Survie

Les migrants subsahariens au cœur des dérives des politiques migratoires

(mis en ligne le 15 septembre 2025) - Zouheir Ben Jannet

La présence des migrants subsahariens en Tunisie fait depuis quelques années l’objet d’un débat intense, trop souvent alimenté par des informations erronées ou instrumentalisées. La parole au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui a mené l’enquête sur le terrain.

Si la présence des migrants subsahariens en Tunisie n’est pas un phénomène récent, celle-ci s’est intensifiée de manière significative à partir de 2011, sous l’effet de plusieurs dynamiques régionales. D’une part, le déclenchement de la guerre en Libye a poussé des dizaines de milliers d’entre eux à franchir les frontières, d’autre part, la levée de l’obligation de visa pour les ressortissants de plusieurs pays africains non maghrébins, intervenue en 2012 et 2015, a considérablement facilité la mobilité vers la Tunisie.
Cette dynamique s’inscrit dans un contexte régional marqué par un durcissement des politiques migratoires. En Algérie, les autorités multiplient rafles, détentions et expulsions collectives de personnes en situation irrégulière. En Libye, la situation est encore plus critique : les migrants y subissent arrestations arbitraires, violences systématiques et détentions prolongées dans des centres insalubres, dans un climat de guerre civile persistante.
Dans ce contexte, la Tunisie devient non seulement un pays de transit, mais aussi un espace de refuge, temporaire ou prolongé. À cela s’ajoute une pression croissante des pays européens visant à déléguer aux pays du Maghreb le contrôle de la migration dite irrégulière. Cette externalisation des politiques migratoires a renforcé la précarité des migrants, piégés dans un espace devenu progressivement verrouillé.

Tournant xénophobe

Depuis quelque temps, on observe cependant un glissement d’une présence jusque-là plus ou moins acceptée socialement, voire justifiée politiquement, vers une présence de plus en plus contestée. Un discours politique (y compris au plus haut niveau du pouvoir) et médiatique imprégné de racisme et de xénophobie, s’appuyant sur la théorie complotiste du « grand remplacement », a encouragé un rejet virulent dans une partie de la population, dans un contexte de crise économique aiguë et de concentration des migrants subsahariens en situation irrégulière dans les principales villes littorales du pays.
Depuis plus de deux ans, des dizaines de milliers de migrants subsahariens en Tunisie subissent diverses formes de discrimination et de violence : interdiction d’accès au travail et aux transports, expulsions en dehors des villes et villages, arrestations arbitraires, ou encore les refoulements vers les zones désertiques à la frontière libyenne ou algérienne.

L’enquête FTDES

Contrairement au discours politique dominant, tant au nord qu’au sud de la Méditerranée, qui tend à réduire les dynamiques migratoires subsahariennes à l’action de réseaux de traite des êtres humains et de criminalité organisée, l’enquête menée par le FTDES au cours du premier semestre 2024 auprès de 379 personnes originaires d’Afrique subsaharienne présentes sur le territoire tunisien révèle une réalité bien différente. Cette population migrante est à la fois diversifiée, jeune et relativement bien instruite, marquant ainsi une évolution notable. Elle est issue de plus de vingt pays de différentes régions du continent africain, avec une surreprésentation de ceux traversant des tensions politiques ou des conflits armés.
Bien que la moyenne d’âge des personnes enquêtées soit relativement basse (26 ans), on observe l’émergence de nouvelles catégories de migrants, notamment les mineurs de moins de 18 ans et les personnes de plus de 40 ans – près de 10 % du total à eux deux. On constate aussi une féminisation progressive du phénomène migratoire (27 % de femmes). Dernier changement : une proportion importante de migrants a atteint l’enseignement supérieur (28,5 %). Les départs du pays d’origine ou de résidence s’expliquent pour 66 % des enquêtés par la quête de sécurité et de paix et le choix de la Tunisie par la perspective d’un transit vers l’Europe et/ou la possibilité de bénéficier de la présence d’organismes internationaux basés en Tunisie, notamment le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’Organisation internationale pour les migrations.
L’enquête révèle aussi l’inefficacité des politiques visant à endiguer les mobilités en provenance d’Afrique subsaharienne, notamment celles annoncées en juillet 2023 dans le cadre d’un accord avec l’Union européenne. En réalité, ces mesures ont eu pour principal effet non pas de réduire les flux, mais d’aggraver les conditions de vie des migrants en Tunisie. Confrontés à un contexte de plus en plus hostile, nombre d’entre eux ont été contraints de précipiter leur départ vers l’Italie, souvent au prix de risques majeurs pour leur vie. 63 % affirment connaître des migrants ayant péri en mer ou disparu à la suite du naufrage de leur embarcation.
L’enquête du FTDES met également en lumière des données particulièrement préoccupantes concernant les violations des droits des migrants subsahariens en Tunisie, y compris de la part de certains organismes internationaux. Ces derniers, censés assurer protection et assistance, semblent s’être partiellement désengagés de leurs responsabilités, laissant de nombreux migrants livrés à eux-mêmes dans un contexte de grande vulnérabilité et d’instabilité croissante.
Zouheir Ben Jannet (FTDES)

Je soutiens Survie
#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 348 - juin 2025
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
a lire aussi