Rencontre avec le militant et chercheur Mathieu Rigouste à l’occasion de la sortie de son film "Nous sommes des champs de bataille", plongée glaçante dans les coulisses du business mondial de l’armement.
Militant, essayiste et chercheur en sciences sociales, Mathieu Rigouste analyse depuis une vingtaine d’années les systèmes de domination sécuritaires et la colonialité au cœur des pratiques policières. Après Un seul héros, le peuple, consacré aux succès des soulèvements populaires de décembre 1960 en Algérie, il présente son nouveau film, Nous sommes des champs de bataille. Plus qu’une simple immersion à Milipol, « l’événement mondial de la sûreté et de la sécurité intérieure des États », Nous sommes des champs de bataille expose la collaboration public-privé qui organise le marché de la guerre, de la répression et la mort à seules fins d’accumuler les profits. À la deuxième place des exportations mondiales d’armes, la France en est l’un des principaux acteurs.
Le film confronte (et réhumanise) deux mondes qui se résistent : d’un côté, les euphémismes utilisés par les industriels de l’armement, sorte de novlangue violemment aseptisée, de l’autre l’analyse précise et la résilience de celles et ceux qui vivent dans leur chair les violences d’État. En analysant la vitrine des technologies sécuritaires, le film permet de ré-ancrer ces violences étatiques et les conflits armés dans la même rationalité capitaliste, impérialiste et néocoloniale qui les produit. Expérimentations extérieures (notamment via les fameuses Opex au Sahel) et démonstrations à domicile du « savoir faire » français répondent finalement à un objectif commun : saper tout renversement d’un rapport de force basé sur une hiérarchisation des vies.
Entre pédagogie, indignation motrice et espérance, c’est un bel outil pour ouvrir des perspectives à une alternative émancipatrice contre l’impérialisme, la guerre et la militarisation.
Billets d’Afrique : Quels sont les objectifs visés par le film et comment en décrirais-tu la nature ?
Mathieu Rigouste : Le film part du constat que la guerre, la surveillance, la répression, résident au cœur du système d’accumulation du capital et de concentration du pouvoir à l’échelle mondiale : on a besoin de mieux connaître son fonctionnement pour lutter contre. C’est donc à la fois du journalisme d’investigation, une enquête de sociologie critique et une sorte d’artisanat visant à fabriquer un outil pour les luttes sociales.
Au fil des entretiens que tu filmes à Milipol, quels liens spécifiques entre industriels de l’armement et États transparaissent ?
Je l’avais déjà observé dans mon travail, mais là, j’amène les industriels à le raconter : c’est une forme de consanguinité entre l’État et les grands industriels dits de la « sécurité ». En externe, ils collaborent dans des bureaux et des institutions où ils désignent ensemble de nouvelles menaces et conçoivent ce qu’ils appellent des « solutions », c’est-à-dire des dispositifs et des marchandises… Ils construisent en même temps les budgets, la recherche et le développement, la fabrication et l’achat – ce qui ouvre la possibilité d’export à l’international. En interne, les structures comme Milipol sont organisées sous l’égide du ministère de l’Intérieur en collaboration avec les grands industriels de défense (Thalès, Idemia...) dont le capital est lui-même détenu en général autour de 30 %, parfois même 50 % par… l’État ! C’est valable pour l’État français, mais on voit dans le film que les entreprises israéliennes ont également le même rapport, et que cette consanguinité y est encore plus forte.
Cette collaboration débouche sur la possibilité de fournir l’État. Celui-ci va ensuite créer les situations et les conditions d’utilisation de ces armes, les expérimenter sur le terrain, puis les mettre en vitrine, c’est-à-dire montrer qu’elles fonctionnent parfaitement. Ces dynamiques de violence exercées sur l’existence et les corps des classes populaires permettent de dégager des perspectives d’accumulation de profit gigantesques.
Quel rôle, beaucoup analysé dans le travail de Survie, la décennie d’intervention militaire française au Sahel a-t-elle joué ?
Je développe aussi cette analyse dans un livre qui va sortir en avril, La guerre globale contre les peuples - Mécaniques impériales de l’ordre sécuritaire (La Fabrique) : l’industrie militaire se développe en conjugaison constante avec la modernité capitaliste et l’expansion coloniale. Les complexes militaro-industriels ont pris forme à travers les deux Guerres mondiales, puis se sont saisis des guerres coloniales comme du principal terrain pour tester et utiliser des nouvelles armes.
Ce n’est pas juste de l’ordre du laboratoire : tout cela repose sur une hiérarchie internationale inégalitaire, que j’appelle un apartheid global et que les grandes puissances dominantes ont intérêt à reproduire. Cette dynamique est au cœur des guerres néocoloniales, notamment au Sahel. Pour comprendre complètement ce qu’il s’y passe, il faut prendre en compte qu’au-delà du positionnement géostratégique et la valeur diplomatique conférés à la France par son statut de gendarme de l’Afrique, ces déploiements néocoloniaux offrent un terrain d’expérimentation, de renouvellement mais aussi de mise en vitrine des stocks des nouvelles technologies… Cela s’inscrit aussi dans un continuum de guerre et de contrôle : ces véhicules, armes, technologies de surveillance vont être duales, c’est-à-dire utilisables et vendables dans le domaine de la défense ET de la sécurité.
Justement, comment l’écrasement des mouvements sociaux joue-t-il aussi un rôle de vitrine ?
Dans l’âge sécuritaire du capitalisme et de l’impérialisme, toutes les situations sont saisies comme des champs de bataille pour tester, utiliser et mettre en vitrine les technologies militaro-sécuritaires. Sur plusieurs siècles, un boomerang impérial lie les périphéries coloniales et les métropoles en permanence. Une connexion qui est au cœur de la dynamique sécuritaire contemporaine. Comme au niveau international, toutes les opportunités d’utiliser ces technologies à l’intérieur vont être saisies. Le champ de bataille principal sur lesquels vont être réagencés les dispositifs coloniaux se trouve ainsi dans le domaine de ce que j’appelle l’endo-colonial : dans la gestion des quartiers populaires ségrégués, du socio-apartheid, des prisons et des frontières. Là, il y a déjà un réagencement et une utilisation systémique, quotidienne, structurelle et structurante de ces armes.
Dans un deuxième temps, quand des mouvements sociaux autres que ceux qu’il y a dans les quartiers populaires – plutôt dans les centres-villes, mêlant différentes franges des classes populaires – deviennent offensifs et menaçants, ils sont à leur tour saisis comme domaine du champ de bataille. Le bloc de pouvoir va alors réemployer ces technologies contre les mouvements types gilets jaunes, protestations après la mort de Nahel… Tout cela s’inscrit dans un continuum de guerre et de contrôle : si ces mouvements sociaux évoluent vers un processus révolutionnaire, on leur appliquera une montée en puissance en termes de militarisation, comme cela s’est fait à toutes les époques.
Comment décrirais-tu les interactions entre les pratiques policières/militaires et les mouvements de luttes ?
Il y a une phrase qui revient souvent dans le film : « On dirait qu’il y a deux mondes absolument différents ». Et on entend qu’ils se confrontent ! Parfois, le système militaro-sécuritaire global invente complètement des menaces ou il va désigner comme menaçant des choses qui ne le sont pas vraiment, mais qui lui permettent de créer des secteurs de profit ou d’accumulation de puissance. Cependant, les transformations de la part du pouvoir se font aussi en fonction de ce qui lui résiste. Il faut sans doute le célébrer et le raconter dans nos pratiques d’éducation populaire : les opprimé·e·s et les dominé·e·s sont très créatif·tive·s, ne se laissent pas écraser et réorganisent les possibilités de faire communauté, de se défendre et de resurgir.
Cela touche au fait que le pouvoir sécuritaire suit un schéma qui cherche à intervenir avant que que la résistance ne se transforme en processus révolutionnaire. Cette dimension est représentée dans le film à travers la lutte des classes. Mais il y a aussi une confrontation sur la notion d’autonomie : pour les opprimé-es, de produire leur propre autonomie et pour le pouvoir, de la briser.
Le film rend notamment hommage à Fatou Dieng et Fahima Laïdoudi, militantes du collectif de familles victimes de crimes policiers Vies volées. C’était une volonté de réfléchir à la place spécifique des femmes dans les mouvements d’émancipation ?
Je n’ai pas cherché à réfléchir sur la place des femmes dans les résistances – même si j’observe dans mon travail socio-historique qu’elles jouent des rôles fondamentaux dans tout ce qui résiste à la modernité capitaliste et à l’impérialisme. Le film cherche plutôt à réfléchir avec elles. Je ne crois pas les avoir choisies parce qu’elles sont des femmes, mais pour notre relation d’amitié et de camaraderie.
_
Mais c’est vrai qu’on ne pourrait pas bien comprendre le déploiement du capitalisme sécuritaire et le monde contemporain si on n’analyse pas tous les rapports de domination : de race, de classe, de genre… C’est donc cohérent de donner la parole à des personnes qui sont – en tant que femmes, prolétaires, racisées – en première ligne des violences sécuritaires, qu’elles subissent dans leurs corps et leurs parcours de vie. Mais elles sont aussi dans le film parce qu’en tant que militantes depuis de nombreuses années, elles développent une expertise et une compréhension hyper fines, complexes et nuancées de ce qui est à l’œuvre. En plus, elles le traduisent dans une langue populaire commune : c’est indispensable, il nous faut des outils saisissables par tout le monde.
Tu avais lancé une cagnotte pour finaliser le film. Comment désormais soutenir ton travail ?
Ce film n’existerait pas sans les réseaux de solidarité et d’entraide qui l’ont soutenu par cette cagnotte et via l’accompagnement technique et politique de plein de camarades. Ce film appartient à tout le monde, et c’est aussi ce qui motive cette décision de le rendre disponible en ligne à prix libre. Car, évidemment, ce ne sont pas les médias tenus par le capital qui vont diffuser ce film… Celui-ci existera si on le fait circuler, si on organise des projections, si on s’en sert de base pour des discussions et des débats. Pour qu’il puisse constituer le socle d’un mouvement contre l’impérialisme, la guerre, le contrôle et la surveillance qui soit capable de transformer les rapports de force !
Propos recueillis par Camille Lesaffre