il aurait sauvé les femmes, les chrétiens… Cela correspond à une tendance idéologique dans les mondes politiques et idéologiques français : l’anti-islamisme, ou l’assimilation de tous les courants islamistes à la violence et au terrorisme. Alors que sur le terrain, nous savons que c’est faux, ces courants sont très divers et protéiformes. Cette espèce de narratif est en fait surtout utilisée pour dissimuler le business des armes et justifier des alliances politiques et stratégiques avec des leaders autoritaires.
Quelle a été plus précisément la politique de la France depuis 2013 en termes de vente d’armes à l’Égypte ?
Comme il n’y a pas eu de décisions contraignantes au niveau de l’UE, les entreprises françaises ont pu faire tout ce qu’elles voulaient. Il y a eu des efforts très rapidement après le coup d’État pour vendre à l’Égypte des armes lourdes. Le discours officiel pour annoncer ces ventes dans les médias français était empreint de patriotisme, de fierté nationale : les armes c’est le fleuron de notre industrie ! Ces discours présentaient ce commerce comme totalement séparé du problème de la répression en Égypte. C’était des ventes d’avions de chasse, de frégates, ça n’allait pas servir à exterminer des civils sur des places, il ne fallait donc pas s’inquiéter. Mais à la lecture des rapports d’Amnesty, de la Fédération internationale pour les droits humains, et des reportages de Disclose par la suite, on voit que la France a aussi permis la vente d’armes et de technologies de surveillance qui ont été utilisées pour réprimer des populations civiles. Par exemple, des machines pour produire des cartouches pour armes légères, des technologies de surveillances diverses, des blindés Renault Sherpa, les mêmes qui ont été utilisés lors du massacre de Rabaa…
Le soutien politique de l’État français à Sissi a renforcé une sorte de partenariat militaro-stratégique qui ne fait aucun cas du droit international et des normes qui devraient s’imposer aux autorités françaises dans ces cas-là. Les ventes françaises en Égypte continuent, même si elles ont baissé ces dernières années. Peut-être qu’il y a eu un impact des campagnes de la société civile en France, des enquêtes de différents médias d’investigation, des questions parlementaires… Mais je pense qu’il y a aussi une raison tout simplement financière : Sissi n’a plus d’argent.
Macron s’est aligné sur la position de l’Égypte et de la ligue arabe contre l’expulsion des habitants de la bande de Gaza qui subissent un génocide. Que penser de ces déclarations dans ce contexte de relations commerciales et diplomatiques franco-égyptiennes ?
Macron a parlé de la nécessité du cessez-le-feu, de l’accès à l’aide humanitaire à Gaza, du plan pour la reconstruction de Gaza… Tout ça, c’est très bien, mais cela restera sans effet s’il n’y a pas des mesures concrètes qui sont prises pour accompagner ces déclarations. Des mesures qui incluent l’imposition d’un embargo sur les ventes d’armes à Israël, ou la cessation des transactions commerciales avec les colonies, conformément à la décision de la Cour pénale internationale (CPI). Surtout, pourquoi ne pas exécuter les mandats d’arrêt délivrés par la CPI et cesser de faire comme si Netanyahou était un chef de gouvernement normal ? Quand Macron déclare au Caire le mois dernier que la France ne fait pas de « double standard », on a l’impression qu’il souhaite redorer le blason de son pays auprès du monde arabe et d’autres régions du monde. Mais cela n’efface pas le double standard français vis-à-vis de Gaza et de l’Ukraine. Ces déclarations d’intentions ne servent pas à grand-chose, et les Gazaouis continuent à mourir tous les jours.
Propos recueillis par Ali Katef

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 348 - juin 2025
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