Survie

L’Élysée mise-t-il sur la guerre en Côte d’Ivoire ?

Publié le 3 septembre 2003 - Survie

Un grand nombre d’associations françaises de solidarité internationale et de droits de l’Homme ont approuvé l’esprit des accords de Marcoussis, conclus à l’initiative de la France, comme une démarche politique susceptible de ramener la Côte d’Ivoire vers la paix et le respect de l’égale dignité de tous ses habitants. Les Nations unies et les instances africaines ont de même cautionné ces accords. Nous avons salué le rôle d’interposition des troupes françaises dans la mesure où il contribuait à éteindre la guerre civile, à empêcher un embrasement régional et à convaincre les belligérants d’entrer dans une démarche politique de reconstruction du pays, conformément à ces accords.

Alors que le Secrétaire général des Nations unies Kofi Annan manifestait récemment son inquiétude quant au possible échec du processus de paix, les récentes initiatives de l’Élysée dans la crise ivoirienne nous font craindre un retour au pire. L’arrestation à Paris du leader charismatique des forces rebelles, le sergent-chef Coulibaly (alias “ IB ”), accusé de recruter des mercenaires, risque fort – par son aspect spectaculaire et le choix de la capitale française – d’être un très mauvais coup porté à la paix.

Il ne s’agit évidemment pas d’absoudre l’un des personnages-clefs d’un conflit qui n’a déjà fait que trop souffrir les Ivoiriens et les ressortissants des pays voisins, mais de se placer dans la logique de paix affichée par l’intervention française, acceptée comme un moindre mal par les instances africaines et internationales. Cette logique de paix requiert une certaine clarté dans les méthodes et un minimum de déontologie. Le chef charismatique de la rébellion voulait semble-t-il aller à Bruxelles, on lui a donné un visa pour Paris, où il a été aussitôt dénoncé par des “complices” appartenant au microcosme mercenaro-barbouzard. Pour ses partisans, c’est-à-dire l’un des deux camps concernés par le processus de réconciliation, cela ne peut apparaître que comme un piège. Si IB compromettait gravement les accords de paix, il y avait toutes sortes de moyens plus politiques et intelligibles de dénoncer son rôle. Si même il avait recruté une dizaine de mercenaires, son camp a beau jeu de rappeler que le camp adverse en a impunément recruté dix fois plus. L’option choisie par Paris, servie par un juge antiterroriste Bruguière très sensible à la raison d’État, et dont les incarcérations opportunistes sont régulièrement tancées par ses pairs, n’a pas un nombre infini d’explications. Et malheureusement les plus indulgentes ne sont pas les plus probables :

– Paris amputerait l’un des deux camps d’un élément jugé trop radical ou incontrôlable. Non seulement cela outrepasse le rôle d’un arbitre, mais il fallait s’attendre à ce qu’au contraire une grande partie des rebelles se solidarise davantage avec celui qui leur apparaît comme la victime d’un traquenard (les mercenaires se vendent, leurs témoignages aussi) ;

– Au président Laurent Gbagbo qui n’a jamais caché son hostilité aux accords de Marcoussis et s’est considérablement surarmé sans crainte de ruiner le budget de son pays, Paris fait un très gros cadeau en échange d’un accès de meilleure volonté. On a rarement vu ce genre de bénédiction faire changer d’avis le contrevenant ainsi récompensé. Bien au contraire, les durs du régime ivoirien se sentent confortés. Les arrestations ont repris par dizaines à Abidjan, à l’instigation des éléments des forces loyalistes et sous la caution explicite du camp présidentiel.

– Certains faits récents et de nombreux indices font redouter une explication beaucoup plus inquiétante. Chaque semaine montre les signes d’un vif conflit de pouvoir au sein du parti présidentiel français l’UMP, qui se pense pour longtemps hégémonique. Ce conflit rejoint un clivage dans les réseaux françafricains : le camp des “ tout sauf Sarkozy ” serait en train de fusionner avec celui des “ tout sauf Ouattara ” – cet ancien Premier ministre ivoirien, ami de Nicolas Sarkozy, présenté comme le “ candidat naturel du Nord ” et le “ principal bénéficiaire de la rébellion ”. L’anticipation d’un échec des accords de Marcoussis amènerait chacun à choisir son camp.

L’Élysée, on le sait, tend plus souvent à se comporter comme l’un des clans de la Françafrique que comme la Présidence de la République française. Suivi par le Quai d’Orsay, il renoue ostensiblement avec Laurent Gbagbo. Jacques Chirac a-t-il décidé de faire pencher la balance en faveur de ce dernier, considéré comme le vainqueur probable d’une nouvelle épreuve de force, et doté de surcroît d’un nouveau poids géopolitique (Abidjan a pris pied au Liberia voisin grâce à la rébellion MODEL qu’il a suscitée) ? En face, les forces rebelles qui occupent le Nord ivoirien avaient trois alliés principaux : le Libérien Taylor, écarté, le Burkinabè Compaoré, affaibli par la chute de son allié Taylor, et... les officines liées aux Services français qui, de l’aveu même de ces rebelles ivoiriens, veillaient à leur approvisionnement en armes lorsqu’il s’agissait de moduler l’équilibre des forces en présence.

On le voit, la France est aussi comptable des dégâts causés par une politique africaine cynique, récente ou plus ancienne. Ces dégâts sont tels qu’on assiste aujourd’hui à des convulsions où dominent souvent les peurs irrationnelles, voire l’absurdité. Si par exemple un Sankara avait vécu, on n’en serait sans doute pas venu à ces enjeux ethniques entre le Sahel et la côte, plaies soigneusement excitées et entretenues pour pousser tel ou tel pion, mais qui laissent de si funestes conséquences dans les esprits.

La situation dangereuse ainsi laissée en héritage exige que la France, qui s’est posée et a été agréée en arbitre, renonce en l’occurrence à la tradition des coups tordus et autres politiques du pire. Parier sur l’échec des accords de Marcoussis a tout de la “ prophétie autoréalisatrice ”. Nous refusons que nos dirigeants se livrent une fois de plus, en notre nom, à un calcul realpoliticien aux conséquences humaines incalculables. La France a reçu mandat, par les Nations unies, de tout faire pour favoriser l’esprit des accords de Marcoussis. Nous attendons des signes concrets montrant qu’elle s’en tient bien à ce mandat.

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