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Politiques : Une continuité historique

Publié le 12 novembre 1996

L’extraordinaire continuité de la politique africaine de la France se manifeste dans les discours des chefs d’Etat et hommes politiques français depuis le général de Gaulle (" Pour être grande, la France a besoin des pieds du colosse africain "). La coopération militaire est au coeur de cette continuité. Quand, dès 1982, le président Mitterrand déclarait : " L’avenir de l’Afrique intéresse au premier chef la sécurité militaire de la France (10)", il ne faisait que reprendre le rapport sur la programmation militaire des années 1977-1982, publié en 1976 durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.

Cette option, qui fait de la coopération militaire le coeur des liens complexes unissant la France et ses anciennes colonies et à l’ensemble francophone, conforte la plupart des chefs d’Etat africains, très attachés à l’aspect militaire de leur sécurité et leur souveraineté (sans qu’on puisse aisément distinguer s’il s’agit de celles de leurs pays, leurs Etats, leurs régimes, ou leurs propres personnes). Les accords de Défense ou d’assistance militaire leur ont permis d’édifier à peu de frais une institution militaire nationale, symbole de souveraineté, gardienne des frontières et garante de la sécurité intérieure ; ils peuvent, le cas échéant, utiliser l’alliance française comme arme de dissuasion face à leurs voisins. Surtout, la signature de tels accords est longtemps apparue comme une assurance tous risques en (ir)responsabilité politique.

La priorité donnée à la stabilité en Afrique par l’intervention militaire traverse à la fois les courants politiques et les décennies. Le président Georges Pompidou disait en 1973 :

" La France se doit de tenir une place de choix en Afrique par une certaine influence, une certaine présence politique, militaire, morale et culturelle (11)".

Vingt ans plus tard, Edouard Balladur écrit :

" Nous ne pouvons accepter qu’une crise sociale, morale et militaire se généralise dans une région si proche de nous. La faillite de l’Afrique serait aussi la nôtre [...]. Les conflits menacent de mettre en cause l’équilibre du continent tout entier [...]. Dans le domaine de la sécurité, notre pays est impliqué dans un nombre important de pays, qu’il s’agisse du Tchad, de la Somalie ou du Rwanda : notre action, pour essentielle qu’elle soit au maintien de la paix, atteint ses limites (12)".

Cette phrase, écrite quelques mois avant le début du génocide des Tutsis au Rwanda, marque l’ambiguïté de la coopération française : à quoi sert une présence militaire forte dans un pays si elle ne peut prévenir les crises les plus extrêmes ? Cela souligne a contrario son caractère politique - bien que l’ex-ministre de la Coopération Michel Roussin s’en défende : " L’armée française est tout à fait en dehors des débats politiques. Elle n’est là que parce qu’il y a des accords particuliers qui lient la France [à plusieurs pays africains]. Il n’est pas question de débat démocratique. Cette présence est très discrète. Il n’y a aucune participation au débat politique. La politique française, elle, est une (13)".

Ce discours à la neutralité aseptisée, dissociant le militaire du politique (pour l’Afrique, mais pas pour la France, car " la politique française est une " (14)) est typique de l’après-guerre froide : on ne peut plus conserver les traditions de stabilité héritées de trente ans de post-colonialisme sans donner de gages aux exigences démocratiques. On gomme par conséquent le caractère trop politique des accords de Défense pour en faire un versant technique de la coopération. L’on renouerait presque (horresco referens en Françafrique !) avec l’ambition de Jean-Pierre Cot (15) : réduire la coopération militaire à une sorte d’accompagnement, favorisant l’objectif officiellement prioritaire du développement économique.

Avant leur accession au pouvoir, les socialistes ne s’étaient pas privés de critiquer la coopération militaire : ils y voyaient le signe le plus visible d’une ingérence nocive dans des pays qui devaient relever le défi de l’Indépendance et du développement autocentré ; ils se juraient de retirer les troupes françaises d’Afrique et de renégocier les accords de Défense dès leur arrivée au pouvoir.

Le nouvel exécutif de 1981 eut tôt fait d’oublier cette proposition - tout comme les chefs d’Etat africains, qui firent mine de ne jamais avoir entendu une idée si saugrenue. Les promesses pré-électorales et les premiers discours de Jean-Pierre Cot ayant éveillé la méfiance des Présidents " amis ", François Mitterrand se multiplia en promesses et propos traditionnels dès le début de son mandat : " Tous les traités de défense seront respectés ", déclara-t-il à Niamey en mai 1982. Quelques mois plus tard, au Sommet franco-africain de Kinshasa, les opposants à Mobutu constataient : " Les socialistes nous ont laissé tomber ". Le président de la République s’était fait accompagner à ce Sommet par l’ancien ministre de la Coopération et ancien ministre de la Défense Robert Galley, gendre du maréchal Leclerc... : la tradition serait maintenue.

De trop rares déclarations africaines allaient dans la direction prônée par le nouveau ministre de la Coopération (16). Les choses devinrent vite intenables pour Jean-Pierre Cot : les décisions élyséennes prenaient à revers toutes les tentatives de changement que les militants du PS trouvaient évidentes. En mars 1981, le PS soutenait Abel Goumba, recteur de l’université de Bangui, aux élections présidentielles centrafricaines ; quelques mois plus tard, ce candidat malchanceux était mis en prison par un régime soutenu par François Mitterrand. A N’Djaména, Claude Cheysson et Jean-Pierre Cot avaient misé sur Goukouni Weddeye : c’est son rival Hissène Habré qui prit le pouvoir en juin 1982, et obtint de Paris un accord de coopération militaire de 13,7 millions de francs. C’en était fini des illusions de changement. Lorsque Jean-Pierre Cot confiait à quelques journaux : " la présence de troupes françaises en Afrique est anormale (17)", il était déjà complètement court-circuité.

Charles Hernu, ministre de la Défense, pouvait donc déclarer sa flamme à l’Afrique : " Je tiens à rappeler les positions de la République Française avec l’ensemble de l’Afrique et je les résumerai par trois mots : Tradition, Conviction, Coopération [...]. Nous avons mis sur pied une Force d’Assistance Rapide pour honorer nos accords de Défense et elle a su démontrer en des circonstances difficiles, dans le passé, son efficacité et sa valeur [...]. Vos besoins sont nombreux et notre pays possède dans le domaine militaire une tradition et une expérience qui lui permettent d’apporter une contribution qu’en général vous jugez positive : elle peut aller de l’accord de Défense à l’octroi de crédits, en passant par l’équipement des forces ou par la formation des personnels. Et à chaque fois que vous nous demanderez des exercices communs inter-armées, la France y participera (18)". Les chefs d’Etat africains ne se privèrent pas d’applaudir un tel programme... Où donc était enterrée la déclaration de l’OUA condamnant quatre ans plus tôt (juillet 1978) l’existence de bases militaires étrangères sur le continent ?

Les ministres de la Coopération ou de la Défense qui se succédèrent dans les différents gouvernements socialistes ou de cohabitation ne varièrent plus. Depuis trente ans, le parcours de la coopération militaire franco-africaine apparait particulièrement lisse : l’aspérité marquée par le passage de Jean-Pierre Cot fait sourire, mais ne fait plus peur. Cet épisode illustre bien, cependant, une réalité de la Coopération : nonobstant les critiques de néo-colonialisme ou d’impérialisme, il faut être deux pour " co-opérer ", et il serait faux de croire que les Etats africains sont entièrement soumis au bon vouloir de Paris. Jean-Pierre Cot est très vite devenu un ennemi personnel du président Bongo, par exemple. Celui-ci ne s’est pas privé de s’en plaindre à l’Elysée, brandissant un certain nombre de menaces qui - bluff ou non - ont porté. En matière militaire plus qu’en toute autre, une certaine France et une certaine Afrique se tiennent par la barbichette : le premier qui lâche l’autre provoque la chute des deux. Chacun pratique l’optimisation sous contrainte.

Dans ce cadre, les discours ont pour rôle d’édulcorer les pratiques et de rendre la réalité acceptable aux yeux des opinions publiques respectives. Avec son lot de secrets et de dessous politiques et stratégiques, la coopération militaire suscite donc nombre de justifications, escamotant par exemple le soutien à des gouvernements africains sous la solidarité face aux périls extérieurs. Questionné là-dessus, le président Mitterrand a une réponse invariable : " La France n’a pas pour mission et ne s’est pas donné pour mission de régler les problèmes intérieurs, c’est-à-dire les luttes entre factions, entre partis, entre ethnies. Ce n’est pas notre affaire. Mais de temps en temps, nous devons remplir nos obligations internationales. La France a signé des accords de coopération militaire avec des pays d’Afrique noire. Si ces pays font appel à la France parce qu’une menace extérieure pèse sur eux, il est normal que la France soit présente (19)". Tout est question d’appréciation : le FPR était " extérieur " au Rwanda, les oppositions démocratiques gabonaise ou togolaise sont aussi " extérieures " à leur pays...

Quant au comportement des unités formées par la coopération militaire française, le dégagement en touche est parfaitement rodé. Ainsi Guy Penne, ex-Monsieur Afrique à l’Elysée, interrogé sur le problème de la répression meurtrière des émeutes démocratiques par l’armée togolaise : " Le problème de la formation des unités militaires dépend d’accords qui ont été passés il y a fort longtemps entre la France et un certain nombre de ses anciennes colonies [...] L’armée togolaise n’est pas placée sous l’autorité d’un officier français, elle est placée sous l’autorité du général Eyadéma. Il la fait manoeuvrer comme il veut (20)".

On le voit, les accords de Défense ont bon dos. Signés pour la plupart au lendemain des indépendances, il font partie de l’héritage de tous les gouvernements et constituent donc une justification facile à toute politique actuelle.


10. Conférence de presse du Sommet franco-africain de Brazzaville, 11/10/82.

11. Cité par Défense nationale, février 1973.

12. La France et l’Afrique : une solidarité exigeante, in Le Monde du 23/09/93.

13. Fraternité-Matin (Abidjan), 03/08/93.

14. Lors des remous suscités au ministère de la Coopération par la tragédie rwandaise, un membre du cabinet de Michel Roussin précisera même : " La coopération militaire et la coopération civile sont indissociables ").

15. " Ce qu’il faut, c’est des conditions économiques cohérentes qui permettent aux différents pays d’assurer la paix et la stabilité [...]. La première des garanties que puisse apporter la France en ce domaine, c’est l’aide publique au développement ", déclarait Jean-Pierre Cot en juin 1982.

16. Le président nigérien Kountché déclara par exemple : " Je n’ai pas demandé à la France des munitions, des armes et des hommes. J’ai demandé que la France nous accorde les moyens de notre sécurité, c’est-à-dire les moyens de notre développement ". In Afrique contemporaine, n° 122, juillet-août 1982.

17. Révolution du 25/06/82.

18. Discours inaugural devant les auditeurs africains de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, le 20 avril 1982.

19. Sommet de Bujumbura, 1986.

20. La France, bouc émissaire,in Fraternité matin du 12/02/92.

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