Survie

« Fanon avait compris que l’État postcolonial ne représenterait pas une victoire automatique »

Il aurait eu 100 ans en 2025

(mis en ligne le 5 novembre 2025) - Alexandre Decroix

À l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon, sans doute l’une des figures les plus marquantes de la pensée anticoloniale du siècle dernier, rencontre avec le philosophe Norman Ajari.

Philosophe, maître de conférences en études noires francophones à l’Université d’Édimbourg, (Écosse), Norman Ajari est également membre de la fondation Frantz Fanon dont il est l’un des spécialistes. Il est notamment l’auteur d’une thèse intitulée Race et violence : Frantz Fanon à l’épreuve du postcolonial, mais aussi de La Dignité ou la mort - Éthique et politique de la race (La Découverte, 2019), ouvrage dans lequel il s’intéresse au concept de dignité, central dans la pensée anticoloniale du psychiatre et essayiste martiniquais. Ajari mobilise ainsi la pensée de Fanon pour penser les temps qui sont et ceux qui viennent. Avec lui, essayons donc de voir un peu comment celle-ci peut nous permettre d’analyser le monde et nos combats présents.

_ L’apport de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs a souvent été décrit comme celui d’une analyse des effets du colonialisme sur la psyché du colonisé. D’un autre côté, vous décrivez Les damnés de la terre ou L’an V de la révolution algérienne comme des ouvrages à portée véritablement collective. Quel est le rapport entre analyse de l’individu et pensée collective chez Fanon ?
Norman Ajari : C’est un peu étrange cette mode de considérer Fanon essentiellement comme un psychiatre. D’abord, il faut comprendre que sa pratique de la psychiatrie est déjà en elle-même fondamentalement collective. Fanon appartient à un mouvement qui s’appelle la psychothérapie institutionnelle, qui considérait l’institution comme à la fois le lieu de possible pathologisation et d’aggravation des pathologies, mais également comme un lieu de soin. C’est-à-dire que toutes les personnes qui appartiennent à ce lieu sont possiblement des porteurs de soin. C’est une vision dans laquelle le balayeur ou encore le cuisinier devaient avoir un minimum de formation, car ils peuvent avoir un rapport particulier avec un malade. Ce n’est donc pas une vision individualiste, mais une perception systémique de l’institution, aussi bien du point de vue des malades que des travailleurs qui la composent. Se focaliser sur la manière dont Fanon est censé parler de la maladie mentale est un peu injuste par rapport à sa trajectoire et à son héritage.
Par ailleurs, sa théorie politique est profondément collective et anti-impérialiste. La pensée des luttes et des stratégies collectives pour contester la domination coloniale est centrale dans son œuvre. C’est un aspect qui est étonnamment un peu moins populaire, mais tout est absolument collectif dans la pensée de Fanon, de la question du psychisme à celle de l’intervention politique en passant par la question du rapport de force. Si on y regarde bien, il n’y a rien dans son travail qui vient légitimer ou justifier une forme de conception individualiste.

Dans le chapitre des Damnés de la terre appelé « De la violence en contexte international », Fanon décrit les rapports entre les pays nouvellement indépendants et le capitalisme international. Il n’y a plus, ou presque, aujourd’hui de colonies françaises sur le continent africain, mais les multinationales continuent de dominer les corps et les esprits – par exemple Total en Ouganda et en Tanzanie, avec de nombreux cas de violation des droits humains. Que nous disent les écrits de Fanon sur cette question ?
Fanon a beaucoup parlé de la question de la souveraineté, et c’est précisément l’un des éléments manquants à beaucoup d’États africains qui ne sont aujourd’hui ni souverains sur leur sol, ni sur leur sous-sol. L’absence de souveraineté des territoires dit « ultra-marins » de la France est également patent. Il faut bien se rendre compte qu’on est dans une idéologie de l’État-nation qui permet l’appropriation et l’exploitation par des multinationales des ressources de beaucoup de pays. Areva ou Total en sont en effet des exemples éloquents.
Fanon était critique de ce modèle, il était d’ailleurs panafricaniste. Les gouvernements de ces États cèdent des portions considérables de leur souveraineté et offrent des prés carrés à ces entreprises multinationales à tous les niveaux : prélèvement de l’impôt, gestion du territoire, ressources, sécurité, etc. Des entités étrangères s’installent dans des gouvernements qui nominalement sont souverains et instaurent à l’intérieur de ceux-ci leur micro-souveraineté qui leur sert à accumuler des quantités de capital absolument gigantesques.
Si Fanon n’a pas pu constater directement cette situation de son vivant, il avait déjà compris, en posant le problème de la souveraineté comme il l’a posé, que l’État postcolonial ne représenterait pas une victoire automatique. C’est ce qu’il explique dans un autre chapitre des Damnés de la Terre, « Les mésaventures de la conscience nationale », où il montre tous les écueils possibles qu’un État indépendant peut rencontrer. Il évoque l’absence de fidélité au projet révolutionnaire, ou encore le fait de céder des prébendes à des États anciennement colonisateurs ou désormais à des entreprises multinationales, mais bien souvent liées à des États. Tous ces écueils sont particulièrement dangereux, car cela véhicule l’idée que l’indépendance aurait quand même été acquise. C’est un aspect de la pensée de Fanon qu’on oublie trop souvent, mais important pour moi.

La protection de l’environnement est devenue une priorité aujourd’hui. Dans votre chapitre de l’ouvrage collectif Terres et liberté - Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération (Les liens qui libèrent, 2025), vous écrivez : «  Pour qui cherche à préserver le monde, la pensée écosophique de Fanon n’est certainement d’aucun secours, car Fanon est un penseur de la fin du monde. » Selon vous, n’existe-t-il donc aucune pensée de l’écologie chez Fanon ?  
Fanon n’est évidemment pas un auteur environnementaliste, mais j’ai essayé de montrer qu’il y a certains éléments intéressants dans sa pensée, des apports à cette problématique écologique telle qu’elle est posée aujourd’hui, autour notamment de la question de la terre. La terre est d’ailleurs dans le titre d’un de ces ouvrages les plus importants ! Fanon critique par exemple un certain nombre de stéréotypes, ou d’idées, dans les discours occidentaux sur la question de la nature, notamment le fait que les populations autochtones seraient plus proches de la nature et de la terre. Dès Peau noir, masques blancs, il bat ainsi en brèche cette mystique qui n’est pas spécifiquement le fait des Africains. La terre pour le colonisé, c’est essentiellement ce qui fournit les moyens de subsistance et qui fournit la dignité. Il y a vraiment un effort chez lui pour décorréler la terre de ce mysticisme d’appartenance, parce que c’est quelque chose en réalité que le colon lui-même essaye d’accoler au colonisé. Le colon dirait : « Vous, vous avez la nature, nous, nous avons la culture ». Or, dans un contexte colonial, avoir la culture signifie avoir l’État, avoir le pouvoir, les institutions, le droit, etc.
Dans ma démonstration, j’ai pris appui sur un concept que Fanon a repris de manière répétée et emprunté à Aimé Césaire, celui de « fin du monde ». Cette fin du monde n’est pas quelque chose qu’il craint, mais qu’il souhaite. Ce n’est pas pour lui une grande apocalypse de la destruction comme on en voit dans les films catastrophes, mais la fin de l’ordre colonial. Il n’y a pas de décolonisation sans violence chez Fanon, et donc il y a cette nécessité de force d’interruption qui doit intervenir. Comme le dit Fanon lui-même, il y a une continuité entre le colonisé, le chameau, le panorama, les hévéas. Il fait partie du continuum naturel en quelque sorte, et il est exploité en tant qu’appartenant à cet espace naturel, comme on exploiterait des ressources. Mais pour lui, l’idée n’est pas de dire que l’on devrait se considérer comme faisant partie de la terre, mais émerger de cette situation, surprendre le colonisateur et mettre fin au système colonial par tous les moyens nécessaires. La question de la terre est une question de la conquête de la dignité. La terre, c’est la dignité et la dignité, c’est la fin du monde colonial.

Propos recueillis par Alexandre Decroix

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