Déployée au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise, l’armée française laissait, à la fin du mois de juin 1994, deux mille Tutsis sans protection sur les hauteurs de Bisesero. Plus d’un millier d’entre eux sont alors massacrés par les génocidaires. Le 11 décembre 2024, la cour d’appel de Paris a confirmé le non-lieu prononcé dans ce dossier. Une décision contestée devant la Cour de cassation tant elle s’apparente à un déni de justice.
Dans la matinée du 27 juin 1994, les hommes du capitaine de frégate Marin Gillier observent le départ d’hommes armés encadrés par des militaires des Forces armées rwandaises (FAR), puis l’attaque qu’ils mènent à Bisesero. Dans son compte rendu à son supérieur, le colonel Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, Gillier parle de « combats », et non de massacres.
Au début de l’après-midi, une patrouille commandée par le lieutenant-colonel Duval se rend à Bisesero où elle est stoppée par une centaine de Tutsis dans un état de dénuement extrême, certains blessés. Bien qu’ils disent être au total deux mille, attaqués chaque jour, Duval les abandonne sans protection, en leur conseillant de retourner se cacher dans l’attente du retour des Français, « dans deux ou trois jours ». Le soir, Duval rend compte au colonel Rosier et demande à retourner à Bisesero le lendemain.
Dans la soirée du 27 juin, le général Lafourcade, commandant l’opération Turquoise, envoie un fax à l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, dans lequel il décrit les Tutsis de Bisesero comme des « Tutsis ayant fui les massacres d’avril et cherchant à se défendre sur place », et non comme des éléments infiltrés du Front Patriotique Rwandais (FPR), la rébellion à majorité tutsie qui est train de libérer le pays de l’emprise des génocidaires. Lafourcade mentionne le risque de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos ». Pourtant, durant trois jours, rien n’est fait pour secourir ces Tutsis.
Le 30 juin, les commandos de marine de Gillier traversent Bisesero sans instructions de porter secours aux Tutsis. Interpellé par des journalistes, l’élément de queue de ce détachement prend l’initiative d’aller à la rencontre des survivants. Cette fois, les militaires français, pourtant pas plus nombreux que ceux du détachement Duval le 27 juin, restent avec les Tutsis. Revenu sur les lieux, Gillier avertit le colonel Rosier, qui déclenche les secours.
Ouverte en février 2005, l’instruction visait à déterminer si des militaires français se sont rendus coupables de « complicité de génocide par abstention en violation d’un devoir d’agir ». En effet, bien que mandatés par l’Organisation des Nations unies pour mettre fin aux massacres, si besoin en utilisant la force, et informés de la poursuite du génocide à Bisesero, les militaires français n’ont pas porté secours aux Tutsis.
Dans son audience du 19 septembre 2024, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris présidée par Eric Halphen a examiné deux appels distincts. Le premier avait pour objet le non-lieu prononcé par les juges d’instruction – il sera analysé plus loin. Le second appel concernait la demande des plaignants rwandais et des associations parties civiles à leurs côtés, la Ligue des droits de l’homme (LDH), la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et Survie, de prolonger l’enquête pour dégager les responsabilités éventuelles de l’état-major des armées et de l’état-major particulier du président Mitterrand dans l’abandon des Tutsis de Bisesero. De nombreux éléments contenus dans le dossier et dans le rapport Duclert démontrent en effet que tous deux intervenaient dans la conduite des opérations de la Force Turquoise.
Dans son arrêt du 11 décembre 2024, la cour d’appel a rejeté cette demande. Elle a estimé que les auditions demandées en 2017 de l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées en 1994, et du général Quesnot, chef d’état-major particulier de Mitterrand, avaient déjà été refusées par les juges d’instruction. Les plaignants, la LDH, la FIDH et Survie avaient à l’époque fait appel de cette décision, mais le président de la chambre de l’instruction, Philippe Dary, avait filtré cet appel, empêchant l’examen des arguments des parties civiles par une collégialité de trois magistrats. En fondant son refus d’ordonner les auditions de Lanxade et de Quesnot sur les précédentes décisions des juges d’instruction et du président Dary, la cour d’appel écarte définitivement les arguments des parties civiles sans même qu’ils aient pu être analysés de manière contradictoire devant une juridiction collégiale.
La cour d’appel rejette par ailleurs la demande de verser au dossier des documents militaires français couverts par le secret-défense, dont la déclassification avait été refusée en 2008. Cette nouvelle demande était justifiée par la publication du rapport Duclert en mars 2021, versé au dossier sur l’insistance des parties civiles. Celles-ci soulignaient que la commission Duclert avait accès à tous les documents militaires classifiés, y compris à ceux refusés aux magistrats instructeurs. Par exemple ceux intitulés « Conduite Turquoise haut », dont on peut penser qu’ils concernent les instructions données par Paris au général Lafourcade. En refusant de tenter d’obtenir ces documents, la cour d’appel entérine le fait que des documents classifiés soient communiqués, au bon vouloir présidentiel, à des historiens, mais pas à la justice, donnant ainsi, dans la patrie de Montesquieu, une bien piètre image de l’Autorité judiciaire.
La cour d’appel rejette aussi la demande d’audition de Vincent Duclert, estimant qu’entendu, il n’aurait fait que confirmer le contenu de son rapport. Les propos tenus par l’historien dans un ouvrage ultérieur intitulé La France face au génocide des Tutsi (Tallandier, 2024) permettent d’en douter. On y lit en effet, dans le chapitre sur Bisesero : « La France avait bien tous les moyens et les informations pour agir dès le 27 juin et réaliser une authentique mission militaire d’intervention contre des génocidaires et au secours des victimes ». Qu’est-ce qui l’en a empêchée ? Vincent Duclert répond : « Le 27 juin au soir, le général Lafourcade identifie les réfugiés de Bisesero comme des Tutsi menacés. Leur protection immédiate n’est pas ordonnée. Pour le général Sartre [commandant de secteur pendant Turquoise], Paris a tranché malgré les informations de terrain et l’analyse du général Lafourcade, obligeant les militaires à endosser les dramatiques conséquences de décisions dont ils ne sont pas responsables. »
Qui, à Paris, a tranché ? Les juges d’instruction, puis la cour d’appel ont refusé de chercher la réponse à cette question. Mais, lorsqu’il s’agit d’exonérer pénalement le général Lafourcade et ses adjoints, les magistrats d’appel jugent qu’il « n’appartenait pas aux militaires présents sur place […] d’agir sans avoir reçu un ordre précis émanant de leur hiérarchie, c’est-à-dire du ministère de la défense, et le fait que cet ordre ne soit pas venu, s’il peut engager la responsabilité historique de la France, au sens où la commission Duclert l’a mise en évidence, ne permet pas de mettre en œuvre la responsabilité pénale des témoins assistés présents sur place ». La cour d’appel reconnaît donc que des responsabilités sont bel et bien à rechercher à Paris, tout en refusant que la justice française le fasse.
La cour d’appel a par ailleurs confirmé le non-lieu en faveur de Jean-Claude Lafourcade, Jacques Rosier, Marin Gillier et Jean-Rémi Duval, quatre officiers dont les parties civiles avaient demandé le renvoi devant la cour d’assises. Elle a examiné la possibilité que ces officiers se soient rendus complices du génocide à travers leur abstention de secourir les Tutsis de Bisesero, cette abstention constituant une violation de leur devoir d’agir découlant du mandat reçu des Nations unies.
Afin de déterminer si cette complicité de génocide était avérée, les magistrats ont estimé « indispensable de rechercher […] quelle a été la connaissance jour après jour de la situation réelle qu’ont pu avoir [ces quatre officiers], les moyens dont [ils] disposaient pour s’opposer à la commission du génocide en cours, pour conclure éventuellement sur l’élément intentionnel, à savoir la conscience de s’associer aux auteurs du génocide ».
La cour d’appel considère que ni Gillier, ni Duval, ni Lafourcade n’avaient des moyens suffisants pour agir. Pour ce qui est de la connaissance du génocide, les magistrats soulignent que le contenu des messages de Marin Gillier, en particulier celui du 27 juin, n’évoque pas un génocide mais parle de « combattants armés en action ». Concernant Jean-Claude Lafourcade, les magistrats notent que son fax du 27 juin « évoquait […] deux hypothèses, ce qui tend à montrer qu’il n’avait ce jour-là aucune certitude sur ce qui était effectivement en train de se passer à Bisesero, même s’il était personnellement d’avis qu’il pouvait s’agir de massacres de Tutsis ». Des assertions toutes contestables, mais attendues.
C’est lorsqu’il s’agit de Duval que les magistrats usent d’une argumentation qui laisse le lecteur interloqué : « Le fait que Jean-Rémi Duval ait constaté la présence le 27 juin en début d’après-midi de Tutsis dans un grand état de dénuement, et évoqué “une situation d’urgence qui débouchera sur une extermination”, s’il était sans nul doute de nature à inquiéter et à agir, montrait que l’extermination en question n’était pas encore en cours à ce moment-là ». Il était donc trop tôt pour protéger ces Tutsis ?
Le seul officier français que la cour d’appel parait considérer comme ayant eu à la fois la connaissance de la situation et les moyens d’agir est Rosier. Les magistrats s’empressent d’ajouter que « si l’on peut regretter que Jacques Rosier ait fait le choix de ne pas intervenir comme il aurait pu peut-être le faire, son comportement ne semble pas pour autant pouvoir être qualifié de complicité de génocide ». Dans un raisonnement mal assuré, la cour estime qu’« il y a lieu de considérer que plutôt qu’une abstention approbatrice, [Rosier] a commis une erreur d’appréciation qui l’a vraisemblablement conduit à traiter l’information d’une mauvaise manière », lui-même ayant admis un « manque de réactivité » qui, pour les magistrats, « pourrait peut-être […] s’analyser en une abstention de porter secours, infraction prescrite […], mais pas en complicité de génocide ».
Une abstention volontaire de porter secours, dans un contexte de génocide et alors qu’on est mandaté pour mettre fin aux massacres, cela constitue, affirment les parties civiles en se fondant sur la jurisprudence pénale internationale et le droit français, une complicité de génocide. Prochaine étape : la Cour de cassation. Elle dira si, comme le soutient la cour d’appel de Paris, il faut que « l’abstention soit intervenue de manière consciente afin d’aider ou d’assister » les auteurs du génocide, c’est-à-dire « dans l’intention de s’associer [à leur] comportement », ou bien si la raison de l’abstention d’agir des officiers français est indifférente pour qualifier leur acte. Dans l’affaire Maurice Papon, cet ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde responsable de la déportation de Juifs pendant l’Occupation, la Cour de cassation avait estimé qu’il n’était pas nécessaire que « le complice de crimes contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux ».