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Les réseaux mis en examen

Publié le 6 novembre 1996

Nous présentons ici sommairement quelques-uns des acteurs ou groupes d’acteurs les plus connus de la scène françafricaine. Nul ne contestera qu’ils y tiennent des rôles éminents. Nous laissons bien entendu le lecteur mesurer leur degré de responsabilité dans les circuits mafieux que nous ferons apparaître par la suite (chapitres 3 à 8).

LE RESEAU MITTERRAND

Ce réseau est plus souvent présenté comme celui de son fils Jean-Christophe. Mais c’est le Président de la République, dont le dispositif africain échappait largement aux principes républicains (13), qui a mis en selle et constamment couvert le réseau de celui que les Africains surnomment " Papamadit ". Entré à la cellule franco-africaine de l’Elysée le 3 juillet 1982, Jean-Christophe Mitterrand (JCM) en est devenu progressivement le personnage central, avant d’être nommé Conseiller en titre du Président pour les affaires africaines et malgaches. Il était assisté notamment de Gilles Vidal, nommé ensuite ambassadeur au Cameroun (en remplacement d’Yvon Omnès).

Ecarté de l’Elysée en 1992 en raison d’une accumulation d’" affaires " - dont les 195 millions de francs évaporés à Jersey lors de la garantie française au stockage du cacao ivoirien, par le négociant Sucden (14) -, Jean-Christophe n’en a pas moins continué de fréquenter, à Paris ou en Afrique, des fils de Présidents tels que Ali Bongo, Jean-Pierre Habyarimana, Manda Mobutu,...

Les principaux membres de ce réseau sont (15) :

 Jeanny Lorgeoux, infatigable night-clubber et organisateur de rencontres franco-africaines, maire de Romorantin, député (1988-1993) et porte-parole du groupe PS lors de la discussion du budget de la Coopération, ami des Présidents Mitterrand (depuis la "Convention" des années 60) et Mobutu ;

 Jean-Pierre Fleury, dont le holding Sagai contrôle en particulier Adefi-International. Cette agence de " communication " a passé des contrats avec le Togo, le Cameroun, le Congo, ... , où Jean-Pierre Fleury se déplaçait avec JCM (ou dans son sillage). Adefi rend des services d’information en tous genres - de la publicité institutionnelle au filmage vidéo des manifestations d’opposants africains en France. Adefi a rémunéré des prestations d’Elisabeth Mitterrand, épouse de JCM, déléguée nationale du PS pour les Français à l’étranger ;

 Georges Kentzler, ancien président du patronat togolais, parent éloigné d’Houphouët, associé de Jean-Pierre Fleury, actionnaire d’Adefi. Il a été enrôlé par Sucden le 1er septembre 1989, après l’affaire du cacao, à la négociation de laquelle il a participé ;

 Jean-Noël Tassez, PDG de Radio Monte-Carlo et nommé, sous la cohabitation, PDG de la Sofirad (holding audiovisuel public dont les ondes arrosent, entre autres, l’Afrique et le Proche-Orient) ;

 Paul Dijoud, qui dirigea le département Afrique du Quai d’Orsay avant les législatives de 1993...

LE RESEAU PASQUA

" Le réseau tend à devenir non seulement un instrument de politique mais une manière de faire la politique, en écartant les procédures publiques traditionnelles (et plus responsables) (16)". Le réseau Pasqua connaît une très forte montée en puissance depuis 1986. C’est encore celui de Charles Pasqua, mais son fils Pierre y est de plus en plus actif (17). Ce dernier a fait ses armes comme conseiller du groupe Mimran, la plus grosse entreprise agro-industrielle privée du Sénégal. C’est lui qui a fourni à Charles Pasqua les locaux de son "cabinet noir", 14 rue Clément Marot, où se traitent entre autres les affaires africaines du réseau (18). Charles et Pierre partagent des relations très suivies avec le conseiller général des Hauts-de-Seine Didier Schuller (19), impliqué, en tant que directeur départemental de l’Office des HLM, dans la vaste affaire de fausse facturation Méry - dont au moins une tentacule se trouvait en Côte d’Ivoire, avec l’ancien de la DGSE Yanni Soizeau.

Les principaux points d’appui de ce réseau (à forte dominante corse) sont (20) :

 Daniel Léandri, l’homme de confiance de Charles Pasqua, ex-brigadier de gendarmerie, puis conseiller d’Elf International, qui a effectué de nombreuses missions auprès des chefs d’Etat africains, tout particulièrement dans les pays pétroliers du golfe de Guinée (21) ;

 Jean-Charles Marchiani : nommé préfet en août 1993, " c’est l’homme d’affaires de la bande (22) " , et celui des missions délicates, notamment au Proche-Orient, au Maghreb, au Soudan, et auprès de la très influente communauté libanaise d’Afrique ;

 le colonel Jean-Claude Mantion, qui fut jusqu’en 1993 le " gouverneur " de fait du Centrafrique - plaque tournante des évolutions de l’armée française sur le continent -, aux côtés ou à la place du général-Président André Kolingba. Eloigné de Bangui suite à un conflit avec l’ambassadeur de France, sans affectation, il a été " embauché " par son " conscrit " Jean-Charles Marchiani - les ambitions africaines du ministre d’Etat correspondant parfaitement aux relations très spéciales de cet éminent militaro-africaniste, dont l’activité et l’influence rayonnaient dans toute la Corne de l’Afrique (23) ; ...

 Robert et André Feliciaggi, amis de Charles Pasqua et André Tarallo, " Corses du... Congo où ils ont suivi toutes leurs études. Après avoir fait fortune dans la pêche et l’hôtellerie, [ils] sont devenus des intimes et des conseillers financiers de l’ancien président congolais Denis Sassou N’Guesso ". Ils " ont monté l’activité la plus lucrative de ces dernières années dans la zone franc : la loterie nationale, le Pari mutuel urbain (PMU) et les casinos (24)". Ils envisageraient de concentrer leurs activités " ludiques " à Malabo, en Guinée équatoriale. Ce petit pays est au coeur du narco-trafic et du blanchiment d’argent sale en relation avec la Colombie (25). Il détient, per capita, le triste record du nombre de coopérants français assassinés pour excès de curiosité (26) ;

 Pierre Martini, un saint-cyrien refusé au SDECE, lié aux précédents ;

 au Cameroun, Michel Tomi, l’ancien du SDECE Jean-Pierre Tosi, ainsi que Jules Filipedu, qui s’illustra en hébergeant au Brésil l’homme au " vrai-faux passeport " fabriqué par le ministère de l’Intérieur, Yves Chalier, par ailleurs pivot du " Carrefour du développement " ;

 et encore : Toussaint Luciani, ancien patron d’Elf-Corse, Paul Lanfranchi, l’un des avocats personnels de Mobutu, l’ancien commissaire Aimé Blanc, " retraité " en Centrafrique, Michel Melin, l’homme de la coopération décentralisée au Gabon...

Le ministre de l’Intérieur dispose par ailleurs de la DST, qui tend à prendre le pas sur la DGSE (voir l’affaire Carlos), et du SCTIP (Service de coopération technique internationale de la police), qui ajoute à ses missions d’instruction policière et de fourniture de matériels un rôle d’officine de renseignement.

Président du Conseil général des Hauts-de-Seine, Charles Pasqua dispose également de la part conséquente (1 %) du budget départemental qu’il a choisi d’affecter à la " coopération décentralisée ". Premier bénéficiaire : le Gabon d’Omar Bongo, qui n’est pas a priori le pays le plus démuni d’Afrique ! 30 millions de francs ont été débloqués, dont 15 millions en 1992, pour la construction d’écoles. Seule bizarrerie : c’est toujours la même entreprise de l’homme d’affaires libanais Hassan Hejeij qui remporte les contrats. Un homme entreprenant, qui a ses entrées à la présidence gabonaise (27).

En 1992 déjà, " avec ses propres équipes, le sénateur [Charles Pasqua] est capable de fournir un service à la carte, pour préparer des élections, construire des écoles ou commercialiser du pétrole (28)". Avec les nouveaux moyens dont il dispose à son ministère d’Etat, il peut sûrement faire davantage. On comprend son vibrant appel lors de La Marche du Siècle du 5 janvier 1994 : " Il faut que la France prenne la tête d’une véritable croisade en faveur du développement. On sait qu’à l’heure actuelle, tous les experts sont là pour le dire, si nous consacrons à l’aide au développement des pays sous-industrialisés, sous-développés, l’équivalent de 1 % de notre PIB, le problème serait résolu ".

LE RESEAU FOCCART

Le réseau Foccart a dominé la scène françafricaine pendant quarante ans, au service de de Gaulle puis de Jacques Chirac. Il reprend vigueur avec la résurrection de ce dernier :

" Jacques Foccart est loin d’avoir raccroché. [...] Régulièrement, il dirige les réunions informelles d’une cellule Afrique élargie. Outre Fernand Wibaux et Pierre Voïta, ses collaborateurs traditionnels, on y trouve Michel Aurillac, conseiller de Mobutu et de Paul Biya et ancien ministre de la Coopération ; Michel Dupuch, ancien ambassadeur de France en Côte d’Ivoire ; Claude de Peyron, conseiller du président de Thomson international et cousin germain de Jacques Chaban-Delmas ; Jean-Pierre Bondil, contrôleur général des armées en retraite ; Christian Sabbe, ami de Michel Aurillac et conseiller référendaire à la Cour des comptes ; Pierre Moussa, conseiller de Pascal Lissouba, ancien patron de Paribas et fondateur de la banque d’affaires Pallas ; Jacques Rossignol, ancien patron d’Optorg en Côte d’Ivoire... (29)".

Jacques Foccart avait tissé une implantation très dense de la DGSE, avec un conseiller auprès de chaque Président des pays du " champ ". Quoique concurrencés par la DST, les hommes de la DGSE demeurent très influents. Avec le déficit de stratégie politique - dont ne saurait tenir lieu le " syndrome de Fachoda " -, ils paraissent souvent bien peu contrôlables et contrôlés.

Il en va de même pour toute une série d’ " électrons libres ", ou qui en donnent l’apparence (lors du procès de Bob Denard, on a découvert que celui-ci jouait un jeu beaucoup moins personnel qu’il ne le faisait croire) : le général Jeannou Lacaze, l’ex-gendarme Paul Barril, Maître Vergès, etc.

Valéry Giscard d’Estaing apparaîtra ici ou là, comme la Banque Lazard qui lui est proche, ou son ancien conseiller Charles Debbasch.


13. " La "cellule africaine" a travaillé dans l’improvisation : d’où le recours, notamment du temps de Jean-Christophe Mitterrand, aux "réseaux" d’amitié, au court-circuit des relations "personnalisées" avec tout ce que cela implique de contreparties et de compromissions. Les "frères de lumière" de la franc-maçonnerie, les "relais" dans le négoce des matières premières, les missi dominici de la diplomatie parallèle, les "barbouzes" des services secrets et, partout, les "amis" bien placés, voilà le "dispositif" français en Afrique du temps de François Mitterrand ". Stephen Smith, Le règne impuissant du "grand chef blanc", in Libération du 07/11/94.

14. Cf. Antoine Glaser et Stephen Smith, Ces messieurs Afrique, Calmann-Lévy, 1992, où un chapitre est consacré aux " affaires " de Jean-Christophe Mitterrand.

15. Cf. notamment S. Smith et A. Glaser, Les réseaux africains de Jean-Christophe Mitterrand, in Libération du 06/07/90.

16. France/Afrique : l’ombre de M. Pasqua, Africa Confidential (éd. française), 06/03/95.

17. Cf. Antoine Glaser, Quand passe la caravane de "Pasqua l’Africain", in Libération du 02/02/93.

18. On y " mêle adroitement business et tractations délicates. On y remarque, par exemple, une société de commerce, la Socolia, qui intervient notamment en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso et au Cameroun... " (Patrice Piquard, Les hommes de Monsieur Charles, in L’Evénement du Jeudi du 25/08/94).

19. D’après Le Canard enchaîné du 28/12/94.

20. Cf. notamment P. Piquard, art. cité ; Eric Fottorino, Charles Pasqua l’Africain, in Le Monde, 3 et 4 mars 1995. A. Glaser, Quand passe la caravane de "Pasqua l’Africain", art. cité ; A. Glaser et S. Smith, L’Afrique sans Africains, Stock, 1994, p. 124.

21. Cf. Antoine Glaser et Stephen Smith, L’Afrique sans Africains, op.cit., p. 124.

22. Patrice Piquard, art. cité.

23. Cf. Stephen Smith, Quand Pasqua prend la voie soudanaise, in Libération du 16/08/94, et Patrice Piquard, art. cité. Selon Xavier Raufer (L’Express, 14/10/94), Jean-Claude Mantion aurait été affecté en Nouvelle-Calédonie. Serait-il devenu gênant ?

24. Antoine Glaser et Stephen Smith, L’Afrique sans Africains, op. cit., p. 124-125.

25. Selon Eric Fottorino, Charles Pasqua l’Africain, in Le Monde du 03/03/95.

26. Cf. la synthèse d’Elizabeth Le Blay dans Info-Matin du 16/02/95.

27. D’après A. Glaser, art. cité. " Au siège de Coopération 92, à Nanterre, les comptes sont en règle, contrôlés, à disposition. A Libreville, on n’en démord pas : une partie "importante" des fonds engagés aurait été ristournée par Hassan Hejeij aux deux commanditaires des travaux " (Eric Fottorino, art. cité, 03/03/95).

28. Antoine Glaser, art. cité.

29. Géraldine Faes, Foccart : la cellule élargie, in Jeune Afrique du 06/10/94.

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