Survie

Décoloniser avec L’ONU ?

rédigé le 10 octobre 2019 (mis en ligne le 1er avril 2020) - Mathieu Lopes

Le colonialisme et le réchauffement climatique ont en commun de susciter à l’ONU de grands plans de lutte, mais qui doivent être régulièrement renouvelés, faute d’efficacité. Nous arrivons ainsi à la fin de la troisième « Décennie internationale de l’élimination du colonialisme » décrétée par l’Assemblée générale de l’organisation en 2011. Les indépendantistes kanak ont choisi d’investir l’organisation pour aider à leur émancipation, mais la France y est omniprésente.

Depuis 1946, l’ONU tient à jour une liste des territoires qu’elle reconnaît comme non autonomes. À l’époque, l’ensemble des colonies françaises en faisaient partie, de l’Indochine à l’Afrique-Équatoriale française, en passant par les Antilles ou la Réunion. En 1960, les Nations unies proclament la nécessité « de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations » [1], et créent dans la foulée le Comité spécial de la décolonisation – ou « Comité des 24 » -, chargé de suivre la mise en œuvre de cet engagement. Aujourd’hui la liste relève de ce comité. Des actuelles colonies françaises, seules la Nouvelle-Calédonie, depuis les affrontements des années 1980, et la Polynésie française, après une longue bataille politique [2], y figurent. Pour ces pays, l’inscription sur la liste permet notamment d’accéder à un processus de suivi et d’évaluation de la décolonisation par l’ONU.

Ainsi, lors du référendum sur l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle Calédonie, l’ONU avait dépêché des observateurs pour le scrutin. Le Comité avait rendu plusieurs rapports, en amont, sur la préparation de la consultation. Il y pointait par exemple l’absence effective de recours pour l’inscription indue de certaines personnes, les accords prévoyant notamment des conditions d’ancienneté dans le pays pour pouvoir voter (cf. Billets n°272, novembre 2017). Le FLNKS [3] a fait le choix d’investir cet outil dans sa stratégie vers l’indépendance.

La France en terrain conquis

Mais la France est fortement présente à l’ONU, siégeant comme membre permanent du Conseil de sécurité, agissant comme « puissance intéressée » sur toute question relative à son « pré-carré » africain et disposant de nationaux à des postes-clés. Ainsi, le Département des opérations de maintien de la paix, en charge des opérations militaires des « casques bleus » a longtemps été dirigé par des Français (cf. Billets204, 218 et 265).

On trouve même une Française, Josiane Ambiehl, à la tête de l’Unité de décolonisation. Ce groupe du Département des affaires politiques de l’ONU est chargé d’un « appui fonctionnel » au Comité de décolonisation. Qu’une diplomate française soit en poste à la tête de cette unité est potentiellement problématique, son pays étant encore une puissance coloniale. Les indépendantistes kanak, avec le soutien d’un État membre, s’étaient opposés à sa nomination, sans succès. Si les fonctionnaires sont tenus à la neutralité, le parcours de Josiane Ambiehl à l’ONU l’a amenée à être en charge de situations où la France est connue pour son ingérence : avant d’être au cabinet puis assistante spéciale du Secrétaire général de l’époque, Ban Ki-Moon, elle a « travaillé au Département des opérations de maintien de la paix, avec un accent plus particulier sur le Sahara occidental et la Côte d’Ivoire » (L’Alsace, 10/10/2012). Il y a pourtant un précédent où la nomination d’une Britannique à la tête de l’unité avait pu être annulée sur protestation de l’Espagne et de l’Argentine, craignant un manque de neutralité sur la question des Malouines. Les craintes d’un manque d’impartialité de Josiane Ambiehl dans les dossiers qui toucheraient les intérêts français ont été alimentées par un épisode récent.

L’impossible audit

Depuis la signature des Accords de Matignon puis de Nouméa, les indépendantistes kanak, l’État et les partisans locaux de la Calédonie française se réunissent régulièrement pour la mise en œuvre du processus de décolonisation au sein du « Comité des signataires ». En vue des référendums prévus pour clôturer cette décolonisation [4], le comité a décidé de réaliser un bilan des accords via un groupe de travail ad’hoc. Dans cette perspective, le FLNKS a proposé que l’ONU, via le Comité spécial de décolonisation, réalise un audit de la décolonisation et l’ensemble des protagonistes en a accepté le principe en novembre 2017. Un cahier des charges touffu a été dressé pour que la France formule la demande d’audit à l’ONU.

Fin novembre 2017, l’État a fait savoir au groupe de travail chargé du bilan de l’accord de Nouméa qu’il a sollicité l’avis de Josiane Ambiehl sur la possibilité que l’ONU réalise l’audit, laquelle a indiqué qu’il ne relevait pas de la compétence des Nations Unis. Les indépendantistes, rappelant les textes de l’ONU sur le sujet, ont demandé que l’État s’adresse directement au Comité spécial de la décolonisation. Même des partis pro-français du groupe ont alors trouvé cette demande légitime.

Mais en mars 2018, le Premier ministre Édouard Philippe, a indiqué aux indépendantistes le refus formel, cette fois du Secrétaire général de l’ONU, arguant qu’il n’était pas mandaté pour cet audit. Les textes qui fondent l’action du Comité de décolonisation laissent pourtant penser qu’un tel audit peut lui être confié. Et l’Histoire regorge d’exemples où le mandat de l’ONU a été interprété librement, dès lors que la volonté politique existait, voire détourné franchement, comme en Côte d’Ivoire [5]. Le journaliste Matthew Lee, spécialiste de l’actualité des Nations Unies a documenté à de nombreuses reprises l’alignement du Secrétaire Général sur les positions françaises [6].

Ce blocage, qu’il passe incidemment par une diplomate française dans l’organisation ou vienne d’un manque de zèle d’un Secrétaire général qui a pu accéder au poste avec le soutien de la France, marque une nouvelle fois le poids de la puissance coloniale aux Nations Unies lorsque ses intérêts sont en jeu. Lors de la réunion du Comité des signataires du 10 octobre 2019, l’État français a proposé que l’audit soit confié par appel d’offre, sans plus de précisions sur le type de prestataire qui serait démarché, et donc sans l’autorité de l’ONU.

[1Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, adoptée par la résolution 1514 (XV ) de l’Assemblée générale le 14/12/1960. Ce texte, ambitieux, mérite lecture.

[2Voir "L’Épique Réinscription de la Polynésie Fran­ çaise sur la liste des pays à décoloniser", Pierre Car­pentier, 22/10/2017 sur les blogs de Mediapart.

[3Front de libération nationale kanak et socialiste.

[4Voir le communiqué Survie soutient la lutte du peuple Kanak pour son indépendance, 11/12/2018.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 290 - octobre 2019
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