Survie

Commémoration de la Résistance des Tutsis de Bisesero et de leur abandon depuis Paris

Mémorial de Bisesero, au Rwanda (crédit photo Survie)
Publié le 29 juin 2019 (rédigé le 18 juin 2019) - Survie

Le 26 juin, Survie a organisé avec deux rescapés de Bisesero une cérémonie de commémoration en bord de Seine, là où de part et d’autre, entre les différents lieux de décisions et de pouvoir français, des décisions ont été prises menant à l’inaction des militaires présents sur place, au Rwanda, permettant aux massacres de se poursuivre du 27 au 29 juin 1994.

Le 26 juin 1994, des journalistes informaient des militaires français de l’opération Turquoise de la présence de Tutsis, traqués par les génocidaires, dans les collines de Bisesero : la résistance s’y était organisée, pour faire face collectivement aux attaques des tueurs. Et, le 27 juin, un détachement de soldats rencontrait un groupe de ces résistants : l’information fut transmise à Paris. Il fallut pourtant attendre le 30 juin pour qu’un autre détachement de l’armée française, déployée dans la zone, intervienne... sans même en avoir reçu l’ordre depuis Paris. Entre temps, des centaines de Tutsis supplémentaires furent massacrés.
Vingt cinq ans jour pour jour après cette première alerte, l’association Survie et des rescapés de Bisesero organisaient un temps de recueillement à la mémoire des dizaines de milliers de résistants de Bisesero et pour dénoncer l’absence d’ordre donné aux militaires français pour leur venir en aide.

Témoignage de Bernard Kayumba (crédit photo Survie)

En bord de Seine, sur le Port Solferino, le co-président de Survie Fabrice Tarrit a rappelé les faits et l’importance de cette cérémonie (voir ci-dessous), avant les témoignages d’Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba, rescapés de Bisesero qui ont rencontré les militaires français le 27 juin 1994, et les prises de parole au nom d’Ibuka France et du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR).

Tandis que l’association Survie a symboliquement brûlé les ordres d’intervention qui ne furent jamais donnés, Eric Nzabihimana (à gauche) et Bernard Kayumba ont jeté de la terre de Bisesero dans la Seine, là où de part et d’autre, entre les différents lieux de pouvoir français, des décisions ont été prises menant à l’inaction des militaires présents sur place, permettant aux massacres de se poursuivre.

La veille, Eric Nzabihimana et Bernard Kayumba étaient les invités du Journal Afrique de TV5 Monde, avec un de leurs deux avocates, Me Karine Bourdié :

Discours de Fabrice Tarrit, co-président de Survie

C’était il y a 25 ans, au Rwanda, le génocide des Tutsis.
Près d’un million d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, tués, en 3 mois.
Morts pour être nés Tutsi, pour avoir cette mention sur leur carte d’identité ou avoir un faciès qui les catégorisait ainsi aux yeux de certains, morts pour avoir mal menti ou tremblé à un barrage, pour avoir couru trop lentement, pour avoir souhaité rester avec leurs proches, essayé de les défendre.
Morts parce que désignés par des listes, dénoncés par leurs voisins, l’instituteur, le bourgmestre de la commune, parfois tués par ces mêmes personnes, chassés, affamés, poursuivis, traqués, regroupés dans des stades ou des églises pour y mourir ensemble, ou éparpillés sur les chemins pour y mourir loin des leurs.
Tués par des fusils, des grenades, des mitrailleuses, par des gourdins, des machettes, des tessons de bouteille. Par tout ce que l’homme peut inventer comme arme pour assouvir sa soif de tuer, d’exterminer, des familles entières, des villages, des paroisses.
Du vieillard au foetus. Tuer la vie qui s’en va, tuer aussi celle qui ne verra pas le jour. Qui n’en a pas le droit.
Morts pour avoir cru que cela ne pouvait pas arriver, qu’on ne le laisserait pas faire.
Il y a 25 ans, quelque part au Rwanda, à l’ouest du pays, sur les collines de Bisesero, quelques dizaines de milliers de femmes et d’homme ont décidé de se regrouper. Depuis les hauteurs, ils déjouent les attaques de leurs adversaires, militaires, gendarmes, milices interhamwe, ils leur tiennent tête avec des lances, des couteaux, souvent de simples pierres. Le 13 mai, une offensive coordonnée et menée avec d’important renforts militaires et logistiques parvient presque à anéantir cette résistance.
Lorsque le 22 juin ils apprennent le déclenchement de l’opération militaire française Turquoise, plus de deux mois et demi après le début du génocide, alors que ce dernier est quasiment terminé, ils ne sont plus que 2000 à résister encore aux attaques quotidiennes, à Bisesero et l’annonce de ce déploiement français, même sous couvert de l’ONU, les plonge dans une profonde perplexité.
Car pour eux, la France, c’est ce pays qui soutient depuis de nombreuses années le régime ethniste d’Habyarimana, qui l’appuie militairement contre les assauts des rebelles du FPR. C’est ce pays qui le soutient économiquement, diplomatiquement. C’est ce pays qui continue à avoir des relations avec les génocidaires qui viennent de prendre le pouvoir et de mettre en œuvre leur funeste projet. Ce pays qui leur livre encore des armes, accueille sur son sol un de leurs ministres, vote de concert avec eux au Conseil de Sécurité de l’ONU.
C’est de ce pays que viennent certains soldats qui, deux ans avant le génocide, contrôlaient aux barrages la mention ethnique des passagers des véhicules. Ce sont ces mêmes Français que les assassins accueillent avec enthousiasme à leur arrivée dans l’ouest du pays. « Merci la France ! » « Inoubliable Mitterrand ! » peut-on lire sur les pancartes.
Complices les Français ? Pas tous, certes. Certains rescapés savent peut-être que des associations, des ONG, quelques diplomates, se battaient depuis plusieurs années pour alerter sur le risque de génocide et l’ont dénoncé dès son déclenchement. Peut-être ont ils entendu parler des larmes de Jean Carbonare, président de Survie et rapporteur pour une mission de la FIDH, qui, dès janvier 1993, au journal d’Antenne 2, implorait la France, ses décideurs, et même le journaliste présent face à lui de « faire quelque chose ».
Certains rescapés entendront peut-être également parler de François-Xavier Verschave et de son livre accusateur contre la France « Complicité de génocide ? », écrit pendant les massacres et publié quelques mois seulement après leur fin.
Peut-être ne sont-ils pas tous comme ça ? Peut-être cela vaut-il le coup d’essayer de leur parler, quitte à prendre le risque de sortir de sa cachette ?
Cette scène, cette méfiance vis-à-vis des Français, mais aussi l’espoir qu’ils ont pu ressentir en les voyant arriver ce sont Eric et Bernard, rescapés de Bisesero qui nous l’ont raconté, samedi à l’occasion d’un colloque qui a réuni pour la première fois rescapés, témoins, avocats et même certains militaires qui ont eu un rôle dans l’épisode dit des 3 jours de Bisesero.
Il y a 25 ans jour pour jour, le 26 juin 1994, l’information de la présence de réfugiés menacés, à Bisesero, relayée par des journalistes est transmise à des militaires français. Le 27 juin au matin, une patrouille française, accompagnée de trois journalistes découvre certains d’entre eux, au détour d’un chemin. « Nous n’avons pas les moyens d’agir, nous reviendrons dans trois jours » dit un soldat . « Dans ce cas mieux vaut nous tuer sur place », leur rétorque Bernard.
Effectivement, pendant trois jours, l’armée française ne fera rien pour sauver les rescapés avant qu’elle ne soit contrainte à intervenir par la pression de journalistes et de militaires du rang. Une armée française qui voit pourtant ses effectifs sur place renforcés à chaque heure, des hommes sur-entrainés, fortement dotés en matériels, mais principalement venus pour en découdre avec le FPR, plutôt qu’exercer réellement une mission humanitaire, ce qui était pourtant leur mandat.
C’était il y a 25 ans et pourtant c’était hier, dans la mémoire des rescapés, qui ont vu défiler leur vie, se sont vus mourir à chaque heure, ont vu périr leurs proches à chaque nouvel assaut des génocidaires. Ce millier de morts des trois jours de Bisesero. Ces hommes et ces femmes, ces enfants, qui ne verront jamais les 25 ans qui suivront, qui n’auront jamais eux-même 25 ans.
C’était hier, pour certains témoins, les journalistes qui les ont découverts, les ont filmés, interviewés, soutenus, encouragés à tenir bon, qui ont espéré que ces survivants du 26, du 27 juin soient sauvés, et qui sont encore hantés par le souvenir de ceux qui ne l’ont pas été. Ces sacrifiés de Bisesero qui reviennent dans leur esprit, chaque année, en avril, en juin, à chaque polémique, à chaque film, livre, enquête, leur rappelant cet épisode.
C’était il y a 25 ans et pourtant c’était hier. Les preuves, témoignages, notes, archives, du moins celles que l’on a accepté de déclassifier, s’entassent, se croisent, se complètent, dressent une chronologie minutée, cohérente, édifiante de l’inaction des responsables politiques et militaires français.
C’était il y a 25 ans et nous espérons qu’il ne nous en faudra pas encore autant pour reconstituer totalement, ces trois petits jours, ces 72 petites heures, durant lesquelles « on » a décidé de ne pas faire, ou « on » n’a pas décidé de faire, ou « on » a décidé de laisser faire.
C’était il y 6 000 km et pourtant tout s’est passé ici, dans ce petit kilomètre carré des bords de Seine au cœur de Paris.
Autour de nous, l’Elysée, le Quai d’Orsay, le Ministère de la Défense, Matignon à quelques encablures. Entre eux, des ponts, des réseaux, des informations que l’on s’échange ou que l’on ne s’échange pas, des ordres que l’on donne ou que l’on décide de ne pas donner. Un fleuve, un abysse.
Qui a décidé ? Où la décision a-t-elle été prise ? Pourquoi ? Le saura-t-on un jour ?
« Non », nous répondent les Juges, ou alors il faudra établir la vérité vous-même.
Depuis 2005, ce dossier fait l’objet d’une instruction judiciaire pour complicité de génocide, et nous, parties civiles rwandaises et françaises, savons maintenant qu’elle ne débouchera vraisemblablement sur rien. Malgré les milliers d’heures, les dizaines de milliers de cotes et de pièces, les dizaines de courriers, interpellations, demandes d’actes, refus d’actes, appels, rejets, recours, etc.
Refus d’instruire, raison d’État, auto-censure, déni de justice, les mots ne manquent pas pour qualifier l’inqualifiable démission de la Justice dans ce dossier à ce jour.
Dans notre pays, nous le savions déjà, le pouvoir exécutif décide seul où et quand envoyer des troupes, surtout lorsqu’il s’agit de l’Afrique. Le Parlement ne contrôle pas les interventions militaires. Le secret-défense pèse comme un couvercle sur tous les dossiers sensibles. Nous le savions aussi. Mais dans notre pays, la justice ne juge pas, ou en tout cas, ne veut pas condamner des militaires, les accuser de complicité de génocide, et encore moins remonter à ceux qui leur ont donné des ordres. Et cela, nous ne pouvions l’imaginer.
Notre combat pour la vérité et pour la justice ne s’arrêtera pas là. Nous poursuivrons cette lutte, avec tous ceux, militants, avocats, juristes, journalistes, chercheurs, historiens, et même anciens militaires, qui ont décidé de s’engager dans ce combat et nous l’ont confirmé ces derniers jours.
Pour honorer la mémoire de ceux qui ont résisté à Bisesero, de ceux qui ont trouvé la mort à Bisesero, de ceux qui ont eu le courage de déposer plainte contre l’armée française, sans savoir que 15 ans de feuilleton judiciaire s’ensuivraient. Pour nous souvenir de ceux qui, parmi nous, dès avril 1994, ont manifesté tous les jours à quelques centaines de mètres d’ici pour essayer par tous les moyens d’empêcher ce génocide, de convaincre les autorités françaises de ne plus être complices de l’inavouable.
Même si ce n’est pas la Seine mais le Lac Kivu qui a charrié les cadavres du génocide, ce fleuve porte ses lourds secrets. Il a connu les pages les plus sombres de notre histoire, les corps de la Saint Barthélémy, l’Occupation et la collaboration, les Algériens jetés à l’eau le 17 octobre 1961.
Les façades des lieux de pouvoir et la figure de François Mitterrand dont la Grande Bibliothèque de France, à quelques centaines de mètres d’ici porte le nom, continuent de se refléter dans les eaux sombres du fleuve, dont le cours dessine aujourd’hui les méandres de l’engagement français au Rwanda.
En versant ces quelques grammes de terre de Bisesero dans la Seine, nous souhaitons symboliquement contribuer à ce que ce petit carré du bord de Seine où nous nous trouvons et les collines de Bisesero soient désormais liés à jamais par cette histoire commune qui s’est écrite il y a 25 ans durant ces trois jours.
Ce morceau de quai de Seine sera notre Mémorial. N’oublions pas les Tutsis de Bisesero, n’oublions pas de résister à notre tour contre le déni de justice et l’impunité.