Le jeudi 20 octobre a été une journée sanglante au Tchad : les chiffres annoncés par le gouvernement tchadien, plus de 50 morts et plus de 300 blessés, sont certainement sous-estimés. Depuis, règne un climat de terreur dans les principales villes. Soutien indéfectible de la dictature au Tchad, la France a une responsabilité plus importante qu’elle ne le prétend dans la situation du pays et donc dans ce déferlement de violence. L’hypocrisie d’un soutien à une pseudo-transition démocratique au nom de la stabilité régionale et de la « lutte contre le terrorisme » doit cesser.
Quelques jours auparavant, les participants au Dialogue National Inclusif et Souverain (DNIS), dénoncé par une partie de l’opposition et de la société civile, ont prolongé la période de transition et investi Mahamat Déby, fils de l’ancien dictateur, comme président de la Transition, et non plus du Conseil Militaire de Transition. Un nouveau pas qui l’installe dans la durée. Pour protester contre cette confiscation du pouvoir, le parti Les Transformateurs et la plate-forme de la société civile Wakit Tama avaient prévu une manifestation pacifique le 20 octobre, jour où devait s’achever la période initiale de la transition. L’autorisation de manifester a été refusée la veille au soir. Tôt le jeudi matin, les manifestants ont à peine eu le temps de sortir qu’un déferlement de violence s’est abattu sur eux. Si le premier ministre, Saleh Kebzabo, ancien opposant historique, a reconnu dans l’après-midi une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés, des chiffres déjà particulièrement élevés, ceux-ci sont probablement bien en dessous de la réalité. Ainsi Abdoulaye Diarra, spécialiste de l’Afrique centrale à Amnesty International, précise : « Nous ne sommes pas encore en mesure d’avoir un bilan exact mais nous pensons que le nombre de morts est beaucoup plus important que celui annoncé par les autorités. Pour la seule ville de Moundou , une trentaine de décès ont déjà été comptabilisés [1]. »
Depuis, la répression n’a pas cessé. Dès vendredi matin, le siège du parti des Transformateurs a été saccagé. Les quartiers supposés sympathisants du parti sont quadrillés depuis vendredi : les maisons sont fouillées, les arrestations et disparitions continuent. Une école a ainsi été transformée en prison dans le quartier d’Abbena à Ndjamena [2]. Dobian Assingar, coordinateur de la FIDH au Tchad, témoigne de convois envoyés vers le Nord, ce qui laisse supposer des déportations vers le bagne de Koro Toro [3]. Le gouvernement a déclaré la suspension de « toute activité publique des partis politiques et organisations de la société civile ». L’accès à internet est particulièrement restreint. Tout en créant un climat de terreur, le gouvernement tchadien déploie une désinformation sans honte : les manifestants, prétendument armés, auraient eu l’intention de mener un coup d’État et s’en seraient pris aux forces de l’ordre. Des affirmations en contradiction totale avec ce que rapportent les témoins. Mahamat Déby est allé jusqu’à faire une tournée des hôpitaux vendredi matin, se faisant photographier au chevet des blessés, pour imposer ce narratif. Une enquête pour identifier les responsables a été annoncée par le gouvernement, l’objectif étant de faire porter la responsabilité des violences à l’opposition et aux manifestants. Tout est déployé pour laisser croire à un embryon de guerre civile, sous contrôle d’un gouvernement plein de bonnes intentions démocratiques, au vu des gages donnés par Mahamat Déby ces derniers mois.
Dès jeudi, le ministère des Affaires étrangères français a fait paraître une déclaration condamnant les violences « survenues » au Tchad. La réaction du Quai d’Orsay visait surtout à dissiper les rumeurs mêlant directement la France à ces violences : « la France ne joue aucun rôle dans ces événements, qui relèvent strictement de la politique intérieure du Tchad. Les fausses informations sur une prétendue implication de la France n’ont aucun fondement. » Dans un contexte de crainte de la montée d’un sentiment anti-français et après plusieurs manifestations ces derniers mois dénonçant le soutien de la France à ce régime criminel, celle-ci se soucie de son image et du maintien de son influence. Si la France n’est effectivement pas aux commandes de cette répression, elle ne peut cependant se dédouaner si facilement. Les « prétendues informations » ne sont en effet pas sans « fondement », elles résultent de la politique menée par la France et de son soutien indéfectible à des régimes autoritaires dans le pays depuis son indépendance. Celui-ci occupe depuis des décennies un rôle de premier plan dans le maillage de bases de l’armée française, qui s’en sert comme d’un véritable porte-avions dans le désert et de zone de transit pour ravitailler ses opérations extérieures en Afrique.
Rien que depuis 1990, et quelque soit le gouvernement en place à Paris, la France a apporté un soutien indispensable au régime d’Idriss Déby puis de son fils, tout en fermant les yeux sur les violences perpétrées et sans hésiter à intervenir sur la politique intérieure du pays. Depuis le coup d’État constitutionnel permettant à Mahamat Déby de succéder à son père, le soutien diplomatique français a été sans faille, confortant ainsi le vernis démocratique que le régime étale depuis plusieurs mois. La France a en effet soutenu la transition et le dialogue national et a déployé sa diplomatie d’influence auprès de l’UE afin d’obtenir des financements pour ce processus. Pourtant, la tenue de ce dialogue avait tout d’une mascarade, comme en témoigne son issue.
De même, la coopération militaire et policière perdure, depuis des décennies, malgré les nombreuses exactions commises par les forces de l’ordre. En 2020, l’ambassade à Ndjaména se targuait qu’une dizaine « d’officiers et de sous-officiers français [soient placés] en qualité de coopérants militaires techniques au sein même de l’outil de défense » tchadien et que « 1 400 militaires tchadiens de tous corps et spécialités confondues » aient pu bénéficier de formations par leurs homologues français, en plus des « dons de matériel » [4]. Officiellement justifiée par le renforcement des capacités des forces tchadiennes, cette coopération matérialise le soutien au régime en créant des liens privilégiés entre les deux armées. Elle offre un poste d’observation privilégié sur la répression : l’armée française ne peut ignorer les pratiques violentes et les exactions commises.
En condamnant les violences et en rappelant l’importance d’une transition démocratique, la France scelle l’hypocrisie de sa politique africaine, en particulier au Tchad.
[1] Tchad « Le nombre de morts est beaucoup plus important que celui annoncé par les autorités, entretien avec Abdoulaye Diarra, spécialiste de l’Afrique centrale à Amnesty International, Libération, 21 octobre 2022
[2] Des écoles transformées en camp de détention et de torture au Tchad, DW, 24 octobre 2022
[3] Tchad : une ONG alerte sur des centaines de « déportations » après les manifestations meurtrières, RFI, 23 octobre 2022
[4] « La coopération de sécurité et de défense », site internet de l’ambassade de France au Tchad, page mise à jour en juin 2020, https://td.ambafrance.org/La-cooperation-de-securite-et-de-defense (consulté le 23 octobre 2022). Les chiffres plus récents ne sont pas connus, la coopération militaire ne faisant l’objet d’aucune information aux parlementaires ou aux citoyens français.