Survie

Cameroun : le régime lâche du lest pour légitimer son « biyalogue » et la guerre

rédigé le 10 octobre 2019 (mis en ligne le 24 octobre 2019) - Thomas Borrel

La surprise du chef : c’est finalement à cela que s’apparente la décision du dictateur Paul Biya, le vendredi 4 octobre, de faire libérer l’opposant principal Maurice Kamto et une centaine de ses soutiens et militants, dans un calendrier qui ne doit rien au hasard. Un habile coup politique, en réponse aux pressions internes et internationales, pour relégitimer au passage sa politique guerrière face aux revendications de la minorité anglophone du pays. Retour sur une année de rebondissements dans le pays de l’immobilisme politique.

Octobre 2018 : les deux régions anglophones du Cameroun sont plongées dans la guerre depuis un an, alors que le régime organise un nouveau simulacre d’élection pour attribuer un septième mandat présidentiel au vieux Paul Biya, à la tête du pays depuis 1982, mais dans les arcanes du pouvoir depuis l’indépendance (cf. Billets n°274, février 2018). Dans ces deux régions, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les mobilisations sociales de fin 2016, faisant écho à un malaise bien plus ancien, ont été réprimées avec une telle violence que les revendications indépendantistes se sont imposées sur celles d’un simple respect des particularités de cette zone anglophone et d’une égalité de traitement. Alors, le 1er octobre 2017, les grandes manifestations populaires accompagnant la déclaration d’indépendance de « l’Ambazonie », un pays revendiqué jusqu’alors par une ultra-minorité, ont été le prétexte pour le régime de Yaoundé pour déclarer la guerre à sa propre population dans deux des régions les plus peuplées du pays.

Un pays qui craque de toutes parts

La guerre dans les régions anglophones est le troisième front auquel se heurte l’armée camerounaise, qui ne connaissait que la paix depuis l’anéantissement (avec l’aide déterminante de la France) de la rébellion indépendantiste de l’UPC à la toute fin des années 1960, à l’exception notable du différend frontalier avec le Nigéria concernant la presqu’île de Bakassi.
A partir de 2013, la région Extrême-Nord du Cameroun s’est retrouvée confrontée aux attaques de Boko Haram, et l’armée est depuis déployée pour contenir ces groupes armés et repousser leurs combattants vers le Nigeria, en commettant au passage d’innombrables crimes de guerre documentés par les ONG. A l’Est, ce sont des groupes armés qui font des incursions depuis la Centrafrique voisine, qui ont créé à partir de 2014-2015 un deuxième front larvé pour l’armée de Paul Biya.

C’est dans ce contexte de guerre contre des groupes sécessionnistes auxquels se mêlent opportunément quelques bandits, marqué par une répression étatique d’une extrême violence (exécutions arbitraires par centaines, dizaines de villages incendiés et rasés) et la fuite au Nigeria ou dans les régions voisines d’un demi-million de personnes, que le nouveau plébiscite de Paul Biya est organisé, le 7 octobre 2018. Organiser un vote dans les régions anglophones en guerre n’a aucun sens, sauf pour un régime affirmant être aux prises avec quelques « terroristes » et qui veut afficher une illusoire maîtrise de la situation. Mais c’est finalement dans les régions francophones que la machine à fabriquer du dictateur « démocratiquement élu » se corse.

Un challenger pour Biya

Paul Biya bénéficie d’un rouleau-compresseur de propagande grâce à son parti-Etat le RDPC, qui s’est immiscé en 36 ans au plus profond des structures sociales du Cameroun. Il n’y a bien sûr pas une entreprise ou une administration sans RDPCistes pour propager à chaque niveau hiérarchique l’idée diffuse selon laquelle rien ne serait possible sans Biya. Mais il n’existe pas non plus une famille dans laquelle un oncle, un frère ou une mère ne relaie pas, même involontairement, la pression du régime en mettant en garde sur les problèmes qu’attirerait à tout le monde l’attitude trop critique d’un seul de ses membres. Comme cela ne suffit pas, et avant même de bourrer les urnes ou de truquer les procès-verbaux, le mode de scrutin à un seul tour est fait pour disperser la contestation.
Mais tout ne s’est pourtant pas passé comme prévu. Alors que l’opposant principal à Biya était historiquement un anglophone (en 1992, John Fru Ndi aurait d’ailleurs remporté la première présidentielle multipartite si les Français n’avaient pas aidé le régime à en transformer complètement les résultats), la guerre dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest a logiquement fragilisé ce bastion électoral d’opposition, les candidats concourant à la présidentielle du Cameroun étant même considérés comme des traîtres par les anglophones se revendiquant de l’Ambazonie. Conscient de son incapacité à s’imposer, l’opposant anglophone Akere Muna accepte in extremis, deux jours avant le scrutin, de se rallier à son rival francophone Maurice Kamto, qui assoit ainsi sa position de principal opposant – au point que lui et ses partisans revendiqueront sa victoire à l’issue d’une élection qui n’en a que le nom.

Arrestations massives

Tandis que la guerre se poursuit dans les régions anglophones (mais également dans l’Extrême-Nord, où la lutte contre Boko Haram est le prétexte à des crimes et violations des droits humains régulièrement documentés par les ONG), Maurice Kamto et ses partisans se mobilisent contre ce qu’ils appellent « le hold up électoral », revendiquant le siège de président. La diaspora n’est pas en reste, organisant des manifestations qui surprennent par leur ampleur en Allemagne, en France, en Belgique ou même au Canada. La « brigade anti-sardinards » (BAS), en référence aux partisans du régime auxquels un sandwich de sardines à l’huile est offert lors des meetings du parti au pouvoir, commence à faire parler d’elle sur les réseaux sociaux. Mais c’est finalement le samedi 26 janvier 2019 qu’elle réalise son coup d’éclat.
Au Cameroun, toute manifestation est systématiquement interdite, en dehors de celles organisées par le parti au pouvoir. Sans surprise, celle prévue par Maurice Kamto et ses partisans le 26 janvier se retrouve donc dans l’illégalité : la brigade anti-sardinards prévient alors qu’en cas de répression, elle interviendra – sans qu’on sache comment. A Douala, la répression est violente, des dizaines de manifestants sont arrêtés et plusieurs sont blessés par balle (des munitions non létales, expliquera le régime : les blessures sont pour autant profondes, et bien réelles, comme en attestent des vidéos qui embrasent les réseaux sociaux). Ce même samedi après-midi, la BAS passe à l’action, à Berlin et à Paris : des dizaines de militants s’introduisent dans l’ambassade du Cameroun dans chacune de ces deux capitales, et diffusent en direct des vidéos de la mise à sac, en revendiquant la victoire électorale de Kamto. Cela provoque une onde de choc au Cameroun où il n’y a plus eu d’action collective de désobéissance médiatisée depuis le début des années 1990, si l’on excepte les émeutes spontanées de février 2008 et, bien sûr, les mobilisations des anglophones depuis 2016.
Le régime saisit le double prétexte de cette manifestation interdite et de l’occupation de ses deux ambassades pour tenter de décapiter son opposition politique : Maurice Kamto et plusieurs cadres de son parti sont arrêtés dans les trois jours qui suivent. Parmi eux, l’ancien maire RDPC de Njombe-Penja Paul Eric Kingue (connu pour s’être opposé aux entreprises bananières et avoir passé sept ans en prison) et Christian Penda Ekoka, ancien conseiller économique de Paul Biya ayant rejoint l’opposition depuis quelques mois, ou encore le rappeur Valsero, engagé dans un soutien à Kamto moins idéologique que stratégique, pour obtenir le départ de Biya. Michèle Ndoki, charismatique avocate qui s’était faite connaître des Camerounais en défendant les recours post-électoraux de Kamto devant le Conseil constitutionnel, lors d’audiences diffusées en direct à la télévision nationale, fait aussi partie des cadres visés par le régime : blessée aux jambes par un policier qui l’a pourchassée le 26 janvier, elle est arrêtée quelques jours plus tard dans sa cachette. Au total, plus de 200 personnes, avec les manifestants arrêtés le samedi, atterrissent derrière les barreaux, en attendant un procès devant un Tribunal militaire, bien qu’il s’agisse de civils : les infractions à la loi anti-terroriste de 2014, qui permet en réalité d’accuser de terrorisme quiconque trouble l’ordre public, « relèvent de la compétence exclusive des juridictions militaires ». Et pendant les mois qui suivent, les pro-Biya utilisent dangereusement l’arme de la division ethnique en stigmatisant l’ensemble des Bamilékés (y compris par des menaces de « nettoyage » proférées à l’antenne et sur les réseaux sociaux), supposés soutenir Kamto qui vient de cette région.

France « préoccupée », parlement européen mobilisé

Emmanuel Macron avait adressé une lettre de félicitations à Paul Biya le 25 octobre, bien avant l’épuisement des recours devant le Conseil constitutionnel (en étrillant parallèlement le coup de force électoral de Nicolas Maduro au Venezuela). A partir de la fin janvier, la France, qui avait donc reconnu la « victoire » de Biya, fait savoir sa « préoccupation ». Pendant plusieurs mois, c’est l’expression diplomatique consacrée, mais Paris maintient sa coopération militaire avec le régime malgré cette répression et la guerre dans les régions anglophones. En off, les diplomates français expliquent qu’ils « passent des messages » mais sans vouloir faire pression publiquement ou même mobiliser l’ONU, cherchant à avoir plutôt une « position africaine » sur le sujet : il faudrait qu’une saisine de l’ONU émane plutôt de l’Union africaine pour éviter toute accusation d’ingérence – un argument fort utile pour justifier un « business as usual » dans le soutien officiel et la coopération bilatérale qui, étrangement, ne sont pas perçus comme de l’ingérence... Seuls les Etats-Unis, où la diaspora camerounaise anglophone parvient à mobiliser des relais politiques qui mettent sous pression l’administration Trump, donnent de la voix pour dénoncer la réponse guerrière du gouvernement dans les régions anglophones (cf. Billets n°285, mars-avril 2019).
Une poignée d’eurodéputés (notamment allemands) brisent le silence le 18 avril 2019 : lors de la dernière session plénière du parlement européen, ils obtiennent (dans un hémicycle quasi vide) le vote d’une résolution qui expose la situation dans le pays puis liste sans détour des recommandations fortes à l’adresse du gouvernement camerounais (voir encadré), mais également de la Commission européenne et des Etats membres. Bien que non contraignante, cette résolution « prend acte de la décision des États-Unis de réduire son aide militaire au Cameroun à la suite des allégations crédibles de violations flagrantes des droits de l’homme commises par les forces de sécurité ; demande à la Commission d’effectuer une évaluation de l’aide de l’Union européenne aux services de sécurité camerounais à cet égard et d’en rendre compte au Parlement européen ; demande à l’Union et à ses États membres de veiller à ce qu’aucune aide accordée aux autorités camerounaises ne puisse contribuer à des violations des droits de l’homme ni les faciliter ». Mais les autorités françaises, qui maintiennent leur coopération policière et militaire avec le régime, ne doivent pas se sentir concernées : déployés pour de la formation et du conseil (sans qu’on sache à quel poste ni auprès de quel responsable camerounais, l’opacité étant de mise en la matière), les coopérants militaires français ne seraient pas nombreux (cf. Billets n°285, mars-avril 2019) et, selon les diplomates parisiens, pas en lien direct avec les unités qui commettent des exactions sur le terrain.

Franc-parler du Parlement européen

Dans sa résolution du 18 avril 2019 sur le Cameroun (2019/2691(RSP)), le Parlement européen ne mâche pas ses mots pour évoquer la politique du régime Biya. Notamment il :

  • « déplore les actes de torture, les disparitions forcées et les exécutions extrajudiciaires perpétrées par les forces de sécurité comme par les séparatistes armés »
  • « condamne le recours excessif à la force contre les manifestants et les opposants politiques, ainsi que les violations de la liberté de la presse, de la liberté d’expression et de la liberté de réunion »
  • « demande également au gouvernement camerounais de mettre un terme au harcèlement et à l’intimidation des militants politiques, notamment en levant l’interdiction des rassemblements et des manifestations politiques pacifiques, et de prendre des mesures énergiques contre les discours de haine »
  • « rappelle que les tribunaux militaires ne devraient aucunement avoir compétence pour juger des civils »
  • « exhorte le régime camerounais à bâtir une véritable démocratie représentative et vivante ; lui demande à cette fin de convoquer tous les acteurs politiques pour procéder à une révision consensuelle du système électoral, afin d’en faire un processus libre, transparent et crédible ; demande que cette révision soit effectuée avant toute nouvelle élection, afin de promouvoir la paix et d’éviter les crises post-électorales »
  • « est préoccupé par l’utilisation de la loi antiterroriste de 2014 à mauvais escient, pour limiter les libertés fondamentales ; appuie les demandes des experts des Nations unies, qui préconisent une révision de cette loi afin qu’elle ne puisse être utilisée pour restreindre le droit à la liberté d’expression, à la liberté de rassemblement pacifique et à la liberté d’association »

Ce franc parler, que dénoncent les pro-Biya en brandissant l’accusation d’ « ingérence », se double de recommandations adressées à la Commission européenne et aux Etats membres, qui ont différents programmes de coopération avec le Cameroun (c’est-à-dire un soutien matériel, financier et politique dans lequel, étrangement, les pro-Biya ne voient jamais une forme d’« ingérence »).

Un mensonge de plus ou de moins...

Comme toujours, Paris évacue officiellement la portée symbolique, forte en politique, du maintien de ses liens avec un régime criminel, mettant en avant une nécessaire « influence » pour en quelque sorte moraliser la dictature. Mais même au plan technique, les dénégations françaises se sont déjà heurtées deux fois à la réalité du soutien très concret apporté à des unités militaires qui commettent des crimes dans les régions anglophones.
La plus récente fait partie de plusieurs révélations fracassantes dans le scandale dit « #Frencharms », début septembre : le média néerlandais indépendant Lighthouse Reports en coopération avec l’ONG Disclose (connue depuis de premières révélations sur la connaissance par le gouvernement français de l’utilisation d’armes françaises au Yemen) et avec le soutien d’Arte, Bellingcat, Mediapart et Radio France, ont dévoilé l’utilisation actuelle de matériel militaire français contre des populations civiles (Egypte, Sahara occidental, Yemen, Cameroun). Les journalistes ont ainsi montré que les unités spéciales camerounaises du redouté Bataillon d’Intervention Rapide (BIR), coupables de crimes de guerre dans le nord du pays (au prétexte de la lutte contre Boko Haram) et dans les régions anglophones, sont équipées de véhicules blindés de fabrication française, vendus par Aquus (ex. Renault Trucks Defense). L’entreprise, basée à Versailles, appartient depuis 2001 au groupe suédois Volvo, mais ses contrats avec le Cameroun ont eu besoin comme pour toute exportation de matériel militaire d’une autorisation de Matignon, après avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG). 23 véhicules Bastion ont ainsi été livrés en 2016 au BIR (et « selon certaines sources, [la France] aurait continué de vendre des Bastion jusqu’en 2017 » au Cameroun ; Arte, 19/09). Des images attestent de leur utilisation en zone anglophone et dans la partie nord du pays, notamment dans le camp de Salak, où le BIR dispose de chambres secrètes de torture, comme l’avait démontré en 2017 Amnesty International qui avait constaté une fois la présence de militaires français sur place (cf. Billets n°270, septembre 2017). Cela relève de licences d’exportations accordées avant la guerre dans les régions anglophones, mais alors que les crimes de guerre dans la partie nord du pays étaient déjà documentés.
L’autre exemple de lien concret entre la France et les criminels de guerre camerounais est passé hélas plus inaperçu. Dans son rapport « Crise anglophone au Cameroun : comment arriver aux pourparlers » publié le 2 mai, l’ONG International Crisis Group indique dans une trop discrète note de bas de page la gêne de la diplomatie française : « Face aux multiples défis sécuritaires (Boko Haram dans l’Extrême-Nord, insécurité rampante à l’Est et dans l’Adamaoua), le gouvernement a décidé en 2015 de créer une unité de forces spéciales. Les premiers éléments de ces forces ont terminé leur formation en 2018. Leur effectif total est à ce jour d’environ 200. Les forces spéciales sont formées au Gabon par les Français, qui auraient protesté en privé contre leur déploiement temporaire dans les régions anglophones. Entretiens de Crisis Group, colonel camerounais et expert militaire français, Yaoundé, octobre 2018. » En clair : les autorités françaises savent que des militaires camerounais formés par les Éléments Français du Gabon (base de Libreville) ont pu être impliqués directement dans des crimes de guerre dans les deux régions anglophones et ont demandé discrètement au régime Biya de les en retirer, plutôt que de cesser toute coopération militaire.

ONU pot de fleurs

« Mais que fait l’ONU ? », se demandent les civils anglophones. Début mars, la Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’homme, Michelle Bachelet, avait dénoncé la brutalité de l’armée camerounaise dans une déclaration où elle s’inquiétait aussi de la répression des manifestations au Venezuela, au Soudan et en France. Elle avait expliqué qu’en février, « le Comité des droits socio-économiques a noté l’approche brutale des forces de sécurité face à la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, notamment la destruction d’infrastructures médicales, d’écoles et de villages entiers » (ONU Info, 6/03). Les autorités camerounaises avaient modérément apprécié, et l’avaient invitée en mission début mai, l’amenant à noter à nouveau les accusations portées contre les forces gouvernementales (et contre les groupes armés) et la prise en tenaille des civils, mais également à se féliciter de la « volonté de coopérer » du gouvernement camerounais, quitte à souligner le travail de la Commission nationale du bilinguisme créée par Biya pour mieux enterrer les revendications des anglophones.
C’est plutôt à l’initiative de l’administration états-unienne qu’un mouvement a été initié à l’ONU : le Conseil de sécurité a débattu le 13 mai, lors d’une séance informelle (donc sans vote et sans même de compte-rendu), de la situation au Cameroun, dont huit régions sur dix sont touchées par la crise humanitaire (4,3 millions de personnes concernées, un Camerounais sur six). Une situation qui « n’est pas une menace pour la paix et la sécurité internationales [et] doit être gérée par le gouvernement camerounais » selon l’ambassadeur de la dictature voisine de Guinée équatoriale, qui siège en ce moment au Conseil de sécurité (AFP, 13/05). L’ambassadeur de France à l’ONU, François Delattre, fut moins frontal, se contentant de dépolitiser le débat en centrant son propos principalement sur la protection des civils et sur l’acheminement de l’aide humanitaire, avant d’appeler à soutenir les autorités camerounaises, utilisant parfois le nom du pays pour désigner le régime en place (voir ici) : « promouvoir la stabilisation des zones affectées (…) en appui des efforts des autorités camerounaises » ; « encourageons enfin, pleinement, les autorités camerounaises à intensifier leurs efforts pour lancer un dialogue inclusif » ; « Le Cameroun est pour nous tous un partenaire essentiel et un pays clé dans cette région. Nous devons collectivement continuer à lui apporter notre plein soutien pour l’encourager dans la voie du dialogue et l’aider à surmonter cette crise. Vous pouvez compter sur l’engagement déterminé et résolu de la France en ce sens ». Une position diplomatique de défense du régime en place et de ses prétendues initiatives de dialogue.

Une libération réclamée de toutes parts

L’indignation provoquée par l’incarcération de Kamto et de 200 de ses soutiens n’est pas retombée dans les mois qui ont suivi, au contraire. A l’étranger, l’ancien ministre Maurice Kamto dispose d’une aura et d’un certain entregent – ce n’est pas tout le monde qui peut se permettre d’avoir le même avocat que Patrick Balkany, le charismatique Eric Dupont-Moretti – qui ont aidé à faire monter la pression. Fin mai, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a réexpliqué qu’il était « très préoccupé » (RFI, 29/05) mais en parlant du « juriste international Maurice Kamto. Nous souhaitons que cette figure importante du Cameroun puisse être libérée. Nous faisons pression régulièrement, fortement. Y compris le président de la République a appelé le président Biya pour qu’on trouve des solutions. » Une flatterie réaffirmée publiquement devant quelques journalistes début septembre : « On connaît les qualités de M. Kamto. Nous faisons fortement pression sur le président Biya pour qu’il puisse agir et élargir ses prisonniers. Nous ne le faisons pas tout seul (…), nous le faisons avec les États africains » (La Croix, 6/09). On serait mauvaise langue de rappeler que lorsqu’un opposant n’a pas les « qualités » auxquelles s’attache la diplomatie française, les prétendus principes de défense des droits humains ne suffisent pas à susciter l’intérêt de notre ministre.
A l’intérieur du Cameroun et parmi la diaspora, la mise à l’ombre du challenger de Biya lors de la présidentielle n’a pas fait taire la contestation des résultats de la présidentielle, bien au contraire. Et la flamme des militants de son parti est restée vive, au sens littéral, même : fin juillet, la mutinerie de détenus anglophones et militants pro-Kamto dans la principale prison de Yaoundé s’est terminée par un impressionnant incendie qui a marqué les consciences comme une nouvelle étape de rébellion, portée au cœur du système répressif. Quant aux groupes armés en zone anglophone, ils ont maintenu leur pression sur l’armée, sur les représentants des autorités et sur les civils suspectés de collaborer avec le régime de Yaoundé.

Biyalogue national

Le 10 septembre, le Cameroun est en émoi : Paul Biya va faire une intervention télévisée le soir même, c’est la première fois qu’une telle allocution est organisée « hors calendrier », c’est-à-dire en dehors des 3 grands discours annuels (saint-sylvestre, fête de la jeunesse et fête nationale), depuis les émeutes de février 2008. Les Camerounais se prennent à rêver : la rumeur circule qu’il pourrait annoncer sa démission.
Paul Biya prononce en réalité un discours entièrement dédié à la « crise » dans les régions anglophones. Après un bref satisfecit sur les réponses déjà prétendument apportées aux revendications des anglophones depuis 2016, il fait son annonce : « j’ai décidé de convoquer, dès la fin du mois en cours, un grand dialogue national qui nous permettra, dans le cadre de notre Constitution, d’examiner les voies et moyens de répondre aux aspirations profondes des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, mais aussi de toutes les autres composantes de notre Nation ». Le cadre fixé – celui de la Constitution actuelle – exclut de facto toute évolution vers le fédéralisme.
Placé sous la houlette du Premier ministre, ce débat s’articulera également « autour de thèmes susceptibles d’apporter des réponses aux préoccupations des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, ainsi qu’à celles des autres régions (...) : le bilinguisme, la diversité culturelle et la cohésion sociale, la reconstruction et le développement des zones touchées par le conflit, le retour des réfugiés et des personnes déplacées, le système éducatif et judiciaire, la décentralisation et le développement local, la démobilisation et la réinsertion des ex-combattants, le rôle de la diaspora dans le développement du pays, etc. » En clair, il élude la question centrale : la forme de l’État. Faut-il évoluer vers plus de décentralisation, vers du fédéralisme, vers une sécession ? Pour le régime, la question ne devait pas être posée.
Certains acteurs politiques de poids ont décidé de boycotter ce débat prétendument « inclusif » mais bien trop encadré et auquel les principaux leaders séparatistes anglophones n’étaient pas associés, d’autres ont rapidement claqué la porte comme l’ancien candidat Akere Muna. La question du statut des régions anglophones fut finalement abordée mais, comme il fallait s’y attendre, la montagne accoucha d’une souris inoffensive pour le régime : il faut un « statut spécial » pour les deux régions anglophones… mais personne ne sait ce que cela couvre. Dans un pays où la décentralisation prévue dans la Constitution de 1996 n’est pas encore pleinement mise en œuvre, autant dire que c’est repousser le problème pour le laisser pourrir davantage. Biya joue la montre.

Libérations opportunes

Le « grand débat » battant de l’aile, Biya décida le quatrième jour de libérer 333 détenus anglophones qui n’avaient en quelque sorte « pas de sang sur les mains » - en clair des petits poissons, sans doute même pas mal de gens qui n’avaient rien fait d’autre que de manifester une forme d’hostilité, compréhensible, au pouvoir de Yaoundé. Mais c’est surtout dans la soirée après la clôture du Biyalogue que le régime envoya un signal fort, pour noyer toute contestation de cette mascarade : l’annonce de la libération de Maurice Kamto et de plusieurs de ses soutiens – 102 au total. Si pas grand monde au Cameroun n’est dupe face à la posture « d’apaisement » de Biya, parfaitement hypocrite puisqu’elle se manifeste après la semaine de débats, l’effet recherché fut atteint : le tremblement de terre politique provoqué par cette annonce tua dans l’oeuf la remise en cause des conclusions fumeuses de la semaine de palabres.

Polémique

Dès la libération de Maurice Kamto et ses proches, l’hebdomadaire Jeune Afrique, parfois bien informé mais souvent très proche des autocrates africains, annonça que Kamto avait « négocié » sa libération avec le régime, en acceptant notamment de cesser de revendiquer la victoire à la présidentielle de 2018. Des accusations fermement démenties par ses avocats. Cela suffit à semer le doute au Cameroun, où ses prochaines prises de position publiques seront disséquées. S’est-il discrètement couché face à Biya voire rallié face à lui ? Sa position sur la guerre en zone anglophone permettra de le savoir rapidement.

Surtout, au plan international, Biya redevint subitement fréquentable : dans un timing parfait, Emmanuel Macron a pu s’afficher tout sourire avec lui le 10 octobre à Lyon, en marge de la conférence du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et évoquer avec lui les relations bilatérales et la coopération entre les deux pays. Des images largement diffusées au Cameroun, où le régime de Paul Biya peut à nouveau se targuer du soutien de la France.

Post scriptum

Le timing est tellement parfait que 12 jours après cette rencontre entre Biya et Macron, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est précipité au Cameroun, les 23 et 24 octobre. Pour les Français, l’enjeu semble de rappeler à Biya qu’il peut compter sur la légitimation du "pays des Droits de l’Homme" s’il ne s’écarte pas trop des intérêts tricolores. Le calendrier permet ainsi de l’empêcher de se rendre au forum économique Russie-Afrique, organisé exactement aux mêmes dates à Sotchi et qui consacre la volonté de Moscou d’accroître son influence sur le continent africain. La France, pays jacobin par excellence, prétend désormais appuyer le Cameroun pour la définition et la mise en oeuvre du « statut spécial » des régions anglophones - un peu comme lorsque la mairie de Paris de Jacques Chirac voulait former à l’organisation d’élections transparentes. Et la diplomatie tricolore met le paquet : Le Drian, tout en annonçant au sortir du palais de Biya « une relance de la coopération entre le Cameroun et la France dans tous les domaines, y compris dans le domaine politique », inaugure un pont construit à Douala sur des financements du Contrat de Désendettement Développement (C2D) aiguillés vers Vinci.

Photo du document (non authentifié) qui a circulé sur les réseaux sociaux dès le 24 octobre


Biya n’est pas ingrat d’un tel soutien : après avoir laissé depuis janvier Bolloré se faire écarter du renouvellement de la concession du port de Douala, il a, selon un document qui a circulé sur les réseaux sociaux dès le lendemain, donné instruction le 23 octobre de geler le processus d’attribution au concurrent de Bolloré.
Mais le soutien militaire, qui envoie dans pays en guerre le signal politique le plus fort, est aussi au menu, comme en témoigne « l’accostage inédit » le même jour d’un navire militaire français au nouveau port de Kribi (co-géré par Bolloré) « avec à son bord 180 membres de l’équipage et du matériel militaire pour l’exercice ”Grand Africa Nemo” » prévu 4 jours après le départ de Le Drian (CRTV, 23/10). Les Camerounais savaient déjà que le "Grand Biyalogue National" n’était qu’une farce, ils ont désormais la confirmation qu’elle a été co-écrite à Yaoundé et à Paris.

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