Survie

Camouflages : Alibis et habillages

Publié le 12 novembre 1996

En décembre 1982, ce n’est pas moins de 10 000 hommes qui participaient aux manoeuvres franco-sénégalaises destinées à montrer que les moyens d’intervention de la France en Afrique, loin de se faire plus discrets, se renforçaient. En janvier 1995, ces mêmes manoeuvres franco-sénégalaises ne mobilisent " que " 5 100 hommes, et se parent de l’alibi humanitaire. On ne fait plus du quantitatif, mais du qualitatif. On rehausse l’image de marque du soldat en montrant qu’il peut, le cas échéant, se muer en brancardier - comme dans l’opération Turquoise, au Rwanda. Ces grandes manoeuvres, si elle miment toujours une attaque ennemie, se veulent aussi le test d’une force aéroterrestre et maritime à vocation humanitaire.

Il est paradoxal de constater qu’en 1978, le premier secrétaire du Parti socialiste, alors François Mitterrand, critiquait l’envoi de parachutistes sur Kolwezi par Valéry Giscard d’Estaing. " L’armée française y va pour assurer la sécurité de nos compatriotes, mais aussi pour atteindre d’autres objectifs que nous ne connaissons pas " disait-il. Mais le même homme n’a pas hésité à envoyer 300 parachutistes à Kigali pour repousser les rebelles du FPR, une douzaine d’années plus tard. Sur les deux premières chaînes de télévision française, le 10 mai 1994, il déclarera :

" La France, comme c’est un pays francophone, a constamment été appelée au secours et nous y avons envoyé des soldats, à la fois pour aider à sauvegarder nos compatriotes qui vivent au Rwanda et sauvegarder en même temps - ce que nous avons fait - les Belges et toutes nationalités européennes qui se trouvaient là-bas et qui faisaient appel à nous. Mais nous n’avons pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions pas là-bas pour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même si c’est l’horreur qui nous pend au visage. Nous n’avons pas les moyens de le faire et nos soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui aujourd’hui bouleversent et déchirent tant de pays ".

Outre ce camouflage fort peu démocratique d’une véritable intervention militaire, menée avec de gros moyens de 1990 à 1993, on notera que la présence militaire française en Afrique est ravalée à une sorte d’Europe-Assistance un peu étoffée, pour expatriés en difficulté.

Impossible de ne pas remarquer les progrès d’habillage rhétorique autour des dernières interventions françaises en Afrique. On ne reviendra pas sur le brouillard lacrymogène levé autour des véritables objectifs de l’opération Turquoise (22). Au Gabon, après les émeutes dirigées contre le Président Bongo, ou au Zaïre, lorsque le ras-le-bol de Mobutu s’est répandu dans la rue, on a gelé la situation et couvert le Président en place : les troupes françaises ont géré la période de flottement, sous prétexte de protéger les ressortissants français - tout en réussissant à esquiver la colère populaire et la volonté de changement d’une opposition démocratique divisée. Lorsque la France doit lâcher le Président zaïrois sous diverses pressions internationales (notamment après les massacres d’étudiants à Lubumbashi), elle continue de garder sur place une forte présence militaire officieuse (via les Lacaze, Barril, etc.), puis saisit la première occasion pour reprendre le coopération militaire officielle : l’opération Turquoise a permis de légitimer son redémarrage (les dotations, tombées à 1,5 million de francs en 1993, sont revenues à 14 millions en 1994).

L’habitude d’intervenir oblige même - pour ne pas déchoir - à faire semblant de bouger même lorsqu’on ne le voudrait aucunement. La plus ridicule de ces gesticulations est intervenue en 1991 lors du coup de force du général Eyadéma - l’inamovible dictateur togolais, au carrefour de tous les réseaux françafricains - contre le Premier ministre de la " transition " démocratique Joseph Koffigoh. Lorsque l’armée du général Eyadéma entreprit de bombarder la Primature togolaise - portant un coup mortel à l’Etat de droit et à la nouvelle " stabilité démocratique ", proclamée un an plus tôt à La Baule -, les troupes d’intervention françaises se précipitèrent... à Cotonou, au Bénin voisin - se gardant bien (pour une fois) d’intervenir dans une querelle intérieure.

On perçoit aussi depuis le discours de La Baule les effets pervers du passage de Bernard Kouchner au gouvernement. Il s’est fait l’apôtre efficace, à l’ONU, de la reconnaissance d’un principe d’abord incontestable : la confraternité interétatique ne doit pas laisser massacrer des populations entières par des tyrans sadiques ou illuminés. Mais le mot même d’" ingérence " qu’il a tenté d’imposer montre bien toute la difficulté d’application d’un tel principe, en dehors d’un renforcement considérable de l’Etat de droit international. Surtout, il était impossible de prôner de manière crédible le droit ou le devoir d’ingérence sans dénoncer l’extrême hypocrisie de la politique franco-africaine. Résultat : Bernard Kouchner a accepté de servir d’alibi, se rendant auprès des sud-Soudanais affamés et massacrés tandis que Jean-Christophe Mitterrand faisait affaire avec Omar el-Béchir, le chef des massacreurs, et ne pipant mot contre les prodromes du génocide rwandais.

Du coup, depuis 1992, la forte intuition kouchnerienne (un droit d’intervention humanitaire légitimé par l’ONU) a été intégrée par la Françafrique politico-militaire comme une formidable source de relégitimation. L’opération Turquoise aura montré toutes les potentialités du militaro-humanitaire sous pavillon onusien. Non qu’il faille exclure définitivement le secours à populations en danger. Mais la France n’acquerra son brevet de secouriste qu’en cessant d’être un pompier pyromane, en psychanalysant sa volonté de puissance et la contradiction oedipienne des fils à papa de Gaulle : se vouloir le pays des Droits de l’Homme tout en soutenant depuis trente ans des dictatures africaines, ou la dérive dictatoriale de ses " amis de trente ans ".


22. Cf. François-Xavier Verschave, Complicité de génocide ?, La Découverte, Paris, 1994, p. 121-130.

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