Chercheur, auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique (Le Bord de l’eau, 2020) et membre de l’association Survie, Fabien Lebrun publie une nouvelle étude sur les impacts écologiques, géopolitiques et humains des nouvelles technologies. Entretien autour de ce nouveau livre, Barbarie numérique. Une autre histoire du monde connecté (Éditions L’échappée).
« Agir pour la reconnaissance du génocide des Tutsis au Rwanda ne doit pas se faire au détriment des populations congolaises victimes de la politique économique rwandaise au Congo, au même titre que dénoncer les crimes à l’Est du Congo ne peut en aucun cas alimenter le doute sur le génocide des Tutsis au Rwanda et toutes formes d’anti-tutsisme. »
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la RDC ?
Après avoir étudié divers impacts de la consommation des technologies de l’information, je me suis penché sur la production de l’ensemble des terminaux et infrastructures numériques, c’est-à-dire sur leur matérialité. Ainsi, lorsque l’on se penche sur les ressources naturelles qui composent nos appareils connectés, nous tombons obligatoirement sur le Congo-Kinshasa, de par sa singularité géologique.
Vous êtes membre de l’association Survie, dont l’un des combats historiques est la reconnaissance de la complicité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Le régime de Kigali actuel est accusé par l’ONU de soutenir le M23, groupe armé actif dans la déstabilisation du Nord-Kivu. Identifiez-vous une contradiction entre le travail de l’association sur la politique française au Rwanda en 1994 et votre travail sur la RDC ?
Il n’y a pas de contradiction entre ces deux axes. Il s’agit d’être nuancé et précis sur les situations rwandaise et congolaise dans ce qu’elles ont en commun et ce qui les différencie. De fait, agir pour la reconnaissance du génocide des Tutsis au Rwanda ne doit pas se faire au détriment des populations congolaises victimes de la politique économique rwandaise au Congo, au même titre que dénoncer les crimes à l’Est du Congo ne peut en aucun cas alimenter le doute sur le génocide des Tutsis au Rwanda et toutes formes d’anti-tutsisme. L’imbrication des deux histoires doit par ailleurs faire prendre du recul sur les facteurs "ethniques". Il faut convoquer d’autres déterminants aux drames communs en Afrique des Grands Lacs. Et il me semble que la détermination économique en général, et technologique en particulier de par l’extraction minière destinée au secteur high tech, permet de resituer les enjeux de la région en prenant en compte la singularité de chaque pays et chaque communauté.
La chute de Mobutu a signé la dislocation de l’État du Zaïre, en territoires convoités par des groupes armés aux revendications diverses. Comment votre analyse de l’extractivisme contrarie-t-elle les lectures ethnicistes des conflits en cours ? Quels liens vous faites avec la colonisation, le (néo)colonialisme ?
Les lectures ethnicistes sont simplistes et alimentent parfois le pire en termes de xénophobie. Nombres de chercheurs rappellent la dimension ethnique et communautaire des conflits au Congo, du fait de revendications foncières, autour de la conception de la terre et de son usage. Mais cette situation locale, à l’ère de la mondialisation, doit être mise en tension avec la géopolitique régionale et internationale. La plupart des groupes armés existent à partir de l’exploitation de ressources naturelles (minières, agricoles et forestières). Donc au-delà de leurs revendications locales, tous dépendent d’une économie locale elle-même en interconnexion avec l’économie mondialisée. On retrouve des acteurs du monde entier qui participent de cette exploitation et commercialisation des matières premières congolaises, notamment des agents « traditionnels » du colonialisme (les Occidentaux) et des nouveaux (particulièrement la Chine).
On observe donc une convergence d’intérêts entre ces groupes armés et les entreprises occidentales. Quels sont ces arrangements mutuels ? Quelle part de responsabilité attribuable à la France ?
L’industrie minière a financé la rébellion menée par Kabila en 1996 pour chasser le dictateur Mobutu, s’implanter davantage au Congo et s’approprier les métaux numériques, notamment les multinationales nord-américaines, canadiennes en tête, comme l’a décrit Alain Deneault. Les multinationales minières ont financé des groupes armés congolais et étrangers qui ont commercialisé les minerais destinés à l’industrie numérique émergente. Les métaux congolais ont alimenté un trafic d’armes et donné du pouvoir économique et politique à des seigneurs de guerre, mafieux et trafiquants en tout genre, début d’une chaîne qui commence en Afrique centrale pour finir chez les multinationales de l’informatique. Les élites congolaises se sont également enrichies et ont bâti leur pouvoir via des contrats avantageux pour les entreprises étrangères, quand elles n’ont pas bradé les terres de leurs populations. Cette kleptocratie est cautionnée par les puissances capitalistes de tout bord, occidentales comme orientales, car tout le monde a besoin du Congo pour s’industrialiser et devenir une puissance high-tech. Donc tout le monde se sert : États-Unis, Canada, Afrique du Sud, pays européens, Chine, Inde, Émirats arabes unis, etc. Les institutions capitalistes supranationales type FMI et Banque mondiale financent les projets extractivistes et rédigent le code minier congolais. Les minerais sont pillés par les pays voisins, Rwanda et Ouganda en tête, la contrebande et la corruption permettent d’acheminer les minerais jusqu’aux ports du Kenya et de la Tanzanie en toute opacité, puis de les faire sortir du continent africain jusqu’aux métallurgistes occidentaux et usines asiatiques d’assemblage des composants, pour finir en gadgets technologiques commercialisés partout dans le monde : toute une géopolitique qui fait du Congo l’un des centres de notre monde connecté.
S’agissant de la France, l’État, via le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières), a récemment passé des accords avec l’État congolais pour explorer et mieux connaître le sous-sol congolais. Qui peut croire ou affirmer un instant que ces démarches amélioreront le sort des populations congolaises ? On est là face à une manifestation typiquement néocoloniale, sans compter les partenariats militaires que Survie a documentés. Par ailleurs, je rappelle que des multinationales françafricaines comme Total, Perenco et Bolloré exploitent le sous-sol congolais (extraction d’hydrocarbures, transport de produits miniers).
En matérialisant ce que la dématérialisation rend invisible, votre livre permet de comprendre la place centrale de l’extractivisme au Congo dans le développement du capitalisme mondial : quel est le rôle spécifique des géants de la tech/des télécommunications dans les systèmes de prédation que vous identifiez ?
Le Congo est qualifié de « scandale géologique » tant il regorge de ressources naturelles. Depuis la révolution industrielle, le Congo fournit en matières premières les différentes étapes de la mondialisation : du caoutchouc pour l’industrie du pneu et la civilisation de l’automobile à la fin du XIXe siècle, des métaux utiles en temps de guerre pour les deux conflits mondiaux du XXe siècle (zinc, cuivre, plomb, manganèse, etc.), du cobalt pendant la Guerre froide et la course aux armements, jusqu’à l’uranium du Katanga à l’origine de la bombe atomique. Le Congo répond à l’informatisation du monde des années 1990-2000 de par l’abondance et la diversité minéralogique de son sous-sol, notamment ceux qualifiés de minerais de sang : le coltan (tantale) qui sert à la fabrication des condensateurs, la cassitérite (étain) aux soudures des circuits électroniques (et qui contribue avec l’indium à rendre les écrans tactiles), le wolfram (tungstène) utilisé pour la sonnerie et le vibreur, l’or pour les circuits imprimés, tous présents au Kivu. Mais il faut ajouter le cuivre pour les câbles, le germanium pour la technologie wifi, le cobalt et le lithium pour les batteries des téléphones et ordinateurs portables ainsi que pour les voitures électriques. Autant être clair, sans Congo : pas d’iPad ni de Switch, pas de vélo électrique ni de Tesla. Bill Gates et Elon Musk n’existent pas.
Votre livre propose une réflexion sur la dimension genrée des violences sexuelles exercées parmi les crimes de guerre qui sont commis en RDC. Quelle spécificité identifiez-vous ?
Ce qui est censuré par le système médiatique et l’actualité journalistique, c’est le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des centaines de milliers de femmes violées jusqu’à des mutilations sexuelles insoutenables, dénoncées depuis 25 ans par le médecin congolais Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, qui m’a fait l’honneur d’une préface. Justine Masika Bihamba, cofondatrice de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles, a publié un excellent ouvrage cette année également sur ce sujet (Femme debout face à la guerre, Éditions de L’Aube), mais plus généralement ce sont des millions de morts, déplacés et réfugiés, autant d’enfants dans les mines qui meurent de conditions de travail épouvantables, des dizaines de milliers d’enfants-soldats et de jeunes filles esclaves sexuelles, des territoires entiers contaminés par l’activité minière intrinsèquement polluante, des forêts rasées, des cours d’eau intoxiqués aux métaux lourds provoquant maladies et malformations congénitales, des rivières et lacs où la vie a disparu, faune et flore éradiquées. Plus généralement, ce sont des millions de Congolais privés de leurs moyens de subsistance (de leurs terres fertiles et forêts nourricières, eau et énergie abondantes). Trente ans de numérique dans le monde, c’est trente ans de morts congolais et de terres mortes au Congo sur lesquels repose le développement technologique.
Propos recueillis par Camille Lesaffre.
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